Au commencement, il y a comme souvent dans une argumentation philosophique, cet axiome, que je pose : pour nous autres humains vivant en société, la vie commune, c’est aussi la vie divisée. La division (et donc le conflit) ne surviennent pas comme la conséquence directe ou indirecte de telle ou telle décision, action, enchaînement de causes et d’effets – elle est au contraire le « déjà-là » , non pas comme origine mais comme sans origine – ce que je nomme l’immémorial. Et cet immémorial est, pour nous et parmi nous, comme une institution qui nous structure comme elle nous assujettit – qui établit la division au cœur de notre condition de sujets, qui fait de nous des sujets traversés – et donc fendus – par la division. Innombrables sont, naturellement, les façons de peupler cette division, de l’animer et lui donner du corps en nommant ses acteurs supposés. Grecs et Perses, hommes et femmes, démocrates et oligarques, Normands et Saxons, catholiques et protestants, aryens et juifs – un gag risqué consisterait à poursuivre ainsi l’énumération pendant la soirée entière, en guise de conférence, avant d’inviter le public à choisir, à la majorité simple, le couple divisé auquel va sa prédilection… Mais la philosophie n’est guère amie, depuis Socrate, de ces appels à la sanction du plus grand nombre sur un enjeu de pensée. Je soutiendrai donc que la figure-mère de la division, celle qui s’établit au fondement de toute approche politique de la division, comme fait et comme question, est celle qui se nomme dans les termes de la relation entre le maître et le serviteur – le maître et le serviteur comme couple divisé. La nomenclature à laquelle je recours ici est, je serai le premier à l’admettre, assez fragile, plastique. Longtemps, la bien connue Dialektik du Herr et du Knecht selon Hegel, a été faussement traduite en français par « dialectique du maître et de l’esclave », avant que de plus récentes et plus précises traductions rectifient : dialectique du maître et du serviteur. Mais, en allemand moderne, le mot Herr veut dire aussi bien d’autres choses que « maître », tout comme Knecht peut se traduire aussi bien par « valet », comme dans le titre de la pièce de Brecht – Maître Puntila et son valet Matti. Sans oublier que, littéralement, celui qui sert (dienen) se dira plutôt, aujourd’hui, Diener que Knecht, un mot dans lequel s’entend très fort la relation de subalternité, la soumission (au maître), dans une relation de type féodal… Tout ceci n’étant mentionné qu’à une seule fin : préciser qu’il ne s’agit pas d’entendre ici le maître et le serviteur comme des essences fixes et immuables, mais plutôt de présenter la relation sans cesse reconduite, réintensifiée dans laquelle est en question la « maîtrise » de l’un et, non pas la servitude ni la condition serve, mais la position du serviteur de l’autre sont en question en tant que figure transhistorique de la conflictualité politique, c’est-à-dire, au fond, de la vie politique. J’ai essayé de montrer dans un essai paru il y a quelques années, le Serviteur et son maître – essai sur le sentiment plébéien, comment, à l’orée de notre modernité, la dispute qui oppose le serviteur au maître, dans le théâtre de Beaumarchais, dans Jacques le fataliste, constitue le creuset d’une épreuve de force dont l’égalité est l’enjeu. Le plébéien, serviteur devenu ingouvernable et raisonneur intarissable, apparaît comme le héraut d’une démocratie de combat qui ne doit rien à la sagesse des bons législateurs ou à la solidité de ses institutions et tout à l’énergie alliée à l’intelligence stratégique et à la maîtrise du discours manifestées par ce domestique sorti de son rôle, hors de ses gonds… Avec Figaro, avec Jacques, naît une lignée dont les éclats et l’ironie corrosive vont jalonner, de relais en relais, jusqu’à la pièce de Brecht susmentionnée et au delà (The Servant de Joseph Losey) notre modernité politique pour en dévoiler les équivoques et les mensonges.
Je voudrais maintenant essayer de réfléchir, à partir de ces belles scènes, contemporaines des Lumières, sur ce qu’il advient de la relation entre le maître et le serviteur, entre les serviteurs et leurs maîtres dans la déjà assez longue durée de notre modernité, un topos qui nous inclut encore et nous traverse, même si, nous allons le voir, des « époques » ou des « régimes » distincts peuvent y être identifiés. L’axiome posé au début est donc toujours là, comme un principe actif : la division maître(s)-serviteurs(s) demeure un opérateur d’intelligibilité politique, dans ce monde (ou cette époque) même où, comme le dit Agamben, la fantasmagorie de la « classe moyenne planétaire » repousse toujours davantage l’évidence de la persistance de la lutte des classes et tente d’imposer l’idéologie anomique de l’Un indivisé, informe – mais sauvé du régime de l’affrontement perpétuel. En même temps, l’intuition que nous avons du présent nous suggère que quelque chose d’essentiel s’est déplacé, dans la relation des maîtres aux serviteurs, des serviteurs aux maîtres, voire que cette relation aurait changé de régime. Après tout, les Figaro, les Jacques se font rares, tout se passant comme si le secret de ce thymos, cet enthousiasme du serviteur qui, sans violence, ruine les prétentions immémoriales du maître, dépouille la maîtrise de toute consistance, tout en mettant les rieurs de son côté, tout se passe donc comme si ce secret s’était perdu. Mais à quoi donc imputer cette grosse fatigue, cette perte du sens de la répartie qui semble s’être abattus sur les serviteurs d’aujourd’hui ?
L’hypothèse sur laquelle j’aimerais travailler ici suppose la mise en œuvre du couple proximité/éloignement. Il est bien évident, si l’on revient à Figaro et Jacques, que l’un des facteurs, si ce n’est le facteur premier, qui nourrit leur remarquable capacité d’évider la maîtrise – au point qu’à la fin de Jacques le fataliste, le maître finit par énoncer sur le ton de la plaisanterie, mais au fond très sérieusement, que son serviteur est son maître – c’est qu’ils vivent et s’activent, « au service » de leur maître, dans la proximité immédiate et même dans l’intimité de celui-ci. Figaro n’ignore rien des amours et des affaires de son maître, il est son confident et son homme de confiance autant et davantage que son domestique. Leur extrême proximité, dans un même espace, l’étroitesse de leurs liens et cela même qui les rend totalement interdépendants et nourrit l’intrigue « croisée » du Mariage de Figaro. Dans le même sens, Jacques, engagé dans une dispute perpétuelle avec le maître à propos du sens ultime des choses comme des détails les plus triviaux de l’existence, est bien davantage qu’un serviteur, il est l’intelligence pratique du maître, comme cela apparaît au grand jour lors de l’épisode où le maître, laissé à lui-même, se fait voler son cheval et se montre incapable de reprendre pied dans la réalité, alors même que Jacques, se sort avec brio de tout un enchaînement de mauvais pas… Aussi bien chez Beaumarchais que chez Diderot, le maître et le serviteur sont pris dans une relation de complémentarité conflictuelle : l’inégalité des conditions est l’objet de leur dispute inépuisable, mais aucun des pôles de cette relation ne saurait exister sans l’autre, il n’y a pas, derrière ce binôme de sombre histoire d’asservissement, de lutte à mort des consciences et du reste, ce qui est déjà là, de toute éternité, c’est le couple maître/serviteur ; et, si le premier a évidemment besoin du second pour voyager, accéder à ses plaisirs ou entrer dans une passionnante discussion sur tel sujet futile ou sérieux, le second a tout autant besoin du premier pour vérifier, dans la confrontation, sa qualité d’homme à part entière et faire toutes sortes de « démonstrations » dont l’enjeu est, constamment, l’égalité.
On a là, avec ce topos littéraire, mais dont on identifierait déjà la grande forme par exemple dans le Turcaret de Lesage, une approche au fond essentiellement politique et frappée, chez Beaumarchais et Diderot, au coin de ce qu’il est convenu d’appeler l’optimisme des Lumières, une approche de la question de la proximité entre maîtres et serviteurs sur laquelle je voudrais m’arrêter plus longuement maintenant. Je crois que nous avons beaucoup de mal à concevoir aujourd’hui tout ce qu’impliquait, en termes de mode de vie, de subjectivités, de perception du monde humain, de discours public (etc.) la forme sensible, pratique que prenait naguère encore la division du monde en maîtres et serviteurs – celle qui a prévalu sous nos latitudes, en gros, jusqu’à la Première, voire la Seconde Guerre mondiale(s). Je veux parler du fait que, si l’on met la classe ouvrière et la toute petite paysannerie à part, le monde social était vraiment divisé en serveurs et servis, même la toute petite-bourgeoisie avait des servantes, des bonnes, le moindre paysan propriétaire avait un ou des domestiques, des valets de ferme, et la domesticité était une espèce sociale infiniment diverse, traversée par toutes sortes de sous-espèces et de hiérarchies – ainsi que le montre superbement un film comme la Règle du jeu ( Renoir, 1939). Je dis ici « serveurs et servis » pour mettre l’accent sur le caractère décisif, en termes culturels et politiques, en termes de mœurs et de civilisation, en termes de gestes, de la forme de division que je veux faire apparaître ici – et qui est cela, précisément, que nous avons si vite, trop vite, oublié : dans ce monde que nous avons « perdu » ( même si, dans le nôtre, les « belles personnes » ont encore souvent des chauffeurs), être du bon côté de la barrière sociale, faire partie de la société à proprement parler, au sens traditionnel et non sociologique du mot, cela signifiait être servi : donc, avoir à sa disposition et comme tout naturellement, un certain nombre de truchements dont le rôle et la fonction étaient d’effectuer quantité de gestes ou d’opérations dont il était exclu par convention que vous les réalisiez vous-mêmes – au point d’ailleurs qu’il était à peu près inimaginable pour l’espèce des servis qu’ils pussent les effectuer sans ce recours au serveur. Ces gestes et opérations sont innombrables et variables, j’en énumère, pêle-mêle quelques uns : se lever, se coucher, s’habiller, manger (s’approvisionner, cuisiner, servir, desservir…), se chausser, se laver, entretenir sa garde-robe, laver ses vêtements, s’occuper de son intérieur, ranger, évacuer ses excréments, éduquer les enfants, etc., etc. Ces gestes supposent, davantage encore que la proximité, des formes de promiscuité et parfois d’intimité entre maîtres et serviteurs. Sans vouloir tomber dans d’inutiles provocations scatologiques, je voudrais insister ici sur l’importance de la merde comme élément symbolique de cette promiscuité. Ce n’est au fond que depuis un peu plus d’un demi-siècle que la part d’humanité à laquelle nous appartenons est devenue autonome dans l’administration, si l’on peut dire, de ses fonctions organiques – ceci grâce à l’invention des toilettes équipées de chasses d’eau. Jusqu’alors, la domesticité avait cette sorte de connaissance particulièrement intime et triviale de ses maîtres via notamment ces pots de chambre et autres seaux hygiéniques qu’il lui fallait transporter, vider et nettoyer, notamment, le matin, lorsque les chambres étaient faites. Les excréments, la merde et l’urine, entraient littéralement en composition dans la relation des serviteurs aux maîtres et ils dotaient les premiers, la domesticité, d’une connaissance intime des seconds par le côté le plus bas, le plus grossier, le plus organique – celui où les éventuelles prétentions des maîtres à représenter une espèce substantiellement et intrinsèquement supérieure à celle des serviteurs pouvaient être aisément dissoute dans cet élément « organique » – le partage de la merde comme principe d’égalisation des conditions et argument dans la lutte du serviteur contre le préjugé « spécique ». Aujourd’hui et par le plus grand des contrastes avec cette topographie rapidement dessinée, même le plus haut dignitaire de l’Etat, même le plus extravagant des milliardaires en dollars est seul et autonome face à ses fonctions organiques. Tout au plus, son raffinement et son appartenance au patriciat planétaire se manifesteront-ils par la possession d’un WC japonais multifonctions, généralement de marque Toto, un appareillage dont, nous, Européens, pouvons difficilement imaginer le raffinement… Je me suis étendu un peu sur cet exemple vaguement scabreux pour illustrer mon argument, mais j’aurais aussi bien pu insister sur d’autres figures, plus attendues. Il est notamment bien connu que durant tout cet âge « classique », si l’on veut, de la relation maître-serviteur, le premier a une fâcheuse tendance à lutiner le serviteur lorsque celui-ci se trouve être une femme, et à l’engrosser au passage. Autant, comme l’a montré Alain Boureau, le « droit de cuissage » (dont Beaumarchais, dans le Mariage de Figaro, tire le meilleur parti) est un mythe, une production culturelle davantage qu’une réalité historique, autant la promiscuité sexuelle entre le maître « bourgeois » et fille du peuple faisant office de domestique, servante, gouvernante, cuisinière dans son foyer est, tout au long du XIX° et de la première moitié du XX° siècle, une réalité massive et irrécusable. Même Marx, féroce critique de l’hypocrisie de la morale bourgeoise, se trouva impitoyablement assigné à la place du maître dès lors qu’il fit un enfant à la bonne et dont il ne songea jamais à assumer la paternité… Ce topos inépuisable, comme en témoigne le roman, le feuilleton, le cinéma… est intéressant pour notre propos, car il démontre la parfaite compatibilité, dans cette relation, entre promiscuité sexuelle et absence de véritable intimité affective, sentimentale, morale. Le maître assume ici le rôle du prédateur sexuel, dans le cadre d’une économie domestique qui accorde tacitement toute sa place à ce type de « prélèvement » – et nullement dans celui de l’amant ou moins encore de l’amoureux. La « petite bonne » engrossée à seize ans par le bourgeois quadragénaire, au reste bon époux, bon père de famille et bon catholique, remplit ici au fond une fonction classiquement aristotélicienne de « moyen » et non de fin, truchement du plaisir de son maître, comme elle le fait lorsqu’elle le sert à table, lave son linge, s’occupe de ses enfants, etc.
On a donc là, très sommairement esquissé, un état de la civilisation dans lequel toute une partie variable, minoritaire, mais dotée d’un « capital social » fort, les patriciens, les possédants, les couches supérieures de la société, n’a accès au monde et au « réel », dans toutes sortes de dimensions pratiques de l’existence, que par le biais, l’intermédiaire, la médiation d’hommes et de femmes-moyens, en général, plutôt que simples « instruments » vivants. La relation qui se trouve ainsi nouée entre les premiers et les seconds est plus complexe qu’il n’y paraît : certes, l’horizon de ceux qui servent est l’hétéronomie et la subalternité, donc une certaine forme d’état de minorité, ce qui est la raison pour laquelle, soit noté en passant, un certain nombre d’acteurs très radicaux de la Révolution française était hostile à l’attribution du droit de vote aux domestiques et aux gens de maison – puisque, littéralement, ils ne s’appartiennent pas. Mais, d’un autre côté, motif magnifiquement « mis en philosophie » (comme on dit « mis en musique ») par Hegel dans la dialectique du Herr et du Knecht, motif central aussi bien dans les œuvres de Beaumarchais et Diderot déjà mentionné, le serviteur tient sa revanche dès lors qu’il est celui sans l’intervention duquel le maître n’a pas accès au « monde réel » dans toutes sortes de domaines de la vie quotidienne ; dès lors, pourrait-on dire, dans certaines situations (celle du roman de Diderot, par exemple, ou bien dans la fiction imaginée par Joseph Losey – The Servant) dès lors que le serviteur « fonctionne » comme le « principe de réalité » du maître. Le serviteur retrouve dès lors dans cette position quelque chose comme une puissance seconde, et ceci au cœur de la subalternité même, au cœur de l’hétéronomie même. Cette puissance seconde, c’est celle qu’expérimente avec une sorte de satisfaction ironique Jacques face au désarroi du maître incapable d’effectuer les mouvements les plus simples dans la vie courante sans le secours de son serviteur ; c’est celle que découvre Matti chaque fois que son maître est saoul et doit être tiré d’un mauvais pas ou reconduit chez lui. Cette puissance se trouve naturellement renouvelée dans les sociétés modernes du fait que le serviteur y est, contrairement à l’esclave ou au serf, un travailleur libre, et doté de ce fait de la capacité de quitter le maître si la relation qui les lie lui devient insupportable – ce que fait d’ailleurs Matti à la fin de la pièce de Brecht.
C’est ici, je crois, que se situe le point d’inflexion entre la figure traditionnelle de la relation maître-serviteur et celle qui tend aujourd’hui à s’imposer. Ce n’est pas seulement le serviteur qui découvre, à l’expérience du service aux formes multiples auquel il se trouve astreint, les lignes de fuite qui s’ouvrent à lui hors de la pure et simple condition de subalternité et de la position d’hétéronomie – le capital dont le dote sa situation charnière entre le maître et le monde, bien davantage, donc, que celle d’un pur moyen ou instrument « entre les mains » du maître. C’est ce dernier aussi qui va découvrir dans la durée et à l’épreuve de sa relation avec le (les) serviteur(s) combien il est tombé dans la dépendance de celui/ceux-ci et combien, du coup, il se trouve à la merci de l’évolution de leurs dispositions, de leur rétivité, de leurs contre-conduites. Dans les sociétés modernes, du fait de l’expérience historique, notamment celle des soulèvements et des révolutions, la caste des maîtres ne peut conserver l’illusion selon laquelle ceux qui les servent et auxquels ils commandent seraient destinés de par leur nature propre à leur être soumis. Ils savent que ce n’est pas un décret de la nature mais une violence spécifique, instituée qui établit la partition entre les uns et les autres. Ils savent donc qu’il y a quelque chose d’inéluctable dans les différentes formes de conduites de résistance et de désaffection qui se manifestent dans le camp des serviteurs ; car au fond ceux-ci, à défaut de pouvoir désormais être considérés comme une espèce naturelle, doivent être pris au sérieux comme espèce dangereuse, dans leur appartenance aux « classes dangereuses », dans leur immanence historique, politique.
Alain Brossat
Maîtres et serviteurs – nouvelle donne ? / 16 octobre 2011
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