Cette dangerosité perpétuelle et extrême de « l’espèce » serviteur (domestique) dans les conditions de la modernité, différente de celle du prolétariat, de l’ouvrier émeutier ou révolutionnaire, de la plèbe criminelle – tout en n’étant jamais tout à fait étrangère à celles-ci – , cette réserve d’hyperviolence qui sommeille en tout domestique et constitue comme la face obscure de son intelligence des rapports de dépendance et de soumission qui le lient au maître – c’est cela même qui constitue le matériau d’une pièce comme les Bonnes, de Jean Genet. La maîtrise, ayant perdu, dans nos sociétés, toute espèce de fondement susceptible d’être dit naturel va donc se trouver infiniment suspendue au décret du serviteur, lequel prendra à l’occasion, la forme d’une sécession ou d’un éclat extraordinairement violent. Que faire, donc, pour suspendre cette menace perpétuelle que les variations d’humeur et changements de disposition – mais plus fondamentalement encore, que l’intelligence du serviteur, comme intelligence du quelconque contemporain, fait peser sur la position du maître ? Peu à peu, donc, une nouvelle stratégie va se dégager, manifestant bel et bien l’existence, dans ce jeu d’interactions, d’une intelligence de la maîtrise aussi, de la domination aussi – facteur qu’élude trop souvent un certain populisme prompt à dauber sur la stupidité et l’aveuglement des élites abruties par la course au profit et le règne de l’argent facile. Un nouveau dispositif va se mettre en place, tendant à desserrer l’emprise que le serviteur exerce sur le maître, en réduisant leur trop grande proximité, en réduisant les formes de dépendance directe des patriciens à l’endroit des plébéiens, en redéployant les serviteurs dans d’autres espaces, d’autres fonctions, en les astreignant à d’autres gestes, etc. L’un des moyens, crucial, de cette « émancipation » du maître à l’endroit du serviteur est la technique, alliée à l’innovation, à l’apparition de nouvelles technologies, de nouveaux matériaux, de nouveaux objets techniques, d’une profusion de marchandises et biens d’équipement et de consommation nouveaux. Les nouveaux maîtres vont donc apprendre à s’habiller seuls, grâce aux fermetures Eclair et autres scratches, même les femmes, dès l’instant où elles renoncent aux corsets lacés dans le dos et apprennent, adolescentes, à fixer seules leur soutien-gorge, les nouveaux modes de conditionnement et de préparation des aliments vont faire de la cuisinière qui prépare les repas chez les gens aisés une espèce en voie de disparition, le four micro-ondes faisant le reste, et, d’une façon générale, toute une batterie de machines plus ou moins simples ou perfectionnées, de dispositifs, « d’outils » (l’informatique), d’appareils vont repousser les serviteurs hors de l’espace vital des maîtres. Ce n’est évidemment pas une vraie « autonomie » que conquièrent ceux-ci (Moulinex n’ayant à proprement parler jamais libéré ni la femme du peuple ni la grande-bourgeoise) puisqu’il s’agit bien, encore et toujours, de se déplacer vers de nouveaux systèmes de dépendance, non plus à l’endroit d’êtres humains, mais d’appareils ou de dispositifs – Sarkozy, son téléphone portable constamment rivé à l’oreille livre une image assez désolante de cette nouvelle forme de dépendance allant jusqu’à l’addiction. Plutôt que d’autonomie, il s’agirait de parler ici de nouvelles formes d’autarcie. Les machines, certes, se dérèglent, s’usent, tombent en panne, mais, contrairement aux serviteurs, elles ignorent la rétivité, les résistances et les contre-conduites. Par conséquent, en repoussant les incertitudes et les dangers liés à l’humaine condition du serviteur, en s’entourant de tout cet appareillage destiné à remplir quantités de fonctions naguère dévolues aux serviteurs, les maîtres édifient autour d’eux-mêmes toutes sortes d’enveloppes protectrices, ils forment des bulles autarciques, ils s’immunisent contre le spectre de l’ingouvernable, indissociable de l’imprévisibilité du serviteur.
A la fin des fins, bien sûr, nul ne sait, dans nos sociétés, si les machines nous servent ou si, au contraire, nous ne serions, en fin de compte, que leurs appendices. Mais il n’en reste pas moins que, dans la configuration que je décris ici, l’appareillage généralisé de la vie des maîtres, dans toutes les dimensions de leur existence, les allège du poids d’avoir à dépendre de la disponibilité et des bonnes dispositions de leurs serviteurs. Une image frappante de ce nouveau régime de la maîtrise hypermoderne est celle du chef de l’Etat au volant d’une voiture ; le message est clair : les chauffeurs, il en faut pour la fonction, le prestige et la commodité, mais s’il fallait s’en passer, on s’en passerait ! Les maîtres ont appris à conduire, ils sont désormais auto-mobiles ! La disparition de l’armée des serviteurs de l’environnement immédiat de ceux qui, jusqu’alors, étaient servis d’une façon ou d’une autre, produit des modifications sensibles dans la relation que les sujets contemporains entretiennent au monde, au réel et à eux-mêmes. La plupart de ceux dont les ascendants proches (parents, grands-parents ou aïeuls peu éloignés) étaient déchargés par la présence des serviteurs de toute une série de tâches et de soucis du quotidien, se trouvent aujourd’hui établis dans une situation où il leur faut faire face à la totalité ou presque des activités nécessaires à la reproduction de leur existence et de celle de leur groupe restreint d’appartenance ( la famille, en général) par eux-mêmes, installés au cœur de tout un réseau complexe de « prothèses », de robots et d’objets techniques dont la présence est évidemment la condition impérieuse pour qu’ils puissent faire face à la situation créée par la disparition des serviteurs de leur horizon, mais qui, aussi, suscitent l’apparition de toute une série de nouvelles contraintes. L’existence ainsi appareillée par ces objets techniques n’est pas plus libre que celle qui était entourée et soutenue par la présence des serviteurs, elle est, simplement, différente. C’est, surtout, le plus souvent, une existence accablée par cette autonomie en trompe l’oeil qui est le lot, notamment de la nouvelle classe moyenne : Internet, la téléphonie mobile, les transports low cost, la TNT (etc.) lui permettent d’assumer de plus en plus sa vocation « planétaire », de vibrer à l’unisson de la globalisation en cours, mais il lui faut, en contrepartie, faire face sur tous les fronts : veiller à donner aux enfants une éducation « utile », peupler leurs loisirs conformément à leur rang imaginé, se plier aux horaires souples et rester disponible pour les besoins de l’entreprise pendant les vacances et les week-ends, guetter les soldes, entretenir la voiture, faire réparer la toiture de la résidence secondaire, procéder soi-même au tri sélectif des déchets, suivre ses e-mails – bref un existence non pas libérée mais au contraire constamment surmenée et suroccupée sous l’effet, notamment du retrait des serviteurs et ce dans un environnement surpeuplé d’objets techniques dont l’usage tend à transformer aussi les nouveaux maîtres en techniciens polyvalents. Aristote, dans sa grande sagesse, relevait cet usage premier de l’esclave : il est celui dont la fonction est de permettre au maître de disposer de son temps – non pas tant pour se distraire ou s’adonner au plaisir que pour se consacrer aux affaires publiques, conformément à sa vocation de citoyen, d’homme libre. Au fond, l’utilité du serviteur est toujours demeurée en premier lieu de cette espèce – quand bien même les maîtres auraient depuis longtemps (à l’instar du Comte Almaviva et de tous ses semblables) substitué le penchant immodéré pour les plaisirs au sens du bien public. Sous cet angle, le calcul opéré par les nouveaux maîtres qui les conduit à se soustraire à la présence immédiate des serviteurs est de courte portée : il ne leur assure pas un surcroît de temps libre, d’oisiveté utile ou jouissive, mais au contraire, il les enferme dans une forme d’autarcie et d’isolement dont l’équivalent topologique est constitué par ces communautés fermées (gated communities) où s’enferment à triple tour les nouveaux patriciens, un peu partout dans le monde. Les vigiles, gardiens, jardiniers, femmes de ménage et toute l’armée innombrable des personnels de service qui s’y activent pour le confort et la sécurité des maîtres effectuent des heures de transports incommodes pour rejoindre ces isolats sanctuarisés situés à des kilomètres et des kilomètres des quartiers de relégation, cités, taudis, voire bidonvilles où ils vivent entassés avec leurs familles. Tout se passe aujourd’hui comme si les maîtres et les serviteurs vivaient sur des planètes différentes. Non pas que les premiers n’aient plus besoin des seconds, d’aucune manière – c’est tout le contraire qui est vrai, dans la mesure même où nous vivons dans un monde où les richesses et les capacités de décision sont de plus en plus concentrées entre les mains d’oligarques considérant comme naturel de tenir le destin du monde dans le creux de leur main et de considérer les peuples et les gens ordinaires comme de simples exécutants de leurs verdicts – mais que seraient-ils donc si cette multitude rivée à leurs décret déclarait tout à trac un état de désobéissance généralisé ? Mais là est précisément le problème : tout en ayant desserré l’emprise directe que les serviteurs exerçaient sur eux, en ayant créé une distance salutaire avec ces derniers, les maîtres exercent aujourd’hui sur les serviteurs un ascendant dont on chercherait bien en vain l’équivalent dans les séquences imaginées par Beaumarchais ou Brecht, des moments dans lesquels le serviteur, constamment, voit clair dans le jeu du maître et tient sa position propre en opposant ses raisons, ses pensées et ses intérêts aux siens. Aujourd’hui, alors même que les corps des uns et des autres tendent à se séparer, à vivre dans des espaces et selon des modalités ou des régimes de plus en plus hétérogènes, ce sont étrangement, grotesquement, dirais-je presque, leurs pensées, leurs énoncés, leurs positions qui tendent de plus en plus à s’imbriquer les uns dans les autres, au point, parfois, de devenir indistincts – lorsque se compose notamment le consensus anomique à propos de questions d’intérêt général où la langue des maîtres tend à faire office d’idiome universel – « la crise », le « terrorisme », la dette grecque, la crise libyenne et le reste… Aujourd’hui, la perpétuation des conditions générales de la subalternité et de l’hétéronomie du plus grand nombre passe par ce double dispositif : des répartitions impitoyables des corps, selon les espèces d’appartenance, dans l’espace – urbain, entre autres – et une inlassable activité de colonisation et de formatage des esprits et des discours de la masse, une homogénéisation et un rassemblement des énoncés possibles, aux conditions de l’hégémonie contemporaine – impériale, occidentale, libérale, « démocratique », etc.
Jamais la distance qui, désormais, sépare le « monde » des serviteurs de celui des maîtres n’est apparue dans une lumière aussi crue que lors de l’épilogue provisoire qu’a connu, il y a quelques semaines, ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire DSK ». Une fois dissipé le rideau de fumée des rodomontades du procureur Vance, la plaignante se trouve, avec l’abandon des poursuites pénales, renvoyée à sa condition d’immigrée pauvre et de réfugiée, louche, nécessairement louche, menteuse par vocation et associée au trafic de drogue par destination. De subalterne issue du monde colonial et dont, par conséquent, la voix, la parole, la plainte ne demandent qu’à être brouillées et couvertes par celle de l’énonciateur légitime – en l’occurrence le New York Times qui, préemptant la décision du procureur, énonce sur un ton sans réplique et pour tout dire impérial le verdict de « non crédibilité » à propos de la femme de chambre. Que le serviteur se trouve être en l’occurrence une femme issue du monde colonial, vouée aux tâches les plus humbles et victime d’un acte de prédation à elle infligé par un représentant très éminent de l’espèce patricienne – voilà qui tend à ériger ce supposé fait divers au rang de fable sur le présent et l’état actuel de la relation entre maîtres et serviteurs. Que l’arbitre autoproclamé du conflit se trouve être en l’occurrence davantage un journal qu’une instance ayant vocation à dire le droit, un journal dont le moins que l’on puisse dire est que, culturellement, politiquement, socialement, bref, du point de vue de la guerre des espèces humaines, il se tient plus près de M. Strauss-Kahn que de Mme Diallo – voilà qui ne nous étonnera que modérément. Mais voilà aussi qui, du coup, nous aidera à comprendre que, plus que jamais, le conflit opposant le serviteur au maître est, aujourd’hui, de l’ordre du différend, au sens que Lyotard a donné à ce terme, et non pas du litige : dès lors que l’instance arbitrale devant laquelle la plaignante avait espéré faire entendre sa plainte se dérobe, où les enjeux de l’hégémonie l’emportent sur ceux de la justice, où la guerre des espèces surdétermine et biaise la procédure, la victime, n’ayant pu faire reconnaître le tort subi se trouve renvoyée au plus immémorial de la violence sertie dans le rapport entre maîtres et serviteurs, à cette violence comme l’inarticulable même. Jamais, autant que dans cette scène post-coloniale anthologique, le maître et le serviteur, la domestique, plutôt, n’auront à ce point été éloignés en tout, exclus, de tout partage, de tout échange, de toute communication, de toute espèce de communauté humaine – et ce dans l’espace même du huis-clos obscène où leurs deux corps se rencontrent et s’affrontent. Figaro, Jacques, Matti même, lorsqu’ils avaient à se plaindre de leurs maîtres respectifs, s’entendaient à donner voix au tort et pas seulement à énoncer leurs doléances ; leur capacité d’interpellation directe du maître était sans limite et elle laissait bien souvent ce dernier sans voix. Aujourd’hui, les patriciens interposent entre eux et les plébéiens une armée d’hommes de l’art, avocats, négociateurs patentés, juges gardes du corps et agents de sécurité, dès lors qu’une plainte se fait entendre du côté des seconds. C’est au point qu’un échange direct à propos du litige en cours, entre la femme de chambre du Sofitel et l’ex-patron du FMI apparaît aujourd’hui comme la chose la plus inimaginable qui soit – littéralement, tout se passe comme si l’un et l’autre n’avaient pas de monde commun, pas de langue commune, n’appartenaient pas à la même espèce – l’humanité pourtant réputée une, indivisible, insécable… Tentons cependant de trouver, envers et contre tout, une prise sur la violence indicible de ce rapport, de ce jeu de forces adverses, en deux énoncés :
- La stratégie de la domination, dans sa relation avec l’enjeu racial et « spécique » serait aujourd’hui celle-ci : faire toute leur place aux Obama, dans les rangs du patriarcat, et renvoyer d’autant plus inflexiblement les Nafissatou Diallo à leur condition de femme immigrée, de plébéienne, d’espèce pauvre en droits.
- Un DSK, membre de l’oligarchie mondialisée, n’a pas besoin de mentir sur son passé lorsqu’il entre aux Etats-Unis pour prendre ses fonctions de directeur du FMI. Mme Diallo, elle, doit prendre quelques libertés avec la vérité, si elle veut y obtenir l’asile. Ce qui, au rebond, va permettre de la disqualifier comme « menteuse » lorsqu’elle entre en conflit avec le précédent. Toute la violence invisible, inarticulable de la relation asymétrique entre les uns et les autres est là : les demandeurs d’asile, c’est bien connu, « arrangent » et « pimentent » leurs histoires de vie – afin de se mettre en conformité avec les réquisits de l’administration des pays où ils demandent à être accueillis. Mais cette « règle » cachée les prend dans un double lien : « menteurs » par obligation, ils deviennent des suspects. Les maîtres, eux, qui comme chacun sait, ne mentent jamais, sont des citoyens, des ayants-droit dotés d’une impeccable constitution morale. Rien de plus simple alors peur eux que de tirer des traites sur cet avantage structurel dès lors qu’un scandale surgit à propos de la manière dont ils s’y prennent pour rétablir cette sorte d’Ancien régime rampant que l’on voit prospérer tous les jours sous nos yeux. Est-ce un hasard si l’affaire DSK nous est apparue comme un plagiat – une minable paraphrase de l’épisode fameux par lequel s’inaugure la carrière scandaleuse du Marquis de Sade – « l’Affaire d’Arcueil » ?
Alain Brossat
Maîtres et serviteurs – nouvelle donne ? / 16 octobre 2011
Texte publié sur Ici et ailleurs
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