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Archive mensuelle de novembre 2011

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Mais que fait « Polisse » ? / Marcela Iacub

Nous devrions remercier Pierre Schöller pour son film l’Exercice de l’Etat car il nous redonne confiance dans les capacités de l’art pour poser de nouveaux problèmes politiques. Mais aussi pour avoir rendu moins dramatique la sortie, une semaine plus tôt, de Polisse de Maïwenn qui a fait néanmoins beaucoup plus d’entrées et que les critiques et le public semblent adorer.
Tandis que Pierre Schöller nous fait réfléchir, voire aimer, ce régime politique si peu sexy, si contraire à notre nature qu’est la démocratie, Maïwenn s’acharne à faire exactement le contraire. Et ceci avec tant de passion qu’en quittant la salle, on peut se sentir soit insulté, soit dans l’incapacité presque absolue d’abriter le moindre espoir dans le genre humain. Non pas parce que la jeune réalisatrice nous montre le nombre incalculable de pédophiles et autres monstres analogues qui sévissent à Paris et que la brigade de mineurs traque, interroge et capture. Si l’on sort de la salle accablé, c’est parce que ce film semble une commande du ministère de l’Intérieur – voire d’un obscur dictateur d’une République bananière – dont le but aurait été de composer une sorte d’hymne aux forces de l’ordre. La réalisatrice nous explique que pendant que nous dormons, travaillons, nous amusons dans la plus grande insouciance, la police veille sans relâche, sans retenue, sans faute, à ce que nos enfants ne tombent pas dans l’enfer. Ce sont eux, les policiers que nous ignorons, critiquons, méprisons, envoyons même au tribunal pour un oui ou pour un non, qui permettent que cette société tienne, se tisse, ne se rende pas complètement malade et qu’elle puisse envisager, dans le regard innocent d’un enfant sauvé, son propre avenir. Et en voyant le type de personnes qui s’y sacrifient, notre reconnaissance, voire notre honte, augmente.
Car dans Polisse, la police apparaît comme une bande de boy-scouts ou de Justes, dont l’addiction au Bien est comparable à celle que d’autres éprouvent pour le sexe ou pour la drogue. Entre eux et la société civile il n’y a ni barrières, ni règles de procédure, ni avocats car tout se résout comme dans une famille. Ces policiers agissent comme des parents, des instituteurs, des oncles et des tantes exemplaires, honnêtes, sans vices. Or, contrairement à ce que l’on pourrait penser, Polisse se présente comme une rébellion, comme une transgression envers l’ordre établi. Maïwenn est une vraie révoltée qui veut briser les tabous, dire tout haut ce que personne ne veut entendre. Ainsi, elle nous montre sans complexes ni retenue le caractère ordinaire, quotidien, massif des pires violences contre les enfants, le vrai visage de cette société cachottière. Voici une femme quelconque, qui n’a pas une tête de pédophile, se promenant dans la rue avec un landau et deux enfants. Une policière la soupçonne car l’un de ses fils a mangé un sandwich au goûter plutôt qu’un gâteau. Une fois au poste, l’on découvre que sous ses dehors de normalité cette femme masturbe ses enfants pour les endormir… Ah ! bourgeois hypocrites que vous êtes : grâce à Polisse vous allez tout voir et tout savoir !
En revanche, les membres irréprochables de cette brigade sont aussi bons, aussi gentils, aussi moraux, aussi pourvus de bon sens que nous-mêmes, les spectateurs. Des gens absolument formidables, sans préjugés et incapables d’aucune violence injustifiée. Emotifs comme nous, ils ne connaissent ni froideur, ni amertume, ni cynisme et seraient incapables du moindre abus ou de la moindre erreur de jugement envers leurs concitoyens. C’est pourquoi leur confier tout le pouvoir sans sourciller, les yeux fermés et les mains liées est aussi sûr, aussi peu risqué que de l’exercer soi-même. Et lorsque l’un des policiers, accablé par l’effronterie d’un suspect, lui donne un coup de poing, nous nous disons qu’à sa place, nous aurions fait de même.
Certes, Maïwenn a le droit d’aimer les forces de l’ordre et même d’avoir réalisé ce film stupide. Ce qui est en revanche plus amer, c’est l’enthousiasme que Polisse a suscité dans l’opinion. Comme un signe de l’état de la conscience politique d’un pays qui a de plus en plus de mal à concevoir les droits et les libertés des citoyens autrement que comme des ruses de violeurs, de voleurs, d’escrocs pour mettre en échec le pouvoir du Bien et de la Justice. Mais, dira-t-on, que ne ferions-nous pas pour sauver des enfants ? Beaucoup de choses, certes. Maïwenn cependant nous invite moins à les sauver qu’à nous transformer en un peuple d’enfants politiques. Que nous devenions un troupeau d’enfants gouvernés par une délicieuse police au lieu de nous casser la tête avec des prétentions et des revendications absurdes. C’est pourquoi elle ne cesse de montrer les enfants comme gage et espérance d’un nouvel avenir.
Car les peuples qui, pour mieux détruire leurs ennemis, rêvent d’abdiquer de leur droit de critiquer, de soupçonner, de surveiller, de mettre en échec leur gouvernement et leur police, cherchent à devenir des enfants. Des enfants horriblement méchants.
Marcela Iacub
Mais que fait « Polisse » ?
Publié dans Libération le 19 novembre 2011
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Maîtres et serviteurs – nouvelle donne ? (2) / Alain Brossat

Cette dangerosité perpétuelle et extrême de « l’espèce » serviteur (domestique) dans les conditions de la modernité, différente de celle du prolétariat, de l’ouvrier émeutier ou révolutionnaire, de la plèbe criminelle – tout en n’étant jamais tout à fait étrangère à celles-ci – , cette réserve d’hyperviolence qui sommeille en tout domestique et constitue comme la face obscure de son intelligence des rapports de dépendance et de soumission qui le lient au maître – c’est cela même qui constitue le matériau d’une pièce comme les Bonnes, de Jean Genet. La maîtrise, ayant perdu, dans nos sociétés, toute espèce de fondement susceptible d’être dit naturel va donc se trouver infiniment suspendue au décret du serviteur, lequel prendra à l’occasion, la forme d’une sécession ou d’un éclat extraordinairement violent. Que faire, donc, pour suspendre cette menace perpétuelle que les variations d’humeur et changements de disposition – mais plus fondamentalement encore, que l’intelligence du serviteur, comme intelligence du quelconque contemporain, fait peser sur la position du maître ? Peu à peu, donc, une nouvelle stratégie va se dégager, manifestant bel et bien l’existence, dans ce jeu d’interactions, d’une intelligence de la maîtrise aussi, de la domination aussi – facteur qu’élude trop souvent un certain populisme prompt à dauber sur la stupidité et l’aveuglement des élites abruties par la course au profit et le règne de l’argent facile. Un nouveau dispositif va se mettre en place, tendant à desserrer l’emprise que le serviteur exerce sur le maître, en réduisant leur trop grande proximité, en réduisant les formes de dépendance directe des patriciens à l’endroit des plébéiens, en redéployant les serviteurs dans d’autres espaces, d’autres fonctions, en les astreignant à d’autres gestes, etc. L’un des moyens, crucial, de cette « émancipation » du maître à l’endroit du serviteur est la technique, alliée à l’innovation, à l’apparition de nouvelles technologies, de nouveaux matériaux, de nouveaux objets techniques, d’une profusion de marchandises et biens d’équipement et de consommation nouveaux. Les nouveaux maîtres vont donc apprendre à s’habiller seuls, grâce aux fermetures Eclair et autres scratches, même les femmes, dès l’instant où elles renoncent aux corsets lacés dans le dos et apprennent, adolescentes, à fixer seules leur soutien-gorge, les nouveaux modes de conditionnement et de préparation des aliments vont faire de la cuisinière qui prépare les repas chez les gens aisés une espèce en voie de disparition, le four micro-ondes faisant le reste, et, d’une façon générale, toute une batterie de machines plus ou moins simples ou perfectionnées, de dispositifs, « d’outils » (l’informatique), d’appareils vont repousser les serviteurs hors de l’espace vital des maîtres. Ce n’est évidemment pas une vraie « autonomie » que conquièrent ceux-ci (Moulinex n’ayant à proprement parler jamais libéré ni la femme du peuple ni la grande-bourgeoise) puisqu’il s’agit bien, encore et toujours, de se déplacer vers de nouveaux systèmes de dépendance, non plus à l’endroit d’êtres humains, mais d’appareils ou de dispositifs – Sarkozy, son téléphone portable constamment rivé à l’oreille livre une image assez désolante de cette nouvelle forme de dépendance allant jusqu’à l’addiction. Plutôt que d’autonomie, il s’agirait de parler ici de nouvelles formes d’autarcie. Les machines, certes, se dérèglent, s’usent, tombent en panne, mais, contrairement aux serviteurs, elles ignorent la rétivité, les résistances et les contre-conduites. Par conséquent, en repoussant les incertitudes et les dangers liés à l’humaine condition du serviteur, en s’entourant de tout cet appareillage destiné à remplir quantités de fonctions naguère dévolues aux serviteurs, les maîtres édifient autour d’eux-mêmes toutes sortes d’enveloppes protectrices, ils forment des bulles autarciques, ils s’immunisent contre le spectre de l’ingouvernable, indissociable de l’imprévisibilité du serviteur.
A la fin des fins, bien sûr, nul ne sait, dans nos sociétés, si les machines nous servent ou si, au contraire, nous ne serions, en fin de compte, que leurs appendices. Mais il n’en reste pas moins que, dans la configuration que je décris ici, l’appareillage généralisé de la vie des maîtres, dans toutes les dimensions de leur existence, les allège du poids d’avoir à dépendre de la disponibilité et des bonnes dispositions de leurs serviteurs. Une image frappante de ce nouveau régime de la maîtrise hypermoderne est celle du chef de l’Etat au volant d’une voiture ; le message est clair : les chauffeurs, il en faut pour la fonction, le prestige et la commodité, mais s’il fallait s’en passer, on s’en passerait ! Les maîtres ont appris à conduire, ils sont désormais auto-mobiles ! La disparition de l’armée des serviteurs de l’environnement immédiat de ceux qui, jusqu’alors, étaient servis d’une façon ou d’une autre, produit des modifications sensibles dans la relation que les sujets contemporains entretiennent au monde, au réel et à eux-mêmes. La plupart de ceux dont les ascendants proches (parents, grands-parents ou aïeuls peu éloignés) étaient déchargés par la présence des serviteurs de toute une série de tâches et de soucis du quotidien, se trouvent aujourd’hui établis dans une situation où il leur faut faire face à la totalité ou presque des activités nécessaires à la reproduction de leur existence et de celle de leur groupe restreint d’appartenance ( la famille, en général) par eux-mêmes, installés au cœur de tout un réseau complexe de « prothèses », de robots et d’objets techniques dont la présence est évidemment la condition impérieuse pour qu’ils puissent faire face à la situation créée par la disparition des serviteurs de leur horizon, mais qui, aussi, suscitent l’apparition de toute une série de nouvelles contraintes. L’existence ainsi appareillée par ces objets techniques n’est pas plus libre que celle qui était entourée et soutenue par la présence des serviteurs, elle est, simplement, différente. C’est, surtout, le plus souvent, une existence accablée par cette autonomie en trompe l’oeil qui est le lot, notamment de la nouvelle classe moyenne : Internet, la téléphonie mobile, les transports low cost, la TNT (etc.) lui permettent d’assumer de plus en plus sa vocation « planétaire », de vibrer à l’unisson de la globalisation en cours, mais il lui faut, en contrepartie, faire face sur tous les fronts : veiller à donner aux enfants une éducation « utile », peupler leurs loisirs conformément à leur rang imaginé, se plier aux horaires souples et rester disponible pour les besoins de l’entreprise pendant les vacances et les week-ends, guetter les soldes, entretenir la voiture, faire réparer la toiture de la résidence secondaire, procéder soi-même au tri sélectif des déchets, suivre ses e-mails – bref un existence non pas libérée mais au contraire constamment surmenée et suroccupée sous l’effet, notamment du retrait des serviteurs et ce dans un environnement surpeuplé d’objets techniques dont l’usage tend à transformer aussi les nouveaux maîtres en techniciens polyvalents. Aristote, dans sa grande sagesse, relevait cet usage premier de l’esclave : il est celui dont la fonction est de permettre au maître de disposer de son temps – non pas tant pour se distraire ou s’adonner au plaisir que pour se consacrer aux affaires publiques, conformément à sa vocation de citoyen, d’homme libre. Au fond, l’utilité du serviteur est toujours demeurée en premier lieu de cette espèce – quand bien même les maîtres auraient depuis longtemps (à l’instar du Comte Almaviva et de tous ses semblables) substitué le penchant immodéré pour les plaisirs au sens du bien public. Sous cet angle, le calcul opéré par les nouveaux maîtres qui les conduit à se soustraire à la présence immédiate des serviteurs est de courte portée : il ne leur assure pas un surcroît de temps libre, d’oisiveté utile ou jouissive, mais au contraire, il les enferme dans une forme d’autarcie et d’isolement dont l’équivalent topologique est constitué par ces communautés fermées (gated communities) où s’enferment à triple tour les nouveaux patriciens, un peu partout dans le monde. Les vigiles, gardiens, jardiniers, femmes de ménage et toute l’armée innombrable des personnels de service qui s’y activent pour le confort et la sécurité des maîtres effectuent des heures de transports incommodes pour rejoindre ces isolats sanctuarisés situés à des kilomètres et des kilomètres des quartiers de relégation, cités, taudis, voire bidonvilles où ils vivent entassés avec leurs familles. Tout se passe aujourd’hui comme si les maîtres et les serviteurs vivaient sur des planètes différentes. Non pas que les premiers n’aient plus besoin des seconds, d’aucune manière – c’est tout le contraire qui est vrai, dans la mesure même où nous vivons dans un monde où les richesses et les capacités de décision sont de plus en plus concentrées entre les mains d’oligarques considérant comme naturel de tenir le destin du monde dans le creux de leur main et de considérer les peuples et les gens ordinaires comme de simples exécutants de leurs verdicts – mais que seraient-ils donc si cette multitude rivée à leurs décret déclarait tout à trac un état de désobéissance généralisé ? Mais là est précisément le problème : tout en ayant desserré l’emprise directe que les serviteurs exerçaient sur eux, en ayant créé une distance salutaire avec ces derniers, les maîtres exercent aujourd’hui sur les serviteurs un ascendant dont on chercherait bien en vain l’équivalent dans les séquences imaginées par Beaumarchais ou Brecht, des moments dans lesquels le serviteur, constamment, voit clair dans le jeu du maître et tient sa position propre en opposant ses raisons, ses pensées et ses intérêts aux siens. Aujourd’hui, alors même que les corps des uns et des autres tendent à se séparer, à vivre dans des espaces et selon des modalités ou des régimes de plus en plus hétérogènes, ce sont étrangement, grotesquement, dirais-je presque, leurs pensées, leurs énoncés, leurs positions qui tendent de plus en plus à s’imbriquer les uns dans les autres, au point, parfois, de devenir indistincts – lorsque se compose notamment le consensus anomique à propos de questions d’intérêt général où la langue des maîtres tend à faire office d’idiome universel – « la crise », le « terrorisme », la dette grecque, la crise libyenne et le reste… Aujourd’hui, la perpétuation des conditions générales de la subalternité et de l’hétéronomie du plus grand nombre passe par ce double dispositif : des répartitions impitoyables des corps, selon les espèces d’appartenance, dans l’espace – urbain, entre autres – et une inlassable activité de colonisation et de formatage des esprits et des discours de la masse, une homogénéisation et un rassemblement des énoncés possibles, aux conditions de l’hégémonie contemporaine – impériale, occidentale, libérale, « démocratique », etc.
Jamais la distance qui, désormais, sépare le « monde » des serviteurs de celui des maîtres n’est apparue dans une lumière aussi crue que lors de l’épilogue provisoire qu’a connu, il y a quelques semaines, ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire DSK ». Une fois dissipé le rideau de fumée des rodomontades du procureur Vance, la plaignante se trouve, avec l’abandon des poursuites pénales, renvoyée à sa condition d’immigrée pauvre et de réfugiée, louche, nécessairement louche, menteuse par vocation et associée au trafic de drogue par destination. De subalterne issue du monde colonial et dont, par conséquent, la voix, la parole, la plainte ne demandent qu’à être brouillées et couvertes par celle de l’énonciateur légitime – en l’occurrence le New York Times qui, préemptant la décision du procureur, énonce sur un ton sans réplique et pour tout dire impérial le verdict de « non crédibilité » à propos de la femme de chambre. Que le serviteur se trouve être en l’occurrence une femme issue du monde colonial, vouée aux tâches les plus humbles et victime d’un acte de prédation à elle infligé par un représentant très éminent de l’espèce patricienne – voilà qui tend à ériger ce supposé fait divers au rang de fable sur le présent et l’état actuel de la relation entre maîtres et serviteurs. Que l’arbitre autoproclamé du conflit se trouve être en l’occurrence davantage un journal qu’une instance ayant vocation à dire le droit, un journal dont le moins que l’on puisse dire est que, culturellement, politiquement, socialement, bref, du point de vue de la guerre des espèces humaines, il se tient plus près de M. Strauss-Kahn que de Mme Diallo – voilà qui ne nous étonnera que modérément. Mais voilà aussi qui, du coup, nous aidera à comprendre que, plus que jamais, le conflit opposant le serviteur au maître est, aujourd’hui, de l’ordre du différend, au sens que Lyotard a donné à ce terme, et non pas du litige : dès lors que l’instance arbitrale devant laquelle la plaignante avait espéré faire entendre sa plainte se dérobe, où les enjeux de l’hégémonie l’emportent sur ceux de la justice, où la guerre des espèces surdétermine et biaise la procédure, la victime, n’ayant pu faire reconnaître le tort subi se trouve renvoyée au plus immémorial de la violence sertie dans le rapport entre maîtres et serviteurs, à cette violence comme l’inarticulable même. Jamais, autant que dans cette scène post-coloniale anthologique, le maître et le serviteur, la domestique, plutôt, n’auront à ce point été éloignés en tout, exclus, de tout partage, de tout échange, de toute communication, de toute espèce de communauté humaine – et ce dans l’espace même du huis-clos obscène où leurs deux corps se rencontrent et s’affrontent. Figaro, Jacques, Matti même, lorsqu’ils avaient à se plaindre de leurs maîtres respectifs, s’entendaient à donner voix au tort et pas seulement à énoncer leurs doléances ; leur capacité d’interpellation directe du maître était sans limite et elle laissait bien souvent ce dernier sans voix. Aujourd’hui, les patriciens interposent entre eux et les plébéiens une armée d’hommes de l’art, avocats, négociateurs patentés, juges gardes du corps et agents de sécurité, dès lors qu’une plainte se fait entendre du côté des seconds. C’est au point qu’un échange direct à propos du litige en cours, entre la femme de chambre du Sofitel et l’ex-patron du FMI apparaît aujourd’hui comme la chose la plus inimaginable qui soit – littéralement, tout se passe comme si l’un et l’autre n’avaient pas de monde commun, pas de langue commune, n’appartenaient pas à la même espèce – l’humanité pourtant réputée une, indivisible, insécable… Tentons cependant de trouver, envers et contre tout, une prise sur la violence indicible de ce rapport, de ce jeu de forces adverses, en deux énoncés :
- La stratégie de la domination, dans sa relation avec l’enjeu racial et « spécique » serait aujourd’hui celle-ci : faire toute leur place aux Obama, dans les rangs du patriarcat, et renvoyer d’autant plus inflexiblement les Nafissatou Diallo à leur condition de femme immigrée, de plébéienne, d’espèce pauvre en droits.
- Un DSK, membre de l’oligarchie mondialisée, n’a pas besoin de mentir sur son passé lorsqu’il entre aux Etats-Unis pour prendre ses fonctions de directeur du FMI. Mme Diallo, elle, doit prendre quelques libertés avec la vérité, si elle veut y obtenir l’asile. Ce qui, au rebond, va permettre de la disqualifier comme « menteuse » lorsqu’elle entre en conflit avec le précédent. Toute la violence invisible, inarticulable de la relation asymétrique entre les uns et les autres est là : les demandeurs d’asile, c’est bien connu, « arrangent » et « pimentent » leurs histoires de vie – afin de se mettre en conformité avec les réquisits de l’administration des pays où ils demandent à être accueillis. Mais cette « règle » cachée les prend dans un double lien : « menteurs » par obligation, ils deviennent des suspects. Les maîtres, eux, qui comme chacun sait, ne mentent jamais, sont des citoyens, des ayants-droit dotés d’une impeccable constitution morale. Rien de plus simple alors peur eux que de tirer des traites sur cet avantage structurel dès lors qu’un scandale surgit à propos de la manière dont ils s’y prennent pour rétablir cette sorte d’Ancien régime rampant que l’on voit prospérer tous les jours sous nos yeux. Est-ce un hasard si l’affaire DSK nous est apparue comme un plagiat – une minable paraphrase de l’épisode fameux par lequel s’inaugure la carrière scandaleuse du Marquis de Sade – « l’Affaire d’Arcueil » ?
Alain Brossat
Maîtres et serviteurs – nouvelle donne ? / 16 octobre 2011
Texte publié sur Ici et ailleurs
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Maîtres et serviteurs – nouvelle donne ? (1) / Alain Brossat

Au commencement, il y a comme souvent dans une argumentation philosophique, cet axiome, que je pose : pour nous autres humains vivant en société, la vie commune, c’est aussi la vie divisée. La division (et donc le conflit) ne surviennent pas comme la conséquence directe ou indirecte de telle ou telle décision, action, enchaînement de causes et d’effets – elle est au contraire le « déjà-là » , non pas comme origine mais comme sans origine – ce que je nomme l’immémorial. Et cet immémorial est, pour nous et parmi nous, comme une institution qui nous structure comme elle nous assujettit – qui établit la division au cœur de notre condition de sujets, qui fait de nous des sujets traversés – et donc fendus – par la division. Innombrables sont, naturellement, les façons de peupler cette division, de l’animer et lui donner du corps en nommant ses acteurs supposés. Grecs et Perses, hommes et femmes, démocrates et oligarques, Normands et Saxons, catholiques et protestants, aryens et juifs – un gag risqué consisterait à poursuivre ainsi l’énumération pendant la soirée entière, en guise de conférence, avant d’inviter le public à choisir, à la majorité simple, le couple divisé auquel va sa prédilection… Mais la philosophie n’est guère amie, depuis Socrate, de ces appels à la sanction du plus grand nombre sur un enjeu de pensée. Je soutiendrai donc que la figure-mère de la division, celle qui s’établit au fondement de toute approche politique de la division, comme fait et comme question, est celle qui se nomme dans les termes de la relation entre le maître et le serviteur – le maître et le serviteur comme couple divisé. La nomenclature à laquelle je recours ici est, je serai le premier à l’admettre, assez fragile, plastique. Longtemps, la bien connue Dialektik du Herr et du Knecht selon Hegel, a été faussement traduite en français par « dialectique du maître et de l’esclave », avant que de plus récentes et plus précises traductions rectifient : dialectique du maître et du serviteur. Mais, en allemand moderne, le mot Herr veut dire aussi bien d’autres choses que « maître », tout comme Knecht peut se traduire aussi bien par « valet », comme dans le titre de la pièce de Brecht – Maître Puntila et son valet Matti. Sans oublier que, littéralement, celui qui sert (dienen) se dira plutôt, aujourd’hui, Diener que Knecht, un mot dans lequel s’entend très fort la relation de subalternité, la soumission (au maître), dans une relation de type féodal… Tout ceci n’étant mentionné qu’à une seule fin : préciser qu’il ne s’agit pas d’entendre ici le maître et le serviteur comme des essences fixes et immuables, mais plutôt de présenter la relation sans cesse reconduite, réintensifiée dans laquelle est en question la « maîtrise » de l’un et, non pas la servitude ni la condition serve, mais la position du serviteur de l’autre sont en question en tant que figure transhistorique de la conflictualité politique, c’est-à-dire, au fond, de la vie politique. J’ai essayé de montrer dans un essai paru il y a quelques années, le Serviteur et son maître – essai sur le sentiment plébéien, comment, à l’orée de notre modernité, la dispute qui oppose le serviteur au maître, dans le théâtre de Beaumarchais, dans Jacques le fataliste, constitue le creuset d’une épreuve de force dont l’égalité est l’enjeu. Le plébéien, serviteur devenu ingouvernable et raisonneur intarissable, apparaît comme le héraut d’une démocratie de combat qui ne doit rien à la sagesse des bons législateurs ou à la solidité de ses institutions et tout à l’énergie alliée à l’intelligence stratégique et à la maîtrise du discours manifestées par ce domestique sorti de son rôle, hors de ses gonds… Avec Figaro, avec Jacques, naît une lignée dont les éclats et l’ironie corrosive vont jalonner, de relais en relais, jusqu’à la pièce de Brecht susmentionnée et au delà (The Servant de Joseph Losey) notre modernité politique pour en dévoiler les équivoques et les mensonges.
Je voudrais maintenant essayer de réfléchir, à partir de ces belles scènes, contemporaines des Lumières, sur ce qu’il advient de la relation entre le maître et le serviteur, entre les serviteurs et leurs maîtres dans la déjà assez longue durée de notre modernité, un topos qui nous inclut encore et nous traverse, même si, nous allons le voir, des « époques » ou des « régimes » distincts peuvent y être identifiés. L’axiome posé au début est donc toujours là, comme un principe actif : la division maître(s)-serviteurs(s) demeure un opérateur d’intelligibilité politique, dans ce monde (ou cette époque) même où, comme le dit Agamben, la fantasmagorie de la « classe moyenne planétaire » repousse toujours davantage l’évidence de la persistance de la lutte des classes et tente d’imposer l’idéologie anomique de l’Un indivisé, informe – mais sauvé du régime de l’affrontement perpétuel. En même temps, l’intuition que nous avons du présent nous suggère que quelque chose d’essentiel s’est déplacé, dans la relation des maîtres aux serviteurs, des serviteurs aux maîtres, voire que cette relation aurait changé de régime. Après tout, les Figaro, les Jacques se font rares, tout se passant comme si le secret de ce thymos, cet enthousiasme du serviteur qui, sans violence, ruine les prétentions immémoriales du maître, dépouille la maîtrise de toute consistance, tout en mettant les rieurs de son côté, tout se passe donc comme si ce secret s’était perdu. Mais à quoi donc imputer cette grosse fatigue, cette perte du sens de la répartie qui semble s’être abattus sur les serviteurs d’aujourd’hui ?
L’hypothèse sur laquelle j’aimerais travailler ici suppose la mise en œuvre du couple proximité/éloignement. Il est bien évident, si l’on revient à Figaro et Jacques, que l’un des facteurs, si ce n’est le facteur premier, qui nourrit leur remarquable capacité d’évider la maîtrise – au point qu’à la fin de Jacques le fataliste, le maître finit par énoncer sur le ton de la plaisanterie, mais au fond très sérieusement, que son serviteur est son maître – c’est qu’ils vivent et s’activent, « au service » de leur maître, dans la proximité immédiate et même dans l’intimité de celui-ci. Figaro n’ignore rien des amours et des affaires de son maître, il est son confident et son homme de confiance autant et davantage que son domestique. Leur extrême proximité, dans un même espace, l’étroitesse de leurs liens et cela même qui les rend totalement interdépendants et nourrit l’intrigue « croisée » du Mariage de Figaro. Dans le même sens, Jacques, engagé dans une dispute perpétuelle avec le maître à propos du sens ultime des choses comme des détails les plus triviaux de l’existence, est bien davantage qu’un serviteur, il est l’intelligence pratique du maître, comme cela apparaît au grand jour lors de l’épisode où le maître, laissé à lui-même, se fait voler son cheval et se montre incapable de reprendre pied dans la réalité, alors même que Jacques, se sort avec brio de tout un enchaînement de mauvais pas… Aussi bien chez Beaumarchais que chez Diderot, le maître et le serviteur sont pris dans une relation de complémentarité conflictuelle : l’inégalité des conditions est l’objet de leur dispute inépuisable, mais aucun des pôles de cette relation ne saurait exister sans l’autre, il n’y a pas, derrière ce binôme de sombre histoire d’asservissement, de lutte à mort des consciences et du reste, ce qui est déjà là, de toute éternité, c’est le couple maître/serviteur ; et, si le premier a évidemment besoin du second pour voyager, accéder à ses plaisirs ou entrer dans une passionnante discussion sur tel sujet futile ou sérieux, le second a tout autant besoin du premier pour vérifier, dans la confrontation, sa qualité d’homme à part entière et faire toutes sortes de « démonstrations » dont l’enjeu est, constamment, l’égalité.
On a là, avec ce topos littéraire, mais dont on identifierait déjà la grande forme par exemple dans le Turcaret de Lesage, une approche au fond essentiellement politique et frappée, chez Beaumarchais et Diderot, au coin de ce qu’il est convenu d’appeler l’optimisme des Lumières, une approche de la question de la proximité entre maîtres et serviteurs sur laquelle je voudrais m’arrêter plus longuement maintenant. Je crois que nous avons beaucoup de mal à concevoir aujourd’hui tout ce qu’impliquait, en termes de mode de vie, de subjectivités, de perception du monde humain, de discours public (etc.) la forme sensible, pratique que prenait naguère encore la division du monde en maîtres et serviteurs – celle qui a prévalu sous nos latitudes, en gros, jusqu’à la Première, voire la Seconde Guerre mondiale(s). Je veux parler du fait que, si l’on met la classe ouvrière et la toute petite paysannerie à part, le monde social était vraiment divisé en serveurs et servis, même la toute petite-bourgeoisie avait des servantes, des bonnes, le moindre paysan propriétaire avait un ou des domestiques, des valets de ferme, et la domesticité était une espèce sociale infiniment diverse, traversée par toutes sortes de sous-espèces et de hiérarchies – ainsi que le montre superbement un film comme la Règle du jeu ( Renoir, 1939). Je dis ici « serveurs et servis » pour mettre l’accent sur le caractère décisif, en termes culturels et politiques, en termes de mœurs et de civilisation, en termes de gestes, de la forme de division que je veux faire apparaître ici – et qui est cela, précisément, que nous avons si vite, trop vite, oublié : dans ce monde que nous avons « perdu » ( même si, dans le nôtre, les « belles personnes » ont encore souvent des chauffeurs), être du bon côté de la barrière sociale, faire partie de la société à proprement parler, au sens traditionnel et non sociologique du mot, cela signifiait être servi : donc, avoir à sa disposition et comme tout naturellement, un certain nombre de truchements dont le rôle et la fonction étaient d’effectuer quantité de gestes ou d’opérations dont il était exclu par convention que vous les réalisiez vous-mêmes – au point d’ailleurs qu’il était à peu près inimaginable pour l’espèce des servis qu’ils pussent les effectuer sans ce recours au serveur. Ces gestes et opérations sont innombrables et variables, j’en énumère, pêle-mêle quelques uns : se lever, se coucher, s’habiller, manger (s’approvisionner, cuisiner, servir, desservir…), se chausser, se laver, entretenir sa garde-robe, laver ses vêtements, s’occuper de son intérieur, ranger, évacuer ses excréments, éduquer les enfants, etc., etc. Ces gestes supposent, davantage encore que la proximité, des formes de promiscuité et parfois d’intimité entre maîtres et serviteurs. Sans vouloir tomber dans d’inutiles provocations scatologiques, je voudrais insister ici sur l’importance de la merde comme élément symbolique de cette promiscuité. Ce n’est au fond que depuis un peu plus d’un demi-siècle que la part d’humanité à laquelle nous appartenons est devenue autonome dans l’administration, si l’on peut dire, de ses fonctions organiques – ceci grâce à l’invention des toilettes équipées de chasses d’eau. Jusqu’alors, la domesticité avait cette sorte de connaissance particulièrement intime et triviale de ses maîtres via notamment ces pots de chambre et autres seaux hygiéniques qu’il lui fallait transporter, vider et nettoyer, notamment, le matin, lorsque les chambres étaient faites. Les excréments, la merde et l’urine, entraient littéralement en composition dans la relation des serviteurs aux maîtres et ils dotaient les premiers, la domesticité, d’une connaissance intime des seconds par le côté le plus bas, le plus grossier, le plus organique – celui où les éventuelles prétentions des maîtres à représenter une espèce substantiellement et intrinsèquement supérieure à celle des serviteurs pouvaient être aisément dissoute dans cet élément « organique » – le partage de la merde comme principe d’égalisation des conditions et argument dans la lutte du serviteur contre le préjugé « spécique ». Aujourd’hui et par le plus grand des contrastes avec cette topographie rapidement dessinée, même le plus haut dignitaire de l’Etat, même le plus extravagant des milliardaires en dollars est seul et autonome face à ses fonctions organiques. Tout au plus, son raffinement et son appartenance au patriciat planétaire se manifesteront-ils par la possession d’un WC japonais multifonctions, généralement de marque Toto, un appareillage dont, nous, Européens, pouvons difficilement imaginer le raffinement… Je me suis étendu un peu sur cet exemple vaguement scabreux pour illustrer mon argument, mais j’aurais aussi bien pu insister sur d’autres figures, plus attendues. Il est notamment bien connu que durant tout cet âge « classique », si l’on veut, de la relation maître-serviteur, le premier a une fâcheuse tendance à lutiner le serviteur lorsque celui-ci se trouve être une femme, et à l’engrosser au passage. Autant, comme l’a montré Alain Boureau, le « droit de cuissage » (dont Beaumarchais, dans le Mariage de Figaro, tire le meilleur parti) est un mythe, une production culturelle davantage qu’une réalité historique, autant la promiscuité sexuelle entre le maître « bourgeois » et fille du peuple faisant office de domestique, servante, gouvernante, cuisinière dans son foyer est, tout au long du XIX° et de la première moitié du XX° siècle, une réalité massive et irrécusable. Même Marx, féroce critique de l’hypocrisie de la morale bourgeoise, se trouva impitoyablement assigné à la place du maître dès lors qu’il fit un enfant à la bonne et dont il ne songea jamais à assumer la paternité… Ce topos inépuisable, comme en témoigne le roman, le feuilleton, le cinéma… est intéressant pour notre propos, car il démontre la parfaite compatibilité, dans cette relation, entre promiscuité sexuelle et absence de véritable intimité affective, sentimentale, morale. Le maître assume ici le rôle du prédateur sexuel, dans le cadre d’une économie domestique qui accorde tacitement toute sa place à ce type de « prélèvement » – et nullement dans celui de l’amant ou moins encore de l’amoureux. La « petite bonne » engrossée à seize ans par le bourgeois quadragénaire, au reste bon époux, bon père de famille et bon catholique, remplit ici au fond une fonction classiquement aristotélicienne de « moyen » et non de fin, truchement du plaisir de son maître, comme elle le fait lorsqu’elle le sert à table, lave son linge, s’occupe de ses enfants, etc.
On a donc là, très sommairement esquissé, un état de la civilisation dans lequel toute une partie variable, minoritaire, mais dotée d’un « capital social » fort, les patriciens, les possédants, les couches supérieures de la société, n’a accès au monde et au « réel », dans toutes sortes de dimensions pratiques de l’existence, que par le biais, l’intermédiaire, la médiation d’hommes et de femmes-moyens, en général, plutôt que simples « instruments » vivants. La relation qui se trouve ainsi nouée entre les premiers et les seconds est plus complexe qu’il n’y paraît : certes, l’horizon de ceux qui servent est l’hétéronomie et la subalternité, donc une certaine forme d’état de minorité, ce qui est la raison pour laquelle, soit noté en passant, un certain nombre d’acteurs très radicaux de la Révolution française était hostile à l’attribution du droit de vote aux domestiques et aux gens de maison – puisque, littéralement, ils ne s’appartiennent pas. Mais, d’un autre côté, motif magnifiquement « mis en philosophie » (comme on dit « mis en musique ») par Hegel dans la dialectique du Herr et du Knecht, motif central aussi bien dans les œuvres de Beaumarchais et Diderot déjà mentionné, le serviteur tient sa revanche dès lors qu’il est celui sans l’intervention duquel le maître n’a pas accès au « monde réel » dans toutes sortes de domaines de la vie quotidienne ; dès lors, pourrait-on dire, dans certaines situations (celle du roman de Diderot, par exemple, ou bien dans la fiction imaginée par Joseph Losey – The Servant) dès lors que le serviteur « fonctionne » comme le « principe de réalité » du maître. Le serviteur retrouve dès lors dans cette position quelque chose comme une puissance seconde, et ceci au cœur de la subalternité même, au cœur de l’hétéronomie même. Cette puissance seconde, c’est celle qu’expérimente avec une sorte de satisfaction ironique Jacques face au désarroi du maître incapable d’effectuer les mouvements les plus simples dans la vie courante sans le secours de son serviteur ; c’est celle que découvre Matti chaque fois que son maître est saoul et doit être tiré d’un mauvais pas ou reconduit chez lui. Cette puissance se trouve naturellement renouvelée dans les sociétés modernes du fait que le serviteur y est, contrairement à l’esclave ou au serf, un travailleur libre, et doté de ce fait de la capacité de quitter le maître si la relation qui les lie lui devient insupportable – ce que fait d’ailleurs Matti à la fin de la pièce de Brecht.
C’est ici, je crois, que se situe le point d’inflexion entre la figure traditionnelle de la relation maître-serviteur et celle qui tend aujourd’hui à s’imposer. Ce n’est pas seulement le serviteur qui découvre, à l’expérience du service aux formes multiples auquel il se trouve astreint, les lignes de fuite qui s’ouvrent à lui hors de la pure et simple condition de subalternité et de la position d’hétéronomie – le capital dont le dote sa situation charnière entre le maître et le monde, bien davantage, donc, que celle d’un pur moyen ou instrument « entre les mains » du maître. C’est ce dernier aussi qui va découvrir dans la durée et à l’épreuve de sa relation avec le (les) serviteur(s) combien il est tombé dans la dépendance de celui/ceux-ci et combien, du coup, il se trouve à la merci de l’évolution de leurs dispositions, de leur rétivité, de leurs contre-conduites. Dans les sociétés modernes, du fait de l’expérience historique, notamment celle des soulèvements et des révolutions, la caste des maîtres ne peut conserver l’illusion selon laquelle ceux qui les servent et auxquels ils commandent seraient destinés de par leur nature propre à leur être soumis. Ils savent que ce n’est pas un décret de la nature mais une violence spécifique, instituée qui établit la partition entre les uns et les autres. Ils savent donc qu’il y a quelque chose d’inéluctable dans les différentes formes de conduites de résistance et de désaffection qui se manifestent dans le camp des serviteurs ; car au fond ceux-ci, à défaut de pouvoir désormais être considérés comme une espèce naturelle, doivent être pris au sérieux comme espèce dangereuse, dans leur appartenance aux « classes dangereuses », dans leur immanence historique, politique.
Alain Brossat
Maîtres et serviteurs – nouvelle donne ? / 16 octobre 2011
Texte publié sur Ici et ailleurs
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