Dans le droit contemporain, le meurtre n’est plus le seul mal absolu, à son côté, il y a le crime sexuel. Depuis une quinzaine d’années les violeurs sont, en moyenne, presque aussi lourdement condamnés que les meurtriers ou les assassins. Le nombre de condamnations pour crimes sexuels représente près de la moitié (48,1%) de l’ensemble des condamnations pour crime. Cette population constitue ainsi un sérieux facteur d’inflation carcérale. Au 1er janvier 1999, elle représentait 20% des hommes et des femmes jugés et détenus en France métropolitaine, soit 30 460 détenus, tandis qu’elle ne représentait que 12% trois ans auparavant (1). Et non seulement les peines sont devenues de plus en plus sévères mais, de surcroît, elles prévoient des traitements particuliers, comme l’injonction à des soins psychiatriques sans que pour autant le criminel sexuel soit considéré comme un malade et donc comme un irresponsable (2). D’autres mesures contribuent à créer une véritable « exception sexuelle » comme l’existence d’un fichier informatisé destiné à recueillir les empreintes génétiques des personnes condamnées, mesures qui témoignent de la véritable guerre que notre société a déclarée au crime sexuel, seul à l’égard duquel la récidive soit devenue intolérable (3).
Or, c’est au nom de la libéralisation de moeurs que l’on explique la surenchère des infractions et des peines en matière sexuelle. En effet, selon l’interprétation libérale classique, le crime sexuel est aussi sévèrement puni parce qu’il porte atteinte à la liberté sexuelle, pensée comme liberté d’entretenir ou de ne pas entretenir des rapports sexuels. Dans ce sens, l’on range dans une rationalité politique commune la répression du crime sexuel, la contraception, l’avortement (4). Néanmoins, la contraception et l’avortement concernent plutôt des libertés procréatives car elles permettent de séparer la sexualité de la procréation. Leur interdiction ou leur autorisation ne porte pas atteint à la licité ou l’illicéité des rapports sexuels en tant que tels mais à leurs conséquences factuelles ou juridiques. Dans ce sens, la contraception et l’avortement seraient le versant négatif non pas d’une liberté sexuelle mais procréative. Ainsi, de même que personne ne saurait vous empêcher de procréer par les voies naturelles, personne ne saurait vous imposer de le faire, tout au moins si vous êtes une femme. En revanche, si ce que l’on protégeait par le crime sexuel était la liberté sexuelle, l’équivalent en termes positifs devrait être l’existence d’une infraction punissant le fait d’empêcher quelqu’un d’avoir des rapports sexuels. En clair, s’il vous vient un jour à l’esprit d’empêcher quelqu’un d’entretenir des relations sexuelles avec un tiers et que, pour ce faire, vous rentrez dans son domicile et vous employez des voies de fait pour les séparer, vous serez accusé d’avoir violé son domicile, peut-être de coups et blessures, selon la façon par laquelle vous vous y êtes pris mais personne ne qualifiera votre comportement de crime sexuel, ce qui vous épargnera d’être envoyé 15 ans en prison.
Qui plus est, si cette interprétation libérale était vraie, si elle pouvait être compatible avec quelque chose comme l’épanouissement de la sexualité, en plus du droit de dire « non », l’Etat social aurait pu mettre en place des moyens pour faciliter l’accès à ces activités, notamment à l’égard de ceux qui sont démunis sur le marché de la séduction (5). Il en a été ainsi avec la liberté de procréer par exemple, dont les substituts orthopédiques sont l’adoption ou la procréation artificielle. Mais une telle idée appliquée à la sexualité nous semble carrément impensable, parce que ces comportements sont surtout protégés du point de vue négatif (6). Et ce droit à ne pas entretenir des rapports sexuels est quasiment aussi protégé que le droit à la vie et beaucoup plus que le droit de la donner (l’avortement forcé n’est puni que de 5 ans de prison, art. 223-10 du code pénal).
Ces quelques remarques nous permettent de penser que le droit de na pas entretenir des rapports sexuels doit être considéré non comme l’un des aspects de la liberté sexuelle, mais de la protection d’une autre valeur, que la loi dénomme « ses » depuis 1980 et qui est juridiquement instituée comme un droit à l’ « intégrité sexuelle ». Au carrefour du corps et du psychisme, si l’on se tient aux mots mêmes du code pénal, cette intégrité ne saurait être atteinte qu’avec le consentement des personnes qui y participent. Et certains juristes comparent cela à la pratique des sports violents ou même aux interventions chirurgicales (7). Ceci veut dire, en substance, que toute activité sexuelle est susceptible de porter atteint à cette intégrité et c’est pour cette raison que le consentement des participants doit être « éclairé ». Et c’est cette forme d’instituer le sexe, comme négativité, comme intégrité, qui a été « libéré » de l’ancien carcan des moeurs.
Je voudrais montrer ici comment le crime sexuel moderne, dénormalisé et dématrimonialisé – dans sa facture légale elle-même et en dehors de toute autre considération sociologique – est ce qui peut paradoxalement expliquer la surenchère spectaculaire des incriminations et des peines dont il est l’objet. Pour ceci, je vais essayer de faire l’histoire du viol avant et après la loi de 1980, date à laquelle on passe du régime des moeurs au régime du sexe. Ce passage se caractérise par deux procédés différents. Le premier consiste à inclure dans la notion de sexualité potentiellement criminelle non seulement les rapports hors mariage mais tous les rapports sexuels, c’est-à-dire, même les rapports sexuels entre époux. Le deuxième est la définition métaphorique et extensible à l’infini de ce « sexuel » que l’on pénalise, qui mène à la jurisprudence, à des décisions arbitraires, fondées dans des raisonnements analogiques, contraires aux principes constitutionnels.
Danger du sexe, décidément, mais pas forcément où on le croit…
(…)
Il faudrait sans doute tenter d’expliquer l’économie politique du crime sexuel à l’intérieur d’un ordre juridique qui semble s’être écarté du puritanisme ancien, qui a volontairement terminé avec la notion de « moeurs » (46); qui a voulu accompagner et encadrer la libération des désirs et des plaisirs. Car, au moment où le crime sexuel moderne a été créé, il y a une vingtaine d’années, la sexualité aurait pu simplement disparaître comme problème juridique spécifique, comme le prônaient certains auteurs comme Foucault (47) qui s’est opposé à la constitution du viol comme crime à part. Disparaître, ou du moins devenir quelque chose de mineur, du point de vue de la peine, comme le voulaient certains juristes minoritaires à la fin des années 1970 (48). Il est certain que ce destin minimaliste de la sexualité n’était pas dans l’air du temps ni chez ceux qui croyaient à la libéralisation de la sexualité et qui pensaient le viol comme épiphénomène de la misère sexuelle, ni chez les féministes qui y voyaient un combat décisif contre l’oppression des femmes et qui voulaient calmer les élans des libérateurs du sexe. Il ne l’était pas non plus pour les conservateurs, alliés circonstanciels des féministes, qui voulaient à travers la répression du viol mettre de l’ordre dans ce qu’ils pensaient être devenu une anarchie des moeurs. Ainsi, paradoxalement, on peut penser que la réforme des années 1980 dont nous héritons, a été peut-être la façon la plus efficace de reconduire, en la transformant du fond en comble, la politique des anciens crimes contre les moeurs.
Marcela Iacub
le Crime était presque sexuel / 2001
Extraits du texte paru dans l’Unebévue n° 18 « Il n’y a pas de rapport sexuel »
Actes du colloque des 5-6 mai 2001, Cité des Sciences, Paris
lire également sur le Silence qui parle : A satiété / Sylvère Lotringer
1 X. Lameyre, la Criminalité sexuelle, Paris, Flammarion, 2000.
2 Voir à cet égard J. Castaignède, le Suivi socio-judiciaire applicable aux délinquants sexuels ou la dialectique, sanction-traitement, Dalloz, 1999, chronique, pp.23-30; Ph. Salvage, « les Soins obligatoires en matière pénale » in JCP, I, n°4062; B. Lavielle, « Délinquance sexuelle et application des peines », in Gazette du Palais, 1997, II, Doctrine, pp.1034-1038.
3 L. Folléa, « les Mystères de la perversion », in le Monde, 20 juin 1995, p.12 citant le Pr C. Mormont, « la Récidive est dans la nature même de la sexualité », in Projet de loi n° 202, Ass. Nat., 3 septembre 1997, Exposé de motifs.
4 Voir par exemple, Mossuz-Lavau, les Lois de l’amour, les politiques de la sexualité en France (1950-1990), Paris, Payot, 1991.
5 Bien au contraire, on connaît le statut juridique problématique des activités comme la prostitution ou la pornographie. Voir à cet égard D. Lochak, « le Droit à l’épreuve des bonnes moeurs, puissance et impuissance de la norme juridique », in les Bonnes moeurs, Paris, PUF, 1994, pp.15-53.
6 Il n’existe aucun texte de droit interne ou de droit international consacrant en tant que telle la liberté sexuelle. La doctrine considère néanmoins que celle-ci est l’objet des reconnaissances indirectes par l’entremise de plusieurs types de dispositions comme le droit à l’intimité et le droit au mariage. Voir à cet égard, S. Regourd, « Sexualité et libertés publiques », in J. Poumarède et J-P. Royer (dir), Droit, Histoire et Sexualité, Lille, Publications de l’Espace Juridique, 1987, pp.309-334.
7 Voir dans ce sens les commentaires de L-M. Nivôse, « les Eléments constitutifs du viol. Rapport sur l’arrêt de la chambre criminelle du 9 décembre 1993″, in Droit Pénal, avril 1994, pp.1-3.
46 Voir à cet égard, D. Mayer, « le Droit promoteur de la liberté des moeurs ? », in les Bonnes moeurs, op, cit. pp.55-60.
47 M. Foucault, Dits et écrits, tome 4, Paris, NRF Gallimard, 1994.
48 Pour voir le développement des débats à la fin des années 1970 voir F. Picq, Libération des femmes, les années mouvement, Paris, Seuil, 1993 pp.234 et s. ; et J. Mossuz-Lavau, les Lois de l’amour, op. cit, pp. 189 et s.
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