Le « devenir hybride », sous toutes ses formes, fait aussi l’objet d’une pensée que l’on pourrait définir comme « postféministe », pour laquelle les études féministes ou consacrées aux femmes ne doivent pas constituer un champ disciplinaire fermé, une sorte de « ghetto » de la pensée, mais au contraire un outil puissant d’ouverture théorique et pratique.
Cette position est énoncée avec force, par exemple, dans le seul ouvrage de la philosophe Rosi Braidotti traduit actuellement en français, où elle écrit que « le sujet du féminisme n’est donc plus, “simplement”, la femme comme deuxième sexe, comme un autre complémentaire de l’homme, mais comme un sujet non unitaire et complexe qui a pris sa distance de la machine binaire qui polarise les différences. De la sorte, le féminin se détache des femmes et devient un sujet nomade en mutation profonde. » (1)
Au lieu de poursuivre l’effort de la pensée occidentale qui a voulu multiplier les frontières et exclure toutes les formes d’altérité (l’autre sexualisé de la « femme » opposé et considéré hiérarchiquement inférieur à « l’homme », l’autre racialisé sous la forme de l’ « indigène » ou du « sauvage » soumis au « mâle blanc », l’autre naturalisé représenté par les animaux, l’environnement et les ressources naturelles, réduits au rang de simples objets d’une exploitation sans limites), la pensée postféministe aspire ainsi à affirmer la multiplicité des différences dans les processus de sexualisation, à dépasser la pensée de l’ethnicité et de la race dans l’ouverture en direction d’une pensée postcoloniale, à affirmer les processus d’hybridation au sein d’un nouveau continuum techno-culturel-naturel et des agencements animaux-hommes-végétaux-machines qu’ils pourraient être susceptible de produire.
Le texte inaugural de cette nouvelle approche est certainement le Manifeste cyborg publié en 1985 par Donna Haraway et traduit avec un retard considérable en français. (2) Donna Haraway présente d’emblée son texte comme la tentative de bâtir un « mythe politique ironique fidèle au féminisme, au socialisme, au matérialisme. D’une fidélité peut-être plus proche de celle du blasphème que de la vénération et de l’identification respectueuses ». (3)
Le cyborg est défini comme une créature hybride de machine et d’organisme, de réalité sociale et de fiction, une sorte d’hypothèse de recherche et d’expérimentation, qui ne correspond peut-être à aucune entité précise et reconnaissable dans la réalité mais dont les traits constitutifs (en premier lieu l’hétérogenèse et l’hétérogénéité) sont reconnaissables partout. On trouve depuis longtemps des cyborgs partout dans la science-fiction, qui fourmille de créatures mi-animaux, mi-machines, évoluant dans des mondes incertains, mi-naturels et mi-artificiels, mais on en trouve de plus en plus souvent dans la médecine qui couple incessamment des corps et des machines. Même le sexe cyborg est partout, là où la sexualité est dissociée des voies traditionnelles de la reproduction organique et se rapproche plutôt de mécanismes de réplication machinique. Le cyborg joue donc pour Donna Haraway le rôle d’une « fiction cartographique » de notre réalité sociale, corporelle et technique, face à laquelle la biopolitique annoncée par Michel Foucault ne sera plus bientôt qu’une pâle prémonition.
À la fin du XXe siècle, époque à laquelle cet essai a été écrit, mais encore plus au début du XXIe, « nous sommes tous des chimères, hybrides de machine et d’organisme d’abord théorisés puis fabriqués : en un mot, des cyborgs ». (4)
Le manifeste cyborg est avant tout un manifeste en faveur du brouillage des frontières et pour la responsabilité de leur construction, au-delà des traditions scientifiques et politiques occidentales et de leurs répartitions rigides des territoires entre le masculin et le féminin, le scientifique et la fiction, le mythe et la réalité, l’animal, l’humain et le mécanique, le corps et les machines. Définissant tout le cadre de la réflexion de Donna Haraway, le cyborg est un appel à retravailler les relations figées entre nature et culture, sachant que la première n’est jamais étrangère à la deuxième et que cette dernière ne peut plus prétendre la réduire à une simple ressource qu’il s’agirait de s’approprier ou d’assimiler. Le monde cyborg ne peut se construire qu’en mettant en question les totalités artificielles qui, par le biais de relations bi- ou multipolaires et des rapports de domination hiérarchique, visent à englober des éléments disparates en niant leurs différences.
Pour qu’une telle fiction socio-politique devienne possible, il a fallu au préalable que plusieurs brèches commencent à briser la continuité des frontières structurant le monde moderne. En premier lieu, la frontière séparant l’humain de l’animal a été profondément entamée par les progrès de l’éthologie, et nous savons désormais que rien ne justifie de façon convaincante les séparations traditionnellement instituées entre l’humain et l’animal (à travers l’usage de l’outil ou le langage, le comportement social ou la complexité des fonctions mentales). Ensuite, on commence à renoncer à la distinction qui opposait l’humain-animal (organique) de la machine, puisque les nouvelles « machines » instaurent une ambiguïté de plus en plus perceptible entre naturel et artificiel, esprit et corps, autodéveloppement et création externe : « Une vie troublante anime nos machines, alors que nous sommes nous-mêmes d’une effrayante inertie. » Pour finir, nous commençons à avoir une notion très floue de la frontière entre ce qui est physique et ce qui ne l’est pas (ou plus), suite aux découvertes de la physique quantique et à l’affirmation du principe d’incertitude qu’elle implique.
Au moins deux points de vue divergents peuvent être portés sur cet univers : d’une part, un monde cyborg peut être considéré comme le triomphe définitif de la société de contrôle et de l’appropriation et de la neutralisation définitive des corps ; mais, d’autre part, il peut apparaître comme un nouvel horizon susceptible de faire disparaître les craintes relatives à la double parenté de l’humain avec les animaux et les machines, un monde où les « identités fracturées » dont nous faisons tous l’expérience ne feraient plus peur.
Une approche « cyborg » implique également un nouveau regard sur la technique, pour lequel la machine ne peut plus être considérée simplement comme « une chose » ou « un outil ». La machine est un aspect de notre corporéité et de notre sensibilité, un élément essentiel de nos productions de subjectivité. Les machines ne se réduisent pas à une menace de domination, puisque nous sommes appelés à en être responsables, comme nous sommes responsables des frontières et des limites que nous instituons.
La théorie des cyborgs n’est donc jamais destinée à produire une quelconque « théorie totale » : il s’agit plutôt de construire une expérience et une théorie des frontières, de leur construction et de leur déconstruction, dans le but de produire de nouvelles formes d’action politique.
Pour Haraway, la première erreur à écarter est l’aspiration à produire une « théorie universelle totalisante », la deuxième est le refus immotivé et irraisonné de la science et de la technologie, au nom de présupposés métaphysiques désormais dépassés. La tâche à assumer pour les années à venir serait donc celle d’une reconstruction collective des frontières de la vie et de l’expérience quotidiennes (domaines traditionnellement réservés aux femmes et au féminin…) et des rapports théoriques et pratiques avec la science et la technologie. Ces dernières restent des matrices potentielles de domination, mais sont aussi des sources possibles de grandes satisfactions pour les humains-animaux-cyborgs que nous sommes désormais.
L’imaginerie cyborg « implique tout à la fois de construire et de détruire les machines, les identités, les catégories, les relations, les histoires de l’espace intersidéral » (5) et, pour revenir au contexte de la pensée féministe dans laquelle la réflexion de Donna Haraway est ancrée, pour les femmes du XXIe siècle il est préférable d’être un cyborg créateur plutôt qu’une déesse passive et inerte.
En 2003, Donna Haraway a publié un autre manifeste (le Manifeste des espèces de compagnie) (6) qui jette un nouveau regard sur le même continuum nature-humain-technique décrit dans les années 1980, mais en mettant cette fois l’accent plutôt sur les relations homme/animal que sur celles homme/machine. Le point de départ est l’expérience autobiographique des relations de cohabitation et de partenariat que l’auteure a établi au fil des années avec son chien, mais la réflexion s’élargit progressivement pour évoquer toute la complexité des relations de coévolution qui se sont tissées entre les chiens et les humains au cours des siècles, des premiers contacts avec ce « loup civilisé » jusqu’aux techniques d’élevage et de dressage et aux sports canins.
Cette coévolution s’étend jusqu’à l’échelle biologique la plus microscopique : « Au minimum, je soupçonne que les génomes humains contiennent une grande quantité de traces moléculaires laissées par les pathogènes de leurs espèces de compagnie, notamment des chiens. Les systèmes immunitaires jouent un rôle majeur dans les naturescultures ; ils déterminent où et avec qui les organismes – y compris les êtres humains – sont capables de vivre. L’histoire de la grippe est inconcevable sans faire appel au concept de coévolution entre humains, porcs, volaille, et virus. » (7)
La perspective d’une coévolution entre les hommes et les chiens, mais aussi entre les hommes et les animaux en général, permet d’aborder d’une nouvelle façon la question de la relation éthique (que celle-ci opère à l’intérieur d’une espèce ou entre différentes espèces), comme une forme constante d’altérité-en-relation. Nous ne sommes jamais (hommes, végétaux, animaux ou machines) « autonomes », et notre existence dépend de notre capacité à instituer des relations et à vivre ensemble.
Les questions éthiques et écologiques qui nous préoccupent remontent ainsi toujours à des histoires relationnelles et à des dynamiques d’hybridation.
Que l’on soit homme, chien ou cyborg, « l’important est ici d’accepter que l’on ne puisse jamais connaître ni l’autre, ni soi-même, sans jamais cesser de s’interroger sur le statut de ce qui advient à tout moment de la relation Cela vaut pour tous ceux qui s’aiment vraiment, de quelque espèce soient-ils ». (8)
Manola Antonioli
Post et Cyberféminisme / 2011
Publié dans Chimères n°75, Devenir Hybride, à paraître en septembre
à lire : http://www.cyberfeminisme.org/txt/cyborgmanifesto.htm
Sur le Silence qui parle : Cartographie subjective et momentanée des cyberféministes / Nathalie Magnan / Nous sommes la chatte future / VNS Matrix
1 Rosi Braidotti, la Philosophie là où on ne l’attend pas, Paris, Larousse, 2009, p. 65.
2 La première version du Manifeste est parue en 1985 sous le titre A Cyborg Manifesto : Science, Technology and Socialist-Feminism in the 1980’s in Socialist Review, n°80, p. 65-108. La première traduction française n’a été publiée qu’en 2002, dans le remarquable ouvrage Connexions arts réseaux media dirigé par Annick Burreaud et Nathalie Magnan (Paris, Éditions de l’École nationale des beaux arts, 2002). Elle a été par la suite reprise en 2007 dans le recueil de textes de Donna Haraway Manifeste cyborg et autres essais, Paris, Exils éditeur, p. 29-106 ; une nouvelle traduction a été proposée en 2009 dans le volume Des singes, des cyborgs et des femmes, Actes Sud, p. 267-321. Les citations qui suivent feront référence à cette dernière édition.
3 Donna Haraway, Un manifeste cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle, in Des singes, des cyborgs et des femmes, op. cit., p. 267.
4 Ibid., p. 269.
5 Ibid., p. 273.
6 Ibid, p. 321.
7 Traduit en français en 2010, avec le retard habituel, aux Éditions de l’éclat en 2010.
8 Donna Haraway, Manifeste des espèces de compagnie, op. cit., p. 38.
9 Ibid., p. 57.
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