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Du Devenir-Hybride de la danse contemporaine / Mariem Guellouz / Chimères n°75 / Devenir-Hybride

Qu’est ce que la danse contemporaine ? La question est ambitieuse et la réponse complexe. François Frimat * prend le risque d’en faire le titre de son ouvrage.

Peut-on définir la danse contemporaine ?
Dès les premières pages l’auteur, en spectateur d’une pièce d’Olga Mesa, nous fait part d’un sentiment d’étrangeté. La perplexité dans laquelle nous plonge un spectacle de danse résulte, selon lui, d’une expérience de l’indicible, de l’imprévisible, de l’irruption d’une logique inédite. La danse contemporaine est incernable. En transgressant les codes (costumes, espaces, temps) qui arriment les actions des danseurs aux déterminations du corps social, elle déconstruit un certain habitus et, dans le désordre engendré, invente un ordre nouveau et singulier.
En revenant longuement sur le qualificatif, désormais traité comme substantif, l’auteur propose de dépasser une conception simplement temporelle de la contemporanéité, celle qui lie syllogistiquement le temps chronologique, l’âge, et la simultanéité. Une telle définition serait réduite à dire que toute œuvre d’art, les danses y compris, me sont contemporaines si j’en suis leur spectateur. Regarder aujourd’hui la Bayadère, en ferait une œuvre contemporaine.
Or le contemporain (1) est d’abord une qualité, une prise de position. Les considérations épistémologiques de Frimat sur les rapports qu’entretiennent le contemporain et le couple savoir/ignorance, dans le fil de la pensée de Rancière, invitent à penser la dynamique qui sous-tend le processus de création, son historicité. Travaillée par le conflit d’un savoir établi et d’une volonté de rupture le contemporain se situe dans un Entre, une sorte de synthèse disjonctive. Il faut mettre de côté toute définition diachronique ou linguistique du terme « contemporain » : les oppositions entre moderne, postmoderne et contemporain seront éludées.
La question mérite pourtant d’être posée. Le moderne est, on le sait, un fait d’histoire. Le contemporain est une « valeur », comme le défend Frimat. C’est donc un rapport immédiat, subjectif et personnel, au temps. Il n’a plus rien de commun avec la modernité. La danse contemporaine relève d’une esthétique et d’une pragmatique du corps ; elle interroge à nouveau l’espace et le temps, les jeux entre l’individu et le groupe. Le contemporain crée, sans rompre complètement avec l’ancien. Il est à la fois rupture et continuité, dialectique du savoir et de l’ignorance. On ne sait jamais à quoi s’attendre en allant voir un spectacle de danse contemporaine. Le prévisible est déjoué. Les danseurs vont-ils danser, chanter, parler, auront-ils des costumes, seront-ils nus ? Y-aura-t-il de la musique, des vidéos ? Viendront-ils dans la salle ? La danse contemporaine se développe selon les modalités, hors-temps et hors-champ, d’une processualité créatrice. Sans la nommer Frimat vient au plus près de la notion d’ événement : « Si le contemporain n’est pas ce qui m’est simplement présent ou actuel, c’est qu’en tant que valeur il qualifie dans ce qui est maintenant ce qui pourra être porteur d’avenir, de possible alternatif à ce qui me désole ou me nuit (…) C’est cela qui le constitue à la fois comme inédit et révolutionnaire. » (p. 9)
Une définition de la danse contemporaine est d’autant plus malaisée que l’hétérogénéité de ses pratiques et la singularité du travail de chacun des danseurs/chorégraphes ajoutent à la difficulté d’une généralisation identitaire. Cette singularité fuit les contraintes de l’institutionnalisation et résiste à toute politique normative de l’œuvre chorégraphique. Dans le filigrane du texte de Frimat, qui ne le nomme pas explicitement, on sent apparaître alors la notion de multiplicité. Car c’est bien celle-ci qui défie toute classification. Si l’œuvre semble emprunter sans cesse des lignes de fuite, l’institution tente constamment de la reterritorialiser, de la reconduire vers ses traces.
La danse contemporaine déborde les formes qui la précédent, mais aussi la tradition chorégraphique. Elle fait front contre la généalogie. Le terme générique englobe tout et ne dit rien. L’auteur préfère donc proposer une première approche de la danse contemporaine sous l’angle de « l’intention chorégraphique », qui regrouperait des notions telles que l’engagement, la subjectivité, ou la conscience, en laissant de côté d’autres éléments constitutifs du travail chorégraphique. L’apparente lacune est rapidement comblée puisque le texte précise que « par amplification, cet engagement a aussi une dimension politique tant il travaille les repères culturels, institutionnels et sociaux qui marquent l’environnement dans lequel il se déploie ». La danse contemporaine apparait donc comme une critique en actes de l’ensemble des codes qui forment un donné historique des gestes, postures et mouvements du corps, et qui ne cessent de se métamorphoser selon un processus qui englobe les pratiques et les institutions de la vie sociale.
Sans abandonner le corps, la danse hybride le conceptualise, elle le métaphorise. Un stéréotype est amené à disparaître, puisque le corps dansant échappe constamment aux signes, verbaux ou non, qui tentent de le fixer, de le conserver, d’en assurer la représentation, le modèle arrêté. D’autres pratiques artistiques, théâtre, texte, musique, partition se conjoignent au travail chorégraphique. Les limites des systèmes de notation (Feuillet, Laban) sont évidentes. L’hybridation (que l’auteur préfère à l’ancienne interdisciplinarité) rend totalement inutiles ces essais sémiotiques.
Frimat évoque rapidement un critère essentiel pour toute tentative de définition de la danse contemporaine : ses rapports avec la langue, les signes et le langage. Il s’oriente vers la question de la conservation et de la représentation de l’œuvre, et tente de dénouer le paradoxe d’une pratique qui tient en même temps de l’œuvre et de son absence. Le concept de désœuvrement (2), pris au sens d’une déconstruction, conduit à privilégier le travail, l’expérimentation, donc le processus, au détriment de l’objet qu’éventuellement la vidéo ou le cinéma pourront immortaliser. La pièce dansée est ressentie par l’auteur, du point de vue du spectateur, comme une « auto-affection » indéfectiblement liée à son apparition éphémère. La trace est impossible, seule la sensation se conserve (3). Le spectacle, non strictement programmable, n’est plus une fin en soi, mais un simple passage, un moment singulier. Le spectacle devient le lieu et le temps de la création, de la construction. Le désœuvrement combine un faire et un défaire. L’impact politique est dès lors tacitement présent puisque toute tentative de « capitalisation » semble mise en échec. L’exemple d’Alain Buffard dansant à plusieurs reprises et depuis des années son solo, Good Boy, est le témoignage parfait de cette impossible muséification.

Qu’est ce qu’une danse hybride ?
Si les notions d’interdisciplinarité et de pluridisciplinarité paraissent aujourd’hui insuffisantes pour parler du processus chorégraphique c’est parce que celui-ci ne peut plus s’y réduire. L’introduction des nouvelles technologies sur les scènes de la danse contemporaine doit être analysée sous l’angle de l’hybridité, c’est-à-dire de l’incorporation de ces techniques dans la matière chorégraphique elle même. Bien plus qu’un label « la danse hybride » est un état d’esprit, une exploration de tous les possibles. Loin de renvoyer à « une école, à une mode », elle ne cesse au contraire de produire du nouveau. Une danse hybride se vérifie dans l’indécidabilité qu’affronte le spectateur. Il deviendra difficile de faire la part de la danse, du concert, du théâtre, de la performance. Le corps n’est plus le seul indice, au sens sémiologique, d’une reconnaissance de la pratique artistique. Des courants tels que la Non danse (4), ou la Danse théâtre, bouleversent les catégories. Les possibles dont ils créditent le corps, entre abstraction et effacement, invitent à le revisiter, et en éprouver les richesses sensori-motrices. Le spectacle du canadien Benoit Lachambre illustre ce que peut être une danse hybride irréductible à la fusion ou l’interdisciplinarité. Le quatuor composé de deux danseurs, un musicien et un plasticien est d’abord un collectif où s’agencent les différentes pratiques, qui se mêlent mais ne se confondent pas. L’auteur en arrive même à parler ici d’ « un protocole de fécondation ».
Ne sommes nous pas face à un paradoxe, comme le souligne clairement Frimat, celui d’un corps dépassé (effacé) et d’une hybridité biologique originelle ? Une danse hybride n’est pas le simple résultat d’une combinaison avec les avancées scientifiques et techniques. Elle est d’abord le fruit d’un travail auto-réferentiel des chorégraphes danseurs dans l’immanence des corps. Les corps sont explorés, transformés, prothésés ; ils sont un laboratoire de découvertes permanentes, difficilement nommables, mais gestuellement traductibles. L’hybridité est donc en lien avec l’incessant renouveau, « l’invention ». Au delà de la danse, Frimat désigne clairement l’arrière fond de l’Art Contemporain, sa recherche de l’imperceptible, de l’invisible, du micromouvement, son affinité avec les mélanges, l’effacement ou le télescopage des genres, l’incorporation des objets et des machines, autant de procédés de l’hybridation.
L’hybride comme matière non formée, chaos corporel, plus prés d’une logique du sensible que d’un langage ou d’un code, est une idée clé de cet ouvrage. On pourrait regretter que François Frimat ait trop vite abandonné la question cruciale d’une possible sémiotique corporelle « prélangagière », obéissant à sa logique propre. On aurait alors à faire à un régime de signes « insignifiants » (nous préférerions asignifiants, moins péjoratif), non décodables, non sémiotisables, spontanément exploitables par le corps dansant. Une sémiotique nouvelle devrait prendre en compte l’immanence du corps dansant, de ses flux, de ses sensations. Elle irait chercher, dans l’en-deçà sensible du signe, les perceptions et les effets. Au seuil de cette logique des sensations, Frimat tend, sans le dire explicitement, à se rapprocher des travaux cliniques de la théorie psychanalytique confrontée à la question des psychoses et du monde originaire5.

l’Hybride, de l’esthétique au politique
Une danse hybride engage le chorégraphe/danseur dans une exigence éthique particulière. Le spectacle (la performance, la répétition publique) introduit le spectateur et le créateur dans un nouveau partage du temps, de l’espace, des dynamiques corporelles (6). La dimension politique leur devient commune. Avec ses nouvelles cartographies du monde sensible, la danse contemporaine défait et invente de nouveaux agencements entre danseur et chorégraphe, artiste et public, institution et pratique artistique. Dans une perspective foucaldienne d’une histoire du corps le livre interroge les rapports entre signes et forces, entre sens et effets. La référence à Hole, spectacle créé par La Ribot en 2006, est exemplaire. Le spectateur/lecteur peut y voir/lire comment les mots proférés par les danseurs se parent d’une force qui dépasse leur sens et s’incorpore dans la matière chorégraphique. La métaphore désormais célèbre de Sally Banes d’un corps comme un « champ de bataille » (7) trouve ici sa confirmation. Frimat en arrive même, sur un mode plus ontologique, à parler du sujet contemporain comme « un vide qui investit une condition et un corps », et de la danse contemporaine comme expérience de ce projet.
L’auteur nous amène à nous interroger sur la place accordée à ce qui échappe à ce corps/champ de bataille, le lieu où la bataille n’est plus maîtrisée. Le terme de « vide » semble masquer la réalité d’une productivité foisonnante du désir, très évidente dans la description des pièces qu’il analyse et décrit. Peu disert, notamment, sur la question du corps érogène, du sexe et du genre, Frimat n’accorde pas toute son importance à la participation évidente de la danse contemporaine aux politiques culturelles de rupture qui l’entourent, notamment les réflexions sur l’art du féminisme, du monde homosexuel et des Gender Studies. Le choix de présenter le travail de quatre danseurs masculins à la fin de l’ouvrage dénote cette omission, tout en cherchant partiellement à la combler.
La danse contemporaine, loin des récits et des programmes, de l’illustration ou du drame, met généralement en mouvement les corps sur un mode unique, éphémère, non réversible, impropre à la représentation. Cette dimension temporelle suscite l’impression d’un incessant renouveau. Les répétitions, fuyant le semblable, sollicitent la différence.
L’essai de Frimat, met sans cesse l’accent sur la singularité des créations, leur hétérogénéité. Mais le mélange des genres, des langages et des pratiques paraissent, dans son propos, venir davantage des croisements entre disciplines ou techniques cognitives que de l’émergence, chez les danseurs eux-mêmes, d’un monde subjectif sensible et archaïque, d’un univers pathique riche de possibles méconnus. Frimat, philosophe, se réfère volontiers à Kant, Hegel ou Machiavel, mais ne va pas chercher, comme souvent le font les penseurs de la danse, chez Nietzsche, les phénoménologues ou la psychanalyse, des concepts plus adéquats à ses précises descriptions. Ainsi contourne-t-il en général tout ce qui touche au désir, à la pulsion, au fantasme ; tout ce qui, dans les figures latentes d’une dynamique imaginaire du corps, prépare ou compromet l’invention chorégraphique.
L’hybride, terme pivot de Frimat pour sa construction virtuelle de la danse contemporaine est, nous semble t-il, très proche de la multiplicité deleuzienne. L’hybridation pourrait aussi, dans une logique foucaldienne que l’auteur emprunte à Louppe (8), céder le pas à l’agencement. Car, comme l’auteur le voit bien, la danse contemporaine, entre singularité et multiplicité, expérimente de nouveaux montages et dispositifs, où le corps physiologique et neurologique, le langage, le désir, la vie sexuelle, les medias, l’histoire et la politique, recoupent leurs influences et déterminations. L’agencement devient alors l’espace toujours mobile où le politique et l’esthétique s’affrontent et s’accompagnent dans les cartographies rebelles des corps.
Mariem Guellouz
Du Devenir-Hybride de la danse contemporaine / 2011
Publié sur le site de la revue Chimères
* François Frimat / Qu’est ce que la danse contemporaine ? Politiques de l’hybride / PUF / 2009
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1 Michel Bernard et Véronique Fabbri, « Généalogie et pouvoir d’un discours : de l’usage des catégories, moderne, postmoderne, contemporain, à propos de la danse », Rue Descartes 2004 / 2, n° 44, p. 21-29.
2 Frédéric Pouillaude, le Désœuvrement chorégraphique. Etude sur la notion d’œuvre en danse, Paris, Vrin, 2009.
3 Voir Geisha Fontaine, les Danses du temps, Centre national de la danse, Pantin, 2004.
4 Voir Dominique Frétard, Danse et non danse. Vingt-cinq ans d’histoires, Cercle d’art, Paris, 2004.
5 Voir Jean-Claude Polack, Epreuves de la folie. Travail psychanalytique et processus psychotiques, Erès, 2006.
6 Jacques Rancière, le Partage du sensible, esthétique et politique, La Fabrique, Paris, 2000.
7 Sally Banes, « Power and the dancing body », Mobiles n° 1, l’Harmattan, 1999, p. 27-41.
8 Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, Contredanse, Bruxelles, 2007.

Danser n’est pas dire / Mariem Guellouz

J’étais, petite, sur le front de la danse. Le corps de ballet imposait sa discipline ascétique, un corps idéal, maigre, sportif, productif, pétri de normes. Les rats rêvaient de se métamorphoser en étoiles, avant que les anatomies fatiguées, usées, déformées, ne tiennent plus leur place, ne soient plus performantes, et partent prématurément à la retraite. Il fallait parait-il, en passer par là, faire son service, s’entraîner, obéir, souffrir. Un métier de petits soldats, de la chair à canons de beauté.
La danse expressionniste allemande des années vingt, l’Ausdruckstanz, romantique et anticapitaliste, promettait la fête, dénonçait l’inféodation à la société industrielle, aspirait à l’utopie d’une communauté fraternelle. Elle accoucha d’une mise en scène, de la gloire des ensembles, de militants sans uniformes. Un chef de groupe donnait le mouvement, les guidait et les autres, les exécutants, se laissaient conduire. Laure Guilbert (1) voit bien que « L’esprit de communauté se reconnaît alors dans une dynamique et dans des formes qui lui sont propres. Le Führer de cette masse est comparable au Christ, Ni chef, ni sauveur, il est le représentant de l’idée universelle de la masse ». Et cette danse, en effet s’organise comme une collection sérielle, avec un personnage de guide et l’esprit d’une communauté, s’unifiant, faisant route vers la totalité homogène d’une nation de corps synchrones. On ne s’étonne plus du succès de cette forme, chez les gens de l’église ou des partis politiques ; on la récupère, on la codifie, on l’enrégimente. Le collectif semblait explorer, expérimenter. Puis on est passé de l’arme à l’outil, d’une errance au pangermanisme.
Laban commence par développer sa danse dans un monde mystique, pacifiste, proche des ascètes et des soufis (il se serait converti à l’islam en 1910), sans esprit partisan, sans territoires. Et puis cette danse décide de regrouper, recruter, exclure : « le chœur en mouvement est appelé à devenir en Europe : « la nouvelle danse folklorique de la race blanche » (2).
Ne faisons pas de procès simplistes, Laban pro ou antifasciste. Après l’Armistice, le rêve allemand est cosmique, universaliste. Il danse, il enseigne, il anticipe – sans le savoir, sans le vouloir, comme les sportifs, les sculpteurs -, les fastes de Nuremberg, l’efficacité de Krupp. Mary Wigman, – son élève, puis sa concurrente -, s’efforce de critiquer les rapports du maître au groupe, de la collectivité à l’individu. Elle hésite face à de fragiles alternatives, abandonne l’intuition d’un agencement chorégraphique libertaire. L’étayage mythologique de ses créations la pousse vers les sirènes du monument fasciste : « L’apolitisme des deux chorégraphes est miné par leur idéalisme de la communauté » (3). Laban et Wigman sont pris dans la nasse d’une structure hiérarchisée, stratifiée. Leur danse en groupe est une danse de l’Un contre tous et non de tous dans l’Un. Ils ne cessent de faire du Multiple. Puis Laban s’en va. L’exil. Pendant la traque des danseurs juifs et socialistes, il s’était vu confier des responsabilités importantes, les fastes, les fêtes, l’organisation des Jeux Olympiques, comme la danseuse fétiche du régime, – Leni Riefenstahl -, qui les filmait.
Mais il n’a pas eu la grâce du Reich jusqu’au bout. Il part, comme tous ces « danseurs des années 20″. Il emprunte une autre ligne de fuite, s’éloigne, s’abstrait. Il imagine une écriture, une signalétique universelle de la danse. La notation. Isabelle Ginot et Michelle Marcel retracent un destin collectif : « La guerre en effet a mortellement laminé le mouvement chorégraphique allemand des années vingt. Qu’il soit resté en Allemagne ou qu’il ait fui, qu’il se soit clairement opposé au régime ou qu’il ait tenté de temporiser avec lui, aucun artiste allemand n’est sorti indemne du cataclysme. La danse est touchée dans son corps » (4). Quand les corps des juifs des gitans et des homosexuels,- qu’ils soient ou non nomades ou dissidents -, sont meurtris ou anéantis, la danse est concernée au plus vif, elle aussi mise au service de la mort.
La danse, depuis cette annexion et cette guerre, semble en quête d’une action singulière, immédiate, décodée, échappant à l’écriture et au sens, vécue dans l’instant, différence continue et contenue dans ses répétitions. Mais longtemps encore l’URSS promène dans le monde ses officiers danseurs, ses automates catatoniques et souriants. Laban et Wigman ont-ils été d’un coté romantiques, anticapitalistes, utopistes, et de l’autre racistes, prêtres, nationalistes ?
Pourrait on distinguer une danse « moléculaire », intensive, – au plus près des pulsions, à une chorégraphie « molaire », statistique et monumentale, représentative, identitaire ?
La danse, comme la folie, en dit long sur la société qui la machine et la contraint. Pierre Legendre (5) voit là un véritable système persécuteur : « Au chapitre de la programmation institutionnelle, là où nous sommes précisément encerclés d’une dogmatique remarquablement efficace pour unifier et mystifier un groupe humain spécifié, on sent la proximité d’une distinction élémentaire ramenant tout à sa norme. Autrement dit ; la danse est orthodoxe, légitime, belle, libératrice, épanouissante, etc., ou le contraire, dans le registre des catégories authentiques, le contraire s’avérant ici désigner toutes les formes d’hérésie, d’anarchie, de déviance, de subversion, etc. A la jointure de ces deux versants, fonctionne la casuistique du recyclage humain selon notre organisation industrielle. » Nous voudrions échapper à cette casuistique. Est-ce un rêve ?
Tous styles confondus, les mollahs considèrent la danse comme une gesticulation obscène et satanique, corps qui bougent selon leurs propres règles, leur « charia » native, leur voie, contournant les lois des mâles, de l’Etat. Corps menaçants, francs-tireurs, sacrilèges. La danse traditionnelle égyptienne, orientale, laisse en effet vivre le corps des femmes, leur donne un droit au plaisir, à l’exhibition d’une jouissance, balancement du bassin, tremblement des épaules et des hanches, offre et retrait du bas du corps ou de la poitrine. Seules, à deux, mais toujours combinées, les danseuses offrent et s’offrent la douceur d’un mouvement que les ceintures et les jupes ne font qu’accentuer. L’intégrisme bannit cette évidence, cette incitation ; la musique elle-même est déjà une transgression. En son monde privé, en cachette, la danse ne cesse de défier les interdits religieux. Elle leur échappe, se transmet de mère en fille, véritable réseau de résistance, transparente sexualité. On peut tuer des corps danseurs, mais la danse est un être au monde, un mode d’exister et de penser l’espace et le temps. Une immanente liberté.
Le film de Jocelyne Saab, Dunia, dénonce l’excision des femmes en Egypte, en principe interdite par l’islam. Il y est question de la danse, du combat contre le puritanisme, l’obscurantisme. L’héroïne du film a été excisée, privée de son excitation, ensanglantée dans son désir, réduite à la procréation. Elle refuse, elle danse, elle danse sa souffrance, contre sa souffrance. Ses déhanchements, ses tours, ses tremblés recherchent le plaisir, la sensualité, la promesse de l’orgasme. La danse échappe aux dictateurs, aux exciseurs, aux puissants, elle échappe sans paroles, elle fuit et fait fuir, elle a pour seule grammaire et pour seule force de conviction l’émotion, l’affect et l’intensité.
Les régimes totalitaires ont un rapport sévère avec la danse ; ils la craignent, la trouvent insaisissable, non institutionnalisable, réfractaire à l’Ordre, aux discours et programmes. Ils tentent alors de l’ordonner, de la coder, de lui donner une patrie, danses traditionnelles, rituelles, folkloriques, emblèmes actifs de l’identité nationale. Une danse unie pour un peuple uni, une nation, un Etat. Un état des corps conforme aux corps de l’Etat. Mais la danse glisse entre les griffes des bureaucrates, nomadise, survit et change en résistant. Les gitans emportent leur art comme seul trésor, sans populisme, sans folklore. Les chants et les gestes témoignent des souffrances et des oppressions vécues depuis la fin de l’Andalûs jusqu’aux fascismes européens, et, en Espagne, le régime de Franco.
Le généralissime n’a eu de cesse que de réduire le flamenco à un art folklorique, et de complaire aux fantasmes des touristes, les virevoltes d’une belle robe rouge et noire, un voleur de poule qui tape des pieds et des mains, une Carmen hystérique.
Tout se réduit, comme dans la corrida, au simple « olé » synchrone des acteurs et des spectateurs. Mais « olé« , en vérité, n’est pas une ovation, c’est un cri, un gémissement, une fureur. La gitane s’assoit et crie, elle se lève et frappe le sol avec ses talons, elle écrase cette terre où elle ne fait que passer, sans attache, sans famille, simplement étrangère et voyageuse.
La danse est nomade. Le danseur emporte la terre avec ses pieds et la dépose dans ses points d’arrêt, quand il la touche, quand il fait corps avec elle. Le gitan a ce pouvoir de fuir, de vivre toujours entre deux points, dans l’entre-deux d’un départ et d’une arrivée sans importance. Le nomade fait voyager la terre avec lui, sous lui. C’est un suspect, sans foi ni loi, sans terre promise, sans protection, inidentifiable. Ses pieds et ses traces ne font qu’un.
Parlant d’Israel Galvan, Didi-Huberman compare le travail d’abstraction du danseur, – son art contenu, hiératique, ascétique -, à la perfection du torero dans l’arène. Une gestualité transversale relierait la chorégraphie de l’homme, affronté à la bête, au travail du danseur de scène, soucieux aussi d’une perfection technique. Il ne s’agit nullement d’une action métaphorique, mais plutôt d’un repérage où l’esthétique voisine avec une question de vie et de mort. La danse ici serait métaphysique, non figurative, témoignage d’une continuelle variation. Si le peintre donne à voir les différences dans l’immobilité des visages et des corps, le danseur prélève dans le devenir des fragments mobiles, des phases. Le reste est alors donné comme atmosphère, ambiance, bloc de sensations, nuée du corps vivant.
Garcia Lorca arrêté et tué, grand poète sédentaire dans son devenir gitan, trop d’amour pour les hommes, les femmes libres, le flamenco, les danseurs. La fuite impossible.
Beaucoup plus tard, Almodovar, dans Parle avec elle, avec Pina Bausch, reprend le fil de sa douleur.
Les danseurs post-modernes américains des année soixante préfèrent parler de performance, une danse d’essais et d’erreurs, une « danse – action », comme les créations de la Judson Church, où danseurs, peintres, plasticiens, comédiens se rencontrent (dans une église Californienne) pour expérimenter des lignes transversales, des multiplicités, des agencements collectifs, toute une machine de guerre contre la danse savante et programmée des Académies.
Ces collectifs forment un milieu de questionnement politique, social, économique : clinique de la danse en elle-même, puis critique de la danse, prise dans les agencements matériels et subjectifs de la société.
Les créations minimalistes et répétitives de Lucinda Childs, sur des musiques de Steve Reich et Phil Glass, doivent beaucoup à l’activité de ces laboratoires, à leur souci de faire table rase de tous les clichés qui infestent le spectacle dansé. Travaillant l’interaction concrète des répétitions et des différences elle engage la danse contemporaine dans la construction d’une grammaire élémentaire du mouvement des corps, sans syntaxe ni rhétorique annoncée. Elle fait l’inventaire des possibles les plus communs, gestes de la marche, changements de direction, syncinésies musculaires quotidiennes, qu’elle décline comme des gammes.
La danse n’est pas une arme à feu, pas une opinion, ni un bulletin de vote, ni une propagande.
Elle n’est pas militante. Et pourtant, en son autonomie, sa surdité, son innocence de la langue et du discours, elle déploie ses actions au plus prés d’une micropolitique du désir.
Elle peut, bien sûr, se prêter aux procédés rhétoriques, comme caricature ou satire. Ainsi la voit-on dans Inland Empire où Lynch, comme dans Mulholland Drive, dénonce l’aliénation des femmes dans le cinéma hollywoodien, avec ses adolescentes en mal d’être, se tâtant les seins, mesurant leurs avantages ou leurs défauts. Les séquences chorégraphiées sont mieux à même d’exhiber une bêtise que le simple documentaire aurait du mal à cerner sans commentaires. Cette danse caricature, prisonnière du profit et de la prostitution douce, est visiblement codée, tout comme les danses primitives et ancestrales qui fondent le rituel de la tribu. Danse de la pluie, danse de la fécondité, toutes ces cérémonies ont des visées politiques et sociales. Elles participent d’une négociation. Elles se veulent rentables, ont quelque chose à gagner. C’est vieux comme le monde : la danse de Salomé achetait la tête de Jean Baptiste.
L’immanence révélée par la danse contemporaine ne la désengage pas du réel. Le travail du danseur, innocent du discours, est une pragmatique du réel. Le réel englobe tous les possibles du corps, les images virtuelles s’actualisant devant nos yeux, affects, vitesses.
Le flux d’intensités et de sensations de la danse contemporaine désorganise les corps. Ils semblent produire, petit à petit, une image et un sol.
Voilà ce qui compte : des forces, des intensités, des flux de gestes. Il n’y a rien à comprendre. S’exercer à ressentir. Il suffit d’écouter les chorégraphes Benaim conseillant leurs danseurs : force, vibrations, sensations, poids, volumes. Tout échappe aux significations, à la langue, qui doit inventer sans arrêt son vocabulaire imprécis : « Fluidité », « intensité », « circulation », « faire passer », « oublier le squelette », « anéantir l’organisation », « laisser couler », sont les mots de la danse. Parce que danser n’est pas dire.
Et pourtant combien de fois entendons-nous parler de la danse comme d’un langage, langage du corps, expression corporelle. Guiraud (6) croit au langage du corps : « Nous parlons avec notre corps et notre corps parle. De plusieurs manières et à plusieurs niveaux. »
Legendre (7) va plus loin encore : la danse est une institution, il s’y proclame une partie du discours de l’aliénation. « On ne peut entrer dans cette économie de la jouissance avec l’Autre de l’institution, sans un sérieux effort de réflexion sur le style de dressage occidental et sur sa manière de confisquer la parole de désir dans le système d’organisation ».
Serait–il plus juste de dire que nous parlons notre corps avec nos mots, mais que le corps a ses propres maux, plaisirs et manières d’être au monde, indépendants de la langue. Ces signes « sensationnels », « sensoriels » ou « sensuels » ne sont pas doublement articulés, ni systématisables. Ils sont asignifiants, matière signalétique non formée linguistiquement.
L’art et les artistes passent outre la « communication ». Il n’est pas du tout sûr qu’une opération de communication soit sous-jacente au phénomène artistique. La danse contemporaine prend progressivement congé de toute narration. Elle n’est pas un système homogène d’oppositions ou de relations, mais un tissage improvisé de connexions hétérogènes, formant des blocs sémiotiques évanescents. Elle est événement, expérience, épreuve. Elle n’est pas discursive. Elle commence ou finit en n’importe quel point ou moment. Elle est paradoxalement atopique, intempestive.
Le corps malade ou le corps érotique – hors la scène de l’hystérie – ne parle pas ; il souffre ou jouit. Le corps dansant ne parle pas, il danse.
Forsythe, en solo, bouge, « gestue », gesticule, danse. Sur un espace réduit le corps semble vouloir passer par tous les possibles des membres et de la tête, comme dans une esquisse le dessinateur trace plusieurs fois la ligne du dos, la courbure des épaules. Mais les gestes dénotent une violence interne, les rapports difficiles d’un contenu du corps avec son enveloppe, une allergie à soi-même, une intolérance aux limites. L’impression donnée n’est pas celle d’un corps qui parle ou qui raconte, mais d’un être qui se déterritorialise, prend le large, oublie l’école, la famille, le travail, les genres définis, les rôles et les fonctions.
Dans un autre univers, plus proche du chaos, le sens est improbable, la logique fuyante, les repères évanouis, la pensée incertaine. C’est la mort du dieu signifiant, le choc du sensible.
D’autres régimes de signes, qu’on pourrait dire « insignifiants », – si le terme ne voulait pas dire leur peu d’importance -, n’y produisent pas du sens mais des sensations, des intensités, des émotions.
Merce Cunningham, catégorique : « quand je danse cela signifie : ça, c’est ce que je suis en train de faire. Une chose qui est juste cette chose-là ».
José Gil analyse la danse de Cunningham comme action vide de toute visée expressive ou communicative. Le chorégraphe présente un spectacle de formes multiples, partielles, non organisées, du mouvement des corps. Ces sculptures dynamiques sourdent d’un fond virtuel, immanent, d’intensités et de compositions machiniques, qui s’actualisent en images dans l’œuvre du danseur (8). Nous sommes déportés hors de la question des signes, puisqu’on aborde des émotions, des intensités et des perceptions. Il ne s’agit pas alors seulement de systèmes asignifiants (non assujettis à la signification) mais de micro-montages physiologiques, imperceptibles en tant que tels, seulement révélés par leurs effets.
La danse oublie ces concepts de langue et de langage. C’est un événement, une concrétion de durée, mettant en scène des possibles du corps. La danse contemporaine ne raconte pas, ne dit pas, elle explore, elle invente, elle produit, elle varie. Elle ne commence pas pour se terminer à la fin du spectacle. Elle surgit, interrompt, choque, agace, déroute : visions, images insensées, émois, plis, torsions, tortures, éthologie animale. Corps fait nature, musique, continent obscur.
Pina Bausch, avec la Danse Théâtre, semble ramer à contre-courant. Des personnages et des objets construisent une dramaturgie, des habitudes, une cérémonie. Mais les danseurs défont à chaque instant le sens commun, les gestes codés ; ils déçoivent l’attente, trahissent les prévisions. Ils défilent sur une scène en fleurs, une scène rose. Une femme arrive et parle. Elle parle des quatre saisons, qu’elle transforme en gestes. Les danseurs surgissent, les hommes en costumes, les femmes en robe du soir. Ils se déplacent en glissant, les robes longues balayant élégamment le sol, sans mots, en reprenant la phrase gestuelle de la meneuse de jeu. La parole est remplacée. L’hiver ou l’été ne sont plus les mêmes. Avoir froid devient un univers entier, un mode d’existence physique, un syncrétisme du corps avec son milieu naturel.
Les mots ici ne miment pas le geste, et le geste ne traduit pas le mot. Ils sont en voisinage intime, montage matériel et agencement d’énonciation. Pina Bausch travaille ces liens, mais ne cherche pas d’équivalences. La danse est transversale, à distance des langues et des écritures. Partout sur la Terre, lisible.
Les mots dansent, un mouvement vers soi, moi, toi. Une poétique.
Meschonnic, sur le poème : « Il a été remarqué depuis longtemps que plus le sens échappe au sens, plus le discours est hermétique, les oracles, ou les chimères de Nerval, plus la syntaxe est linéaire, facile, simple. Et dans les chimères aussi la métrique, sans effet, sans enjambement. C’est un rythme du sens…. Ce n’est pas par sa grammaire qu’Héraclite est l’obscur. Et si on observe les syntaxes non linéaires, le phrasé de Proust ou des proses de Mallarmé, c’est une menée du rythme sur le sens ». (9)
Tout comme « le poème est la critique du langage », nous avons besoin de la danse comme critique du mouvement et du sens, avec les jeux et fantaisies du poème, ses vitesses, ses accélérations, ses ralentis. Le corps a ses musiques. La danse est être de rythme. Si le rythme n’est que le régulier face à l’irrégulier, – un temps fort et un temps faible, un temps pour travailler, un temps pour dormir, « rythme nycthéméral », un temps pour le sexe, un temps pour nombrer l’histoire -, alors nous sommes les ennemis du rythme. La danse crée ou découvre un rythme irrespectueux, un moteur de flux, mais aussi une décharge, un bouleversement, une rupture, une surprise, une chaotique du temps. Le nouveau est la condition du mouvement. La répétition porte le changement. Chaque danse révèle son rythme singulier, son instant et son lieu.
Il n’y a plus ici, comme dans le cinéma, d’arrêt-sur-image. Il n’y a plus de montage, de brouillage des temps, le passé, l’avenir, plus de mémoire ou de fantasme.
Je regarde toutes mes images de danse. Sur les photos, figées, elles semblent encore chargées de temps. Je perçois le rythme comme temps de ce qui m’échappe. S’habiller, dormir, se brosser les dents, actions prises aux artifices de la danse, ne traduisent plus une fonction.
De la mimique, l’analogie, la copie, nous sommes passés dans un monde nouveau, où tous ces gestes, – étendus, compliqués, foncièrement inutiles -, sont des petites révolutions du quotidien, des insultes aux habitudes ; mais aussi des attitudes et gestes enfin visibles, d’infimes manies muées en monuments. Pour Sacha Waltz rien n’est plus compliqué que de parvenir à s’asseoir sur un canapé auprès de celui ou celle qu’on aime. Le corps n’est plus anatomique, ou gymnastique, mais pudique et rieur, mobilier ou céleste, maladroit comme le véritable amour.
Les temps de la danse sont ceux des corps composés, parfois proches, – et même accolés, parfois séparés, éloignés, éclatés dans l’espace. Les spectateurs sont plus loin encore. La danse doit aller les prendre à l’horizon de la scène, les faire bouger sur place, leur donner des fragments de hors-temps, de hors-champ, du sensible ou de l’extralucide.
Mariem Guellouz
Danser n’est pas dire / 2007
Publié dans Chimères n°64-65, Anti !
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1 Laure Guilbert, Danser avec le troisième Reich, Complexes, 1999.
2 L. Guilbert, ouvrage cité.
3 L. Guilbert, ouvrage cité.
4 Isabelle Ginot et Michelle Marcel, la Danse au XXème siècle, Larousse.2002
5 Pierre Legendre, la Passion d’être un autre, Seuil, Paris.1978
6 Pierre Guiraud, le Langage du corps, PUF, Que sais-je, 2005.
7 Legendre, ouvrage cité.
8 José Gil, « le Corps du danseur », Chimères n°37, 1999.
9 Henry Meschonnic, la Rime et la vie, Ed Verdier. 1989.

La personne devient une entreprise / André Gorz

Le 5 mai 2001, à Berlin, le directeur des ressources humaines (DRH) de Daimler Chrysler expliquait aux participants d’un congrès international que « les collaborateurs de l’entreprise font partie de son capital » (1). Il précisait que « leur comportement, leurs compétences sociales et émotionnelles jouent un rôle important dans l’évaluation » de leur qualification. Par cette remarque, il faisait allusion au fait que le travail de production matérielle incorpore une part importante de travail immatériel. Dans le système Toyota, en effet, les ouvriers des ateliers de montage final commandent eux-mêmes les pièces aux sous-traitants – les commandes remontent en une cascade inversée du montage final aux sous-traitants de premier rang dont les ouvriers se font eux-mêmes livrer par ceux du deuxième rang, etc. – et sont eux-mêmes en rapport avec la clientèle. Comme le précisait il y a quelques années le directeur de la formation de Volkswagen : « Si les groupes de travail ont une large autonomie pour planifier, exécuter et contrôler les processus, les flux matériels et les qualifications, on a une grande entreprise faite de petits entrepreneurs autonomes. » Ce « transfert des compétences entrepreneuriales vers la base » permet de « supprimer dans une large mesure les antagonismes entre travail et capital » (2).
L’importance que prend désormais le « travail immatériel » dans toutes les activités n’empêche naturellement pas que les grandes entreprises emploient une proportion décroissante de « collaborateurs » permanents quoique « flexibles » – les horaires, en particulier, varient en fonction du volume des commandes – et une proportion croissante de précaires : CDD, intérimaires et, surtout, « externes ». Ceux-ci comprennent : 1) des travailleurs des fabrications et services externalisés, sous-traités à des entreprises indépendantes mais en fait très dépendantes des grandes firmes qui font appel à elles ; 2) des télétravailleurs à domicile et des prestataires de services individuels dont le volume de travail est soumis à de fortes variations et qui sont payés au rendement ou à la vacation. Les cinquante plus grandes firmes américaines n’occupent directement que 10% des personnes qui travaillent pour elles.
Le travail immatériel suppose de la part des personnels un ensemble d’aptitudes, de capacités et de savoirs qu’on a pris l’habitude d’assimiler à des « connaissances ». Le « capital de connaissances » des prestataires de travail est considéré par l’entreprise comme le « capital humain » dont elle dispose. Il constitue une part tendanciellement prépondérante de leur capital. En fait, les « connaissances », quoique indispensables, ne représentent qu’une part relativement faible des « compétences » que l’entreprise considère comme son « capital humain ». Le DRH de Daimler Chrysler le dit clairement : « Les collaborateurs de l’entreprise font partie de son capital [...] Leur motivation, leur savoir-faire, leur flexibilité, leur capacité d’innovation et leur souci des désirs de la clientèle constituent la matière première des services innovants [...] Leur travail n’est plus mesuré en heures, mais sur la base des résultats réalisés et de leur qualité [...] Ils sont des entrepreneurs ».
Les « compétences » dont il est question ne s’apprennent pas à l’école, à l’université ou dans les cours de formation. Elles ne sont pas mesurables ou évaluables selon des étalons préétablis. Elles sont des « talents » – d’improvisation, d’innovation, d’invention continuelles – beaucoup plus que des « savoirs ». Cela tient à la nature de l’économie de réseau. Chaque entre- prise est inserée dans un réseau territorial lui-même interconnecté avec d’autres dans des réseaux transterritoriaux. La productivité des entreprises dépend dans une large mesure des capacités de coopération, de communication, d’auto-organisation de leurs membres ; de leur capacité à saisir globalement une situation, à juger et à décider sans délai, à assimiler et à formuler des idées. Ils sont les acteurs d’une organisation qui ne cesse de s’organiser, d’une organisation en voie d’auto-organisation incessante. Leur produit n’est pas quelque chose de tangible, mais avant tout l’activité interactive qui est la leur. La capacité de se produire comme activité est à la base de tous les services interactifs : la psychothérapie, les activités de conseil, l’enseignement, le commerce, etc., sont autant d’activités de mise en œuvre, voire de mise en scène de soi-même. Se produire comme activité vivante est aussi l’essence des sports, des activités ludiques, d’activités artistiques comme le chant, la danse, la musique instrumentale.
Telle étant la nature du « capital humain », la question se pose aussitôt : à qui appartient-il ? Qui l’accumule, qui le produit ?
Les entreprises ne sont de toute évidence pas à son origine. Son accumulation primitive est assumée dans sa quasi-intégralité par la société dans son ensemble. Les géniteurs et éducateurs, le système d’enseignement et de formation, les centres de recherche publics assurent la part la plus importante de cette accumulation en transmettant et en rendant accessible une part décisive des savoirs et des connaissances, mais aussi des capacités d’interprétation, de communication qui font partie de la culture commune. Les personnes, pour leur part, ont à s’approprier cette culture et à se produire elles-mêmes en utilisant, détournant ou pliant à leurs propres fins les moyens culturels dont elles disposent. Cette production de soi a toujours une dimension ludique. Elle consiste essentiellement à acquérir, développer, enrichir des capacités de jouissance, d’action, de communication, de création, de cognition, etc., comme des fins en elles-mêmes. Et ce développement de soi, cette autoproduction d’un sujet aux facultés personnelles vivantes est le but des jeux et des joutes, des activités artistiques et des sports dans lesquels chacun se mesure aux autres et cherche à atteindre ou à dépasser des normes d’excellence qui elles-mêmes sont l’enjeu de ces activités.
Le « capital humain » est donc tout à la fois un capital social produit par toute la société et un capital personnel dans la mesure où il n’est vivant que parce que la personne a réussi à s’approprier ce capital social et à le mettre en œuvre en développant sur sa base un ensemble de facultés, capacités et savoirs personnels. Ce travail d’appropriation, de subjectivation, de personnalisation accompli sur la base d’un fonds culturel commun est le travail originaire de production de soi.
André Gorz
la Personne devient une entreprise / 2001
Document intégral à télécharger :
La personne devient une entreprise / André Gorz dans Flux pdf gorzlapersonnedevientuneentreprise.pdf
Lire également : la Sortie du capitalisme a déjà commencé
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1 Norbert Bensel, « Arbeitszeit, Weiterbildung, Lebebszeit. Neue Konzepte », communication au congrès Gut zu wissen. Links zur Wissensgesellschaft, organisé à la Humbolt Universität par la fondation Heinrich Böll (Berlin, 4-6 mai 2001). Wissensgesellschaft est la traduction imparfaite de Knowledge Society, que des auteurs français désignent tantôt par « société de la connaissance », tantôt par « société des savoirs ». Or knowledge signifie à la fois « savoir » et « connaissance », notions nettement distinctes en français : on peut savoir une langue sans connaître ses règles grammaticales. L’allemand, pour sa part, distingue Wissen, Kenntnis et Erkenntnis, distinction qui n’existe pas en anglais.
2 Ces citations sont extraites de l’interview accordée par Peter Haase à l’hebdomadaire Die Zeit du 20 octobre 1995.

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