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Archive mensuelle de octobre 2011

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Contre la démocratie de l’entre-soi (2) / Alain Brossat

Nicole Loraux rappelait donc que « l’opposition des sexes fonde l’opposition vitale du politique et de tout le reste », à Athènes. C’est dans le même sens que, sous nos latitudes, aujourd’hui, l’opposition de l’un national/citoyen (de « quasi-autochtone ») à l’autre litigieux (étranger ou d’origine étrangère, indésirable, délinquant, clandestin – bref, le « métèque » comme mauvais objet de la « police démocratique ») fonde la fracture instituante de la vie politique. Dans ces conditions, faire de la politique, rétablir les conditions de la politique vive consistera à brouiller ce jeu de l’un et de l’autre, à brouiller les répartitions qui fondent la police dite démocratique, à destituer ce partage sous toutes ses formes sensibles. C’est dans les moments, les configurations où l’un et l’autre échangent leurs place (là où ce sont par exemple des sans papiers qui manifestent, font une conférence de presse, font « l’actualité ») ou bien encore deviennent impossibles à distinguer et partager (par exemple lorsque des parents d’élèves manifestent, français et étrangers mêlés et solidaires, contre une fermeture de classe ou bien contre la mise en rétention d’un parent « sans papiers ») que la démocratie « revient » dans le présent, dans la vie publique comme enjeu politique. Moins que jamais, donc, les enjeux de la vie démocratique ne se laissent reconduire à ceux de la « bonne gouvernance », du respect de l’Etat de droit, du bon fonctionnement des institutions. C’est au contraire lorsque devient visible et actif ce qui est inscrit dans l’angle mort de cette fonctionnalité, de cette « normalité » de la démocratie de « l’entre-soi », lorsque les litiges et conflits noués autour de ce qui constitue l’inarticulable, l’imprononçable de la démocratie d’institution deviennent ouverts et imposent leurs conditions dans les espaces publics, c’est là que la politique refait surface : lorsque, par exemple, à l’occasion d’une grève de la faim de sans-papiers, il apparaît que ceux-ci doivent exposer leurs vies, faire monter jusqu’au paroxysme les enchères de la biopolitique pour entrer dans le champ de visibilité de la politique et être « comptés » comme des sujets politiques et juridiques et non pas seulement comme des corps en trop. En d’autres termes, c’est quand la démocratie d’institution sort de ses gonds, est poussée dans ses retranchements, conduite à sortir de ses limites et voit son « programme » dévoyé, sa machinerie enrayée que la démocratie fait retour dans nos sociétés – pas seulement comme démocratie directe, mais surtout comme démocratie d’en bas – une forme de démocratie dont le propre est non pas de « compléter » la démocratie indirecte ou de représentation, mais plutôt d’entretenir avec celle-ci un différend radical : le peuple, le peuple politique que compose la démocratie d’en bas est un peuple qui ne demande pas ses papiers et titres de séjour aux gens, à ceux qui le composent, c’est un peuple bigarré, comme dit Platon, composé de singularités quelconques, et non pas d’ayants-droit par position et règlement. Ce n’est pas un peuple de l’Etat (qui établit les cartes d’identité et les listes électorales), un peuple de l’institution, mais plutôt un peuple de la destitution sans cesse recommencée de la police de l’un et de l’autre. Non pas un peuple « social », par opposition au supposé peuple politique qu’institue l’Etat, mais plutôt le peuple de l’autre politique, un peuple non pas tant « utopique » au sens d’inactuel, qu’hétérotopique, terriblement actuel, donc, dans sa capacité même à déplacer la politique, à inventer ce que Foucault appelle des « espaces autres » de la vie politique, de la communauté politique – des hétérotopies.
L’épreuve de la démocratie, pour nous, c’est donc non pas celle du semblable au sens du même dont les conditions d’inclusion et l’exercice des droits devraient être constamment garantis et protégés, c’est au contraire celle de l’autre en tant que tellement autre, dissemblable et pas seulement différent que l’évidence première, pour les inclus, n’est pas celle de sa co-appartenance mais plutôt celle de sa superfluité, du dommage virtuel ou actuel que constitue sa simple présence « parmi nous ». C’est, à titre vraiment exemplaire, le Rom roumain ou bulgare qui, tout « citoyen européen » qu’il est, se trouve promptement rembarqué en direction de son pays d’origine, par décision administrative et au mépris de la loi. C’est le demandeur d’asile que la Police aux frontières remet dans un avion sans lui laisser le temps d’engager les démarches auxquelles, pourtant, il a droit. Mais c’est, tout aussi bien, le détenu soumis à un règlement des prisons que l’Administration pénitentiaire adapte à ses conditions et interprète de manière infiniment variable. C’est l’habitant des quartiers de relégation, les « cités » soumis aux contrôles à répétition et aux procédés extralégaux de la BAC.
L’étrangeté de nos sociétés dans lesquelles LA démocratie, idéalité intangible et sacrée, horizon supposé indépassable de notre temps, est l’objet d’une véritable religion civile, d’un culte civique, c’est qu’à y regarder de près, l’enjeu démocratique y refait toujours surface non pas sur un mode régulier et réglé, mais inopiné, « sauvage » et en quelque sorte « sur les bords » du système ou de l’institution : à l’occasion de violences policières, d’une fermeture d’usine, d’une émeute de banlieue, d’une directive préfectorale fixant des quotas de sans papiers à rafler et expulser, etc. L’autre étrangeté de la chose est que l’agent démocratique, dans ces situations, n’est pas tant « le citoyen » générique, autre idéalité floue, mais plutôt un acteur à contre-emploi, si l’on peut dire : le parent d’élève en militant de RESF improvisé, le sans-papiers malien en grève de la faim, l’ami, le voisin d’une victime de bavure policière, le militant libertaire, l’autonome, le paysan de Tarnac, etc. Cette incongruité, ce brouillage des rôles et des places est au cœur des pratiques contemporaines dont on peut dire, si l’on veut, qu’elles sauvent in extremis la démocratie – si tant est qu’il y ait quelque chose à sauver, je laisse la question ouverte. Cette figure a, si j’ose dire, une longue histoire et un passé vénérable. Elle est au fond déjà toute entière contenue en un sens, dans la parabole du Samaritain : là où une violence, un outrage ou une injustice a été commis, ce ne sont pas ceux qui sont « d’ici », que distinguent leur rang et leur fonction, qui portent secours (le sacrificateur, le Lévite…), mais où c’est bien « l’autre », l’outsider, l’étranger venu de Samarie – qui se porte vers la victime. C’est au prix de ce brouillage des places, de cette substitution, de cette intervention de l’incompté (Rancière) que le tort subi peut être réparé, que le monde peut être redressé. Le Samaritain qui était le plus éloigné, l’excentré et donc le moins destiné, dirait-on, à agir au profit de la victime, est pourtant celui qui, face à un tort subi, a su « être le prochain », à l’encontre de la distribution des places établie par l’ordre social, là où ceux qui auraient eu vocation « naturelle » à l’être, se sont proprement défilés. Belle parabole sur la démocratie contemporaine, même si, bien sûr, le « problème » de celle-ci n’est pas l’amour du prochain mais les conditions de l’égalité ; mais parabole quand même sur la démocratie contemporaine au sens où, aujourd’hui et continûment, les acteurs supposés de la vie démocratique sont aux abonnés absents (l’électeur qui vote avec ses pieds, les élites gouvernantes qui se comportent en propriétaires de l’institution démocratique…) et où ce sont, tout aussi constamment, des « voyageurs samaritains » qui tisonnent la vie politique et raffermissent le lien démocratique… Au sens où la vie démocratique ne peut nous revenir que pour autant que se trouve bousculée la police démocratique qui statue méthodiquement sur les places respectives des équivalents contemporains du sacrificateur, du lévite et du Samaritain…
« Et Jésus, ayant demandé au docteur de la loi qui tentait de le mettre en difficulté : « Lequel de ces trois te semble avoir été le prochain de celui qui était tombé au milieu des brigands ? », lui dit : Va, et toi, fais de même ». Allons donc, nous, et faisons de même… Amen.
Alain Brossat
Contre la démocratie de l’entre-soi / 23 septembre 2011
Texte publié sur Ici et ailleurs
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Références bibliographiques
Nicole Loraux / les Enfants d’Athéna – Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, Points Seuil, 1990.
Luciano Canfora / la Démocratie – histoire d’une idéologie, Seuil, 2006.
Luciano Canfora / la Nature du pouvoir, traduit de l’italien par Gérard Marino, Les Belles Lettres, 2010.
Michel Foucault / Histoire de la folie à l’âge classique, Tel Gallimard, 1990.
Michel Foucault / Surveiller et punir – Naissance de la prison, Gallimard, 1975.

Contre la démocratie de l’entre-soi (1) / Alain Brossat

Je soutiendrai dans cet exposé la thèse suivante : la démocratie contemporaine exclut certaines catégories d’étrangers comme la démocratie athénienne exclut les femmes. Vous me direz que la démocratie athénienne exclut aussi les étrangers (les métèques) et aussi, naturellement, les esclaves. Mais comme le point de départ de ma réflexion est le livre de Nicole Loraux les Enfants d’Athéna – Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, je m’en tiendrai, pour commencer, à cet enjeu : comment, à Athènes, « l’opposition des sexes fonde l’opposition vitale du politique et de tout le reste », pour reprendre les termes de Nicole Loraux, comment, donc, la politique se déploie toute entière sur le versant du masculin. Simplement, avant d’entrer dans ce développement, une remarque générale : ce n’est pas innocemment, lorsqu’on est philosophe du politique, que l’on choisit de mobiliser, comme référence, le côté « ensoleillé » de la démocratie athénienne – égalité civique, égalité devant la justice, dans l’usage de la parole… bref, les conditions d’inclusion fondées sur l’appartenance citoyenne – , plutôt que les conditions d’exclusion fondées sur le mythe autochtoniste et le hors jeu politique des femmes, des étrangers et des esclaves. Choisir de se rattacher à la première figure, comme le font, dans des perspectives certes bien différentes, des auteurs comme Jacques Rancière ou Cornélius Castoriadis, plutôt que se colleter avec la seconde, c’est une façon, subreptice ou avouée, de s’établir, en tant que « démocrate » contemporain, dans la position de l’héritier du meilleur de la politique athénienne ; ou inversement, une façon de jeter un voile pudique sur les continuités ou les contiguïtés qui seraient susceptibles de s’établir entre les conditions d’exclusion qui fondent la démocratie athénienne et celles qui sont enracinées au plus profond dans nos systèmes politiques.
Venons-en maintenant à Nicole Loraux. Dans les Enfants d’Athéna, elle insiste d’emblée sur le fait que la démocratie athénienne est enracinée dans le mythe d’autochtonie dont la fonction est double : mettre en avant l’unité insécable d’Athènes, pure de tout mélange, cité composée de citoyens qui sont de « vrais fils de la patrie » (par opposition aux immigrants, donc, aux métèques), d’une part, et, de l’autre, exclure les femmes du champ politique. L’égalité des citoyens entre eux a cette lourde contrepartie : ce que Nicole Loraux désigne comme « l’étroite fermeture du corps civique sur soi-même ». A Athènes, la naissance est, par excellence, condition d’inclusion et d’exclusion, ce qui peut se dire également : pas de demos (entité politique, milieu de la démocratie) sans arrière-plan ethnique, ethniciste, d’une part, et de l’autre, déclinaison exclusive de la capacité politique au masculin. Pas de « demos des femmes », donc, sauf dans les pièces d’Aristophane – mais qui, présentent, précisément, « le monde à l’envers » et en tirent leur verve comique, dans l’esprit du carnaval. Et, donc, au fondement de cette double condition d’exclusion, il y a un mythe qui cimente l’identité de la communauté : celui où il est question d’une naissance sans mère (Athéna sortie du crâne de Jupiter), d’une tentative de viol avortée et d’une cité qui naît directement de la semence tombée sur la terre. A partir de ce mythe fondateur, insiste Loraux, « toutes les instances imaginaires de la cité s’accordent à réduire tendanciellement la place faite à la femme dans la polis : la langue lui refuse un nom, les institutions la cantonnent dans la maternité, les représentations officielles lui retireraient volontiers jusqu’au titre de mère ». A partir de là, l’opposition (et pas la simple différenciation) du masculin et du féminin va structurer la société athénienne et sa vie politique.
L’analyse de Nicole Loraux permet de comprendre comment l’exclusion, comme principe politique, fondement d’une institution politique, ne fonctionne pas sur un mode essentiellement privatif, négatif, mais au contraire, dynamique, comme une production d’effets réglés et constants : elle est, à Athènes, ce qui créé et reconduit les conditions de la démocratie de l’entre-soi des citoyens mâles qui sont aussi des guerriers, des orateurs, des disputeurs passionnés prompts à tenter de prendre l’ascendant les uns sur les autres – bref, des conditions « vitales » qui toutes se déclinent sur la pente du masculin et de la distinction d’être issu d’un « terroir sacré » … Dans son Histoire de la folie à l’âge classique, Foucault montre, pareillement, que le grand renfermement qui, « d’un jour à l’autre ou presque » (p. 66), jette toute une population disparate dans les hôpitaux, prisons et maisons de force à partir du milieu du XVII° siècle n’est pas une simple exclusion par privation de liberté, mais bien plutôt l’élément d’une saisie plus globale, l’invention d’un dispositif destiné à promouvoir une police urbaine, un ordre social, à mettre au travail la population, etc.. Vue sous cet angle, l’exclusion ne doit pas être perçue sur un mode essentiellement éthique, comme relevant d’un geste de rejet ou de stigmatisation moralement insoutenable, mais plutôt dans son sens fonctionnel, c’est-à-dire dans sa relativité, toujours, aux formes d’inclusion qui en sont le pendant. Si les fous, les libertins, les fils prodigues, les filles perdues doivent subir les rigueurs du grand renfermement, c’est bien pour que puisse se dégager ce champ d’inclusion de la partie saine de la population (la majorité) à laquelle il va s’agir d’inculquer une « éthique du travail » et autres normes de comportement liées à la nouvelle police des moeurs. On retrouvera chez Foucault cette notion dynamique de l’exclusion incluse dans un champ dialectique plus vaste, avec l’analyse de la prison pénitentiaire moderne – Surveiller et punir – naissance de la prison.
Ces précisions étaient nécessaires avant d’en venir aux considérations qui vont maintenant être proposées à propos de la démocratie contemporaine. Dans nos sociétés, la légitimation la plus courante de l’institution démocratique passe par la référence au partage d’un certain nombre de droits et de libertés. Mais cette apologie de la démocratie (qui fonde l’idée communément partagée selon laquelle le mixte de démocratie représentative et de démocratie du public « à l’occidentale » seraient aujourd’hui sans alternative aucune, comme si nous étions les contemporains d’une sorte de fin de toute condition d’historicité des formes politiques) omet constamment que ce « partage » fondé sur un supposé universel inclut des conditions d’exclusion : pour participer au suffrage universel, il ne suffit pas de résider, y compris de longue date, dans un espace national donné, il faut remplir des conditions de nationalité ; un étranger résidant en France est sujet de droit et a accès aux libertés qui, en principe, font l’objet du partage général, dans des conditions infiniment variables et incluant toujours des restrictions. S’il est demandeur d’asile, cet accès est à peu près nul ; même s’il est résident de longue date, a un statut social solide, sa capacité politique demeure restreinte par les intérêts diplomatiques du pays qui l’accueille, des question d’intérêt commun qui le mobilisent… Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que cette fracture entre des ayants-droits, de plein droit, fondée sur la confusion permanente et volontairement entretenue entre nationaux et citoyens, et d’autres, dont les droits sont variables et conditionnels n’existe pas, dans nos sociétés, pour de simples raisons d’ordre et de police – elle est inscrite au cœur de l’institution symbolique de la vie politique, elle en est à ce titre aussi indissociable qu’est à Athènes la prééminence du masculin dans le champ politique et la mise à l’écart des femmes du peuple politique (des affaires de la cité). Cette fracture, constamment entretenue, reconduite et renouvelée par toutes sortes de dispositifs spécifiques destinés à distinguer, trier, séparer, hiérarchiser les statuts juridiques et politiques (et pas seulement sociaux, donc) a pour vocation de produire de l’identité ; elle est indissociable de la façon dont, aujourd’hui, « une communauté s’assure de son identité, se reconnaît d’emblée elle-même » (Nicole Loraux). Elle a pour vocation, notamment, de faire peser sur la condition démocratique contemporaine quelque chose comme une hypothèque de type autochtoniste, voire, de plus en plus souvent, ethniciste – le régime démocratique est fondé sur des « valeurs universelles », sur le partage des droits et des libertés mais, attention, la mise en œuvre et le bénéfice de ces droits et libertés, l’accès à ce supposé « universel » sont conditionnés par des clauses d’inclusion, de reconnaissance et d’appartenance. En d’autre termes, il ne suffit pas « d’être là » pour y avoir part, effectivement, encore faut-il avoir été validé et légitimé par l’autorité comme y étant de plein droit – ce plein droit renvoyant à toutes sortes de conditions compliquées d’origine, de filiation, de statut national, de définition de l’identité, de parcours pénal, etc. Il ne suffit pas d’être ici, même de longue date, pour être labellisé par l’autorité comme étant « d’ici » – or ce label est l’indispensable sésame qui donne accès à la pleine condition de reconnu, d’appartenant dans la sphère d’inclusion de l’institution démocratique contemporaine. Inversement, nous dirons que cette institution fonctionne comme une fabrique de sujets distingués par leur condition inférieure et dégradée, plus ou moins excentrée ou marginale du point de vue de ces conditions d’appartenance. Ceux-ci ne sont pas à vrai dire rejetés vers un extérieur anomique du système, ils sont plutôt inclus dans le système sur un mode nécessairement litigieux en tant qu’ils y occupent, pourrait-on dire, « la place de l’autre », celle de l’inclus/exclu, de celui qui, dans l’inéluctable opération du partage (dans l’autre sens du mot partage – séparation), est tombé du « mauvais côté ». Constamment, la politique démocratique contemporaine, lorsqu’elle mobilise les motifs sécuritaires, identitaires, protectionnistes (etc.) , réintensifie ce partage inavouable mais qui n’en est pas moins l’un des opérateurs fondamentaux de la biopolitique et du biopouvoir – du « gouvernement des vivants », comme dit Foucault.
Le propre de nos démocraties est donc d’être un système d’institution du partage des droits et libertés ou d’une forme codifiée de la puissance politique, via le suffrage universel, du partage de l’égalité politique dans cette limite, mais très exactement dans la même mesure qu’elles sont un régime qui donne force de loi à l’inégalité structurelle entre ces ayants-droit et tous les autres, ceux qui occupent la place de l’autre et qui à ce titre, ont davantage le statut de corps administrés que celui de sujets juridiques et politiques. La fracture biopolitique ci-dessus évoquée n’est donc pas un « à-côté » de la démocratie de représentation, elle en est un élément constitutif et constituant. De la même façon que, dans la cité antique, « il faut aux hommes libres des esclaves », de la même façon, dans nos sociétés démocratiques, il faut au citoyen/national un « autre », dont la condition non seulement différente mais essentiellement subalterne, lui permette d’identifier un « propre » communautaire auquel il est, à son tour, appelé à s’identifier. Un « autre » dont la fonction différencielle sera de réactiver des images, des discours, des fantasmagories autochtonistes – dans ces conditions mêmes (celles de notre modernité) où les mythologies autochtonistes sont devenues l’intempestif et l’inconsistant même. La production variable mais constante de cet « autre », c’est aussi le travail de l’Etat, une condition fondamentale de la gouvernementalité contemporaine : elle est en effet un moyen décisif de rationalisation du gouvernement des populations qui, pour être gouvernées précisément, doivent faire l’objet de toutes sortes d’opération de catégorisation, de séparation, de tri, de classement et de hiérarchisation. Le partage entre ceux qui, dans nos sociétés, occupent fantasmatiquement la place de l’autochtone et tous les autres est l’un des plus décisifs, les plus efficaces et fonctionnels parmi ces « gestes » du gouvernement des vivants. Une population ne peut être gouvernée (ici, à l’égal d’un territoire) qu’à la condition de ce travail intense d’organisation et de répartition que le pouvoir (les gouvernants) opèrent sur elle, qu’à la condition d’être saisie par la multitude de ces gestes de différenciation. D’un point de vue politique et juridique, il importe donc que le système d’égalisation formelle entre les individus ( en principe tous égaux devant la loi quelle que soit leur puissance sociale et égaux de même en tant qu’électeurs) trouve sa contrepartie et son complément dans le système qui institue des inégalités fonctionnelles et structurelles entre des catégories hétérogènes : le ressortissant français et l’immigré maghrébin, le demandeur d’asile aussi pauvre en droits que Mme Bettancourt est riche en droits comme elle l’est en d’autres matières, etc. De ce point de vue, comme le rappelle l’helléniste italien Luciano Canfora, nos démocraties sont, par excellence, des régimes politiques mixtes, quand bien même ce serait leur secret le mieux gardé : non seulement mixtes au sens où leur façade démocratique ne parvient guère à masquer leur réalité oligarchique, mais aussi au sens, tout aussi fondamental, de la coexistence, dans leurs principes mêmes et dans leurs mode d’institution politique, de normes égalitaires et de normes inégalitaires.
Il apparaît donc clairement que, dans nos démocraties, l’égalité ( dite « formelle », ce qui en indique d’emblée les limites) des individus inclus en tant que sujets juridiques et politiques de plein droit a, comme dans la démocratie athénienne, pour condition expresse l’existence et l’efficience plus discrète mais non moins constante d’un principe de séparation entre ceux-ci et d’autres dont la condition politique et juridique est surtout faite de limitations, de manques et d’interdictions. C’est sur ce point et sur nul autre que s’établit la conjonction la plus solide entre démocratie antique et démocratie moderne – quand bien même cette figure de « l’héritage » ne serait pas celle que vantent les adeptes de Jacqueline de Romilly ou, aussi bien, de Cornélius Castoriadis. Cette figure est celle de la démocratie de ce que j’appelle « l’entre-soi », et qui n’institue l’égalité des uns qu’à la condition de l’inégalité avec tous les autres. Deux remarques à ce propos. On sera probablement porté à m’objecter que nos sociétés, en tant qu’elles sont « ouvertes », voire « fluides », bousculées par toutes sortes de flux migratoires, sont portées à « intégrer », voire assimiler de manière ininterrompue des outsiders, des étrangers, y compris politiquement et juridiquement, en faisant d’une partie d’entre eux des citoyens/nationaux – ce qu’était très réticente à faire la cité athénienne. Cette différence est incontestable, mais elle ne change rigoureusement rien au dispositif d’institution de la fracture biopolitique que j’ai à cœur de mettre en valeur. Le fait que certains, de manière variable et plus ou moins conditionnelle soient intégrés, deviennent français alors même qu’ils sont nés ailleurs, proviennent d’horizons divers et variés est totalement compatible avec la reconduction sans interruption et sur un mode constamment instituant de la vie de l’Etat et du gouvernement des populations, avec la séparation entre deux conditions hétérogènes, celle de qui remplit, dans nos sociétés l’office de l’autochtone, et celle de qui y occupe la place du métèque ou en porte le « nom » – quelles qu’en soient les déclinaisons. Ce ne sont donc pas les particularités de telle ou telle séquence ou situation qui tranchent ici, mais bien la constance du dispositif général de production de la fracture. Dans la France du Front populaire et des années suivantes, jusqu’à la défaite de 1940, la fracture a pour enjeu notamment les réfugiés qui ont fui l’Allemagne nazie et que la République recueille plutôt qu’accueille sans grand enthousiasme, leur imposant toutes sortes de restrictions qui vont trouver leur prolongement naturel dans les persécutions que vont leur faire subir, ensuite, le régime de Vichy. Aujourd’hui, la fracture s’agence autour du sort de l’immigré, régulier ou irrégulier qui aspire à vivre en France pour des raisons que l’on dit généralement « économiques » plutôt que politiques. Les situations sont donc, « peuplées » par des figures très différentes dans les deux cas… Mais sur ce fond d’hétérogénéité se manifestent des constantes fondamentales : la production d’une population précarisée, culpabilisée, rendue suspecte aux yeux des supposés autochtones, destinée à justifier tout un régime de l’exception rampante ou ouverte, tout un régime policier de la gestion des populations demeure constante dans ses principes et ses objectifs fondamentaux – une opération primaire, primordiale du biopouvoir contemporain. Seconde remarque. Dans des sociétés complexes, comme les nôtres, les formes égalitaires qui y sont instituées ne le sont pas contre un pesant état des choses, comme cela a pu être le cas dans la cité athénienne, où prévalait une constitution fondamentalement aristocratique. Dans nos société, les formes égalitaires (on devrait plutôt écrire « égalitaires », sans doute) doivent être définies autant comme des règles ou des normes fonctionnelles que comme des « valeurs » inspirées par tel ou tel généreux credo. Et ceci pas seulement pour autant que ces sociétés se définissent comme modernes en tant que post-révolutionnaires et que le propre des révolutions modernes est d’avoir aboli l’inégalité des conditions (états, castes…) et proclamé l’égalité « formelle » des individus. Mais c’est aussi, tout simplement qu’en termes de rationalité gouvernementale, il est infiniment plus efficace de gouverner, dans ces conditions, à l’égalité formelle ou supposée plutôt qu’en recourant à des formes d’autorité brutale et violemment disciplinaire ou en donnant aux inégalités force de loi ou d’institution. Les pouvoirs modernes, les formes gouvernementales contemporaines en appellent de façon croissante à l’intelligence, au discernement voire à l’autonomie des sujets gouvernés beaucoup plus qu’à leur obéissance et leur esprit de soumission. Ce qui suppose un jeu constant et variable avec l’égalité – l’instituteur et l’élève n’ont pas le même statut social, institutionnel, symbolique dans l’espace de la classe mais en même temps si quelque chose comme une forme d’égalité des intelligences (Rancière) n’est pas supposé par l’enseignant, son travail de forme pastorale est voué à l’échec. Identiquement, c’est tout le système scolaire à la française qui s’effondre dans l’instant si l’on retire la clause de « l’égalité des chances » qui fonctionne pour nous exactement comme le mythe autochtoniste à Athènes… Les sociétés néo-libérales ne fonctionnent pas seulement à la « liberté individuelle », liberté d’entreprendre et liberté de la concurrence – elles fonctionnent aussi à la validation permanente de certaines formes d’égalité mises au service de l’entreprise, de l’initiative suscitée et guidée, etc. Ces formes d’égalité sont, naturellement, conditionnelles, tout comme les « libertés » que valident les pouvoirs modernes. Mais il est de première importance de comprendre que ce n’est pas de par l’effet de leur vertu et de leur bonne moralité intrinsèque que ces pouvoirs, dit démocratiques, « marchent » à la liberté et à l’égalité conditionnelles plutôt qu’à la servitude et à la brutalité, à l’incitation plutôt qu’au commandement, à la mise en condition plutôt qu’à la propagande, aux mécanismes de sécurité et aux dispositifs de contrôle plutôt qu’aux disciplines rigides et à la prohibition. C’est avant tout parce que ce sont des pouvoirs en quête perpétuelle du principe d’efficience maximale, en termes de gouvernement des vivants, en quête perpétuelle de la forme optimale, en termes de gouvernementalité. Le propre des pouvoirs modernes, « démocratiques », donc, comme pouvoirs « intelligents », est d’avoir intégré cette notion fonctionnelle d’un usage requis de certaines formes de liberté et d’égalité en tant que carburant du gouvernement des vivants. Ce sont les pouvoirs bêtes et aveugles qui, aujourd’hui, s’imaginent que la trique, l’intimidation, la menace et la violence policière ou militaires demeurent les meilleurs moyens pour s’assurer de la docilité de la population – ceci dans un contexte où « gouverner » consiste, pour l’essentiel, à se remplir les poches le plus rapidement possible. Une approche purement axiologique de l’opposition entre régime démocratique et régime autoritaire ou tyrannie passe complètement à côté de cet enjeu, comme on a encore eu l’occasion de le vérifier récemment lorsque a pris corps le « printemps arabe » : ce qui s’y est alors donné à voir, c’est moins le combat de l’ange et du démon, de la Démocratie majuscule contre la tyrannie de toujours ; rien ne démontrant, dans ces événements, que la démocratie « à l’occidentale » aurait constitué le modèle de référence de ceux qui se soulevaient ; rien ne montrant que l’opposition, toujours plus actuelle, entre ces pouvoirs sophistiqués établis sous nos latitudes et ces pouvoirs bêtes qui se perpétuent et se recomposent un peu partout ailleurs doit trouver son débouché naturel dans l’imitation par ses peuples en lutte de modèles politiques qui, en Occident, sont entrés dans un état de crise perpétuelle… Le travers majeur de l’approche « morale » des soulèvements arabes est distinct : ne pas comprendre ce qu’est l’objet effectif du gouvernement moderne : non pas faire prospérer l’Idée démocratique, figure éternelle du Bien et du Juste au Ciel des idéalités politiques, non pas « assurer le bonheur public », comme on disait jadis, mais plutôt « faire vivre le vivant », encadrer les populations, tout en créant les meilleures conditions pour que vivent et prospèrent simultanément le marché et la concurrence – et c’est là précisément que les choses se compliquent, les deux objectifs étant, à l’évidence, violemment contradictoires…
Dans ces conditions, travailler à « démocratiser la démocratie » contemporaine (Boaventura de Souza), cela suppose non pas tant d’en prolonger et approfondir les « conquêtes », d’en renforcer les institutions, comme serait portée à le soutenir la doxa progressiste, historiciste, humaniste et républicaine, mais bien plutôt à introduire dans son jeu même, dans sa « police » même, toutes sortes de contrariétés et d’empêchements, d’activités de brouillages et de contre-conduites qui aient tous pour effet de détraquer la machine dont la finalité est de fabriquer une démocratie de séparation fondée notamment sur l’exclusion constante de catégories variables de la population du champ de la citoyenneté, du bénéfice de l’exercice de certains droits et, plus brutalement, fondée sur la promotion de certaines formes ouvertes de discrimination et de ségrégation.
Alain Brossat
Contre la démocratie de l’entre-soi / 23 septembre 2011
Texte publié sur Ici et ailleurs
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Semaine Fernando Pessoa / l’Anagnoste / Eric Bonnargent

Pessoa, l’intranquille (collectif)
Découvrir Pessoa

À l’occasion de la sortie d’une nouvelle édition revue et corrigée du Livre de l’intranquillité, les éditions Christian Bourgois proposent en format poche un recueil d’articles inédits signés par quelques-uns des plus grands spécialistes du poète portugais : Françoise Laye, la traductrice, Eduardo Lorenço, l’auteur de plusieurs ouvrages de référence sur l’écrivain aux multiples identités, Patrick Quillier, le responsable de l’édition des œuvres complètes dans la « Bibliothèque de la Pléiade » et enfin Richard Zenith, le traducteur du Livre de l’intranquillité en anglais.
Le chef-d’œuvre de Fernando Pessoa fut, comme la plupart de ses autres textes, publié de manière posthume. Le manuscrit, retrouvé dans la fameuse malle du poète, a dû être reconstitué à partir de papiers éparses sur lesquels les chercheurs continuent de travailler, ce qui explique la longue histoire éditoriale de ce livre. D’abord publié en deux tomes en 1988 et 1992, le Livre de l’intranquillité en est aujourd’hui à sa troisième édition. Cette malle, dans laquelle de nouveaux livres sont encore découverts et reconstitués, a été joliment appelée par Antonio Tabucchi, la « malle plein de gens ». Fernando Pessoa signait en effet ses textes de multiples noms que l’on qualifie non pas de pseudonymes, mais d’hétéronymes du fait qu’ils expriment tous des facettes de la personnalité « extrêmement complexe, rappelle Françoise Laye, voire paradoxale de Fernando Pessoa «lui-même» ». Bernardo Soares, l’auteur attitré du Livre de l’intranquillité, est, quant à lui, un semi-hétéronyme ; c’est-à-dire, toujours selon Françoise Laye, « un demi-frère lucide et déchiré » qui explore la désolation de l’existence, les aspects les plus noirs de Pessoa lui-même dont la vie a été la mise en pratique d’une « théorie de l’échec ». Les méditations de l’aide-comptable de la rue des Douradores le conduisent à aborder une multitude de thèmes, mais tous tournent autour de son sentiment d’étrangeté face à lui-même et au monde.
La quête de l’identité est l’obsession fondamentale de Bernardo Soares, comme de son créateur. Lire le Livre de l’intranquillité, c’est, selon Françoise Laye, opérer « une descente périlleuse, métaphysique, jusqu’au fond de la conscience ». Mais quand on cherche à se connaître, on est forcément déçu car on ne trouve rien. La personne n’est personne, tel est le constat que dresse Fernando Pessoa dont le nom en portugais peut justement être traduit par… « personne ». Je n’est pas un autre, il est plein d’autres. Le moi n’est pas unifié, il est une constellation chaotique. C’est ce constat qui est d’ailleurs à l’origine de la multiplication des hétéronymes, multiplication qui, selon Richard Zenith, représente « l’atomisation implacable de l’être, la négation totale d’un moi un et cohérent ». L’impossibilité d’être soi est à l’origine du malaise presque ontologique, de cette intranquillité qui caractérise Bernardo Soares auquel Pessoa fait dire :
« Je ne me plains pas que la vie soit horrible. Je me plains que la mienne le soit. [Mes souffrance] sont celles d’un emprisonné de la vie, d’un être à part. »
Enfermé dans ce moi qui n’est rien, Bernardo Soares ne peut que se sentir étranger aux autres et au monde. « Entre la vie et moi, une vitre », se plaint-il. Vivre, c’est toujours faire semblant, semblant d’être bien là, d’être soi alors que l’on n’est ni là ni ailleurs, ni soi-même ni un autre. Comme le remarque à juste titre Patrick Quillier, l’intranquillité conduit celui qui l’éprouve à se situer dans « l’entre-existence ». Dans le Livre de l’intranquillité, Fernando Pessoa montre mieux que dans ses autres livres à quel point, écrit Eduardo Lourenço, « l’Être est une fiction et que nous-mêmes sommes, tout au plus, la fiction de cette fiction ».
Parvenant à une paradoxale synthèse fragmentaire du Livre de l’intranquillité, Pessoa, l’intranquille est à la fois une introduction idéale à quiconque s’apprête à lire cette « odyssée d’un esprit sans repos » (Patrick Quillier) et un commentaire dont la pertinence rappellera aux connaisseurs de l’œuvre du poète lisboète à quel point celle-ci est riche et inépuisable.
Eric Bonnargent
Semaine Pessoa / 10 octobre 2011
Dans la Volonté de puissance, Nietzsche écrivait : « Nous sommes une multiplicité qui s’est construit une unité imaginaire ». La cohérence de notre être, de notre personnalité, est artificielle. En réalité, nous sommes remplis de contradictions que nous cherchons à étouffer afin de nous conformer aux exigences de la vie sociale.
Fernando Pessoa (1888-1935), dont le nom, en portugais, signifie « personne » a, tout au long de sa vie, cherché à assumer la diversité de ses aspirations, de ses désirs, de ses goûts, etc. en se créant de nombreux hétéronymes ayant pour fonction d’exprimer les différentes facettes de sa personnalité. Cette semaine lui est consacrée.

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Sur le Silence qui parle un fragment-rhizome du Livre de l’intranquillité
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