L’Histoire commencerait à Sumer ? Puisque l’Histoire serait nécessairement écrite. Ce sont les Arabes qui ont inventé l’écriture. Cunéiforme. Quand les Gaulois en étaient encore à peindre leurs mains et leur gibier dans des grottes préhistoriques, on entendait déjà les contes, épopées et autres poèmes de bardes babyloniens. Littérature orale. La Création, Le Déluge, L’Epopée de Gilgamesh, avant d’être écrites, étaient chantées. Les moyens mnémotechniques, énumération, répétition, cadence, métrique, aidaient à mémoriser les textes. Les harpes, lyres et flûtes accompagnaient les aèdes (poète épique et récitant) et les rhapsodes.
Les guerres déplacent les peuples, héros et chroniqueurs homériques à travers l’Antiquité. La Mongolie et l’Afrique sont entrées dans l’Histoire par leurs traditions conteuses et griotiques données aux érudits de l’oralité à la mémoire gigantesque. Un barde lamaïque nommé Yongden donne un chant de six semaines à l’orientaliste Alexandra David-Néel. De mémoire. Un homme meurt, une bibliothèque disparaît.
Paroles, mots, dires, verbe ? La parole appartient aux religieux. Et aux paroliers. Les dires appartiennent aux diseurs. Ouï-dire, médire. On dit tellement de choses. Les mots, eux, sentent la dispute. Avoir des mots, dire des mots. Même si on écrit un mot, c’est court. Ça indique, c’est incomplet. Ça semble fortuit, les mots. La preuve ? On peut les dire en courant le marathon, les mots. C’est le verbe qui paraît le plus actif, le plus liant. Passé, présent, futur simple ou composé, le verbe incite. Le verbe espère. Puisque au commencement était le verbe. Avant les écritures.
Les dionysies méditerranéennes célébraient l’ivresse poétique lors de cortèges dansés, escortés de satyres. Des idoles d’un jour. On y exagère, on y blasphème, on y autorise aux héros divins des exploits extraconjugaux et meurtriers qu’on s’interdit à soi-même. La mythologie est immorale. Des familles déchirées génèrent des relations dramatiques et étranges. Pour un roi Renauld suédois, ou un Gengis Khan mongol, combien de seigneurs valeureux sans pays et plus grands que grands ? Conan le Barbare, le prince William, the King of Pop Michael Jackson et autres Prince nourrissent encore cette liesse populaire pour des êtres extraordinaires et poétiques. Dans la transmission afro-américaine aussi les exemples fusent de personnages magiques et légendaires. Jim Crow, John Hardy, Tom Dooley hantent les chants populaires et raffinés. Le folk.
La littérature orale ne peut être réduite aux bardes solitaires et serviles. L’homme a toujours voulu parlementer lui-même. Participer aux joutes. Les tragédies grecques étaient données dans des festivals poétiques où les choreutes relayaient le public dans une critique moqueuse et satirique. Des cérémonies africaines frôlent l’extase. Les rways berbères noient leurs poèmes amarghs et leurs joutes ahwash (de confrérie) dans des musiques envoûtantes. Si les phrases sont communes aux différentes chansons, les introductions et les fins parlent de l’actualité présente. Les confréries soufis et bâuls (musiciens itinérants du Bengale) aussi mélangent pratiques religieuses et propos graveleux et politiques. Joutes populaires.
Ma mère me racontait les crieurs des rues d’Eindhoven en Brabant du Nord. Ils faisaient tonner leurs tambours pour alerter les habitants des meurtres commis dans des bourgs voisins. Avis à la population ! Le verbe servait aussi à exprimer l’exaspération dans des joutes de gueux. Les Bourgeois (c’est comme des cochons) part d’un dialogue endiablé entre étudiants endimanchés qui swanzent (blaguent). Ils se narguent. Entre semblables. Les tensons (genre poétique dialogué du Moyen Age) gasconnes aussi désamorcent les tensions sociales. Exprimer l’interdit.
Dans un match de tchatche et de slam, Claude Sicre, chanteur folklorique occitan, propose de défendre qui le haut, qui le bas d’une femme, dans une confrontation verbale tout en provocation. La harangue, le prêche, l’outrance politique et sexuelle font partie des traditions populaires. Un concours de bertsularis, ces jongleurs de mots basques, a rempli récemment un grand stade à Saint-Sébastien (Espagne). Oui, les joutes verbales sont toujours vivaces. Les séances de slam et de rap invitent les amateurs à rejoindre leurs grands frères pour en remettre une couche. C’est la littérature du pauvre. Qui dit improvisation, dit connaissance des codes et des gammes, bonne mémoire et acuité. Un art, une culture. Le flow n’est pas donné à tout le monde.
L’artiste est un concept occidental. Autobiographie d’autiste. Dans d’autres cultures, l’artiste est l’élu d’un jour. Il exprime les codes collectifs. Nourri, logé, il prend ce qu’on lui donne. Après, il retourne à ses tâches. Notre spectacle payant, avec décors et éclairages où on applaudit entre les passages, ne correspond pas aux cérémonies spontanées africaines ou asiatiques que les gens organisent eux-mêmes. Mariages, baptêmes, récoltes, changements de saison, arrivées de nouveaux venus sont des occasions de réjouissance collective. Famille, voisins, village, voyageurs. Le spectacle est dehors.
C’est dans cet esprit que les Amis du verbe ont été fondés en 2002. Les Amis du verbe ont fédéré bourgeois, paysans, ouvriers, instituteurs, élus et poètes pour animer bénévolement la société poétique. On a commencé par la Gascogne, terre d’accueil. Claude Nougaro à la fin de sa tournée Fables de ma fontaine, est venu repérer le site où se déroule le premier Festival du verbe pour y dire quelques « cinémots ». Les Fabulous Trobadors, André Minvielle, Oxmo Puccino, Vincent Delerm, M, Mathieu Boogaerts ont emboîté le pas pour contribuer à ce laboratoire créatif du verbe. Mathieu Chedid y a dit ses textes, ceux de son père et de sa grand-mère, Andrée Chedid. Vincent Delerm, lui, y a fait une conférence drolatique sur les séries B de la télé.
Jean-Pierre Mader a fait son macumbarde. Une mamie, membre du Club des cheveux d’argent local, y a déclamé un rap de Joey Starr. Par coeur. Avec coeur. Interdites, ici, les lectures « intellichiantes ». Ici, de la joute, de l’humour, de l’outrance, de la politique, du cul, de la harangue, de la bouffe et des ballades.
Le prétexte du Festival du verbe est d’orner de vers nouveaux des stèles poétiques. Stèles en grès du Périgord ou marbre de Carrare implantées le long des chemins et en ville. Ecrites par des festivaliers et amis du verbe. Quelques stèles ont été offertes aux villes de Toulouse, de Saint-Gaudens, de Liège et des bourgs aux détours de chemins compostelliques. Les enfants, slameurs et autres chineurs poétiques sont invités à concourir tous les ans. Une caravane anime les marchés du livre et autres vide-greniers pour conjuguer le verbe populaire. Jouteurs, slameurs, blagueurs, raconteurs d’histoires, bonimenteurs animent déjà naturellement les marchés du monde.
D’autres places Djemaa El-Fna, cercles de cercles, Hyde Park Corners, ou autres exèdres pourraient être classés patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco. Parlements populaires. Des festivals de happenings ont bien prospéré pendant les années 1960 à Amsterdam, Berlin, Paris, New York, et autres hauts lieux de la culture pop. Allen Ginsberg, Jacques Kerouac et Dylan les ont enchantés de leurs talking blues. C’est l’inconscient collectif qui aspire à cette liesse.
Le festival Mythos à Nantes, le festival de Trois-Rivières au Québec et les Correspondances de Grigny préfigurent en 2000 la culture de fondation qui prévaut aujourd’hui. L’art y est dégusté par une élite intellectuelle en cocktail club. Le jazz aussi connaît ces fondations étouffant la création qu’elles pensaient servir. Résidences d’art triste. Reproductions sans âme. Manque de risque. Manque de lien social. Voilà qu’accourent les festivals de mots, festivals de lectures.
La lecture, le degré zéro du spectacle. Moyens pharaoniques, affiche de vedettes du cinéma et de la littérature mondaine, culture élitiste vendue clés en main à Bruxelles, Beyrouth et ailleurs. Délocalisation et sous-traitance. Comme les Francofolies, franchisées en Belgique, Ukraine et au Québec. La ville de Nougaro, des Zebda, Gold et autres Fabulous Trobadors, réduite à messe de lectures devant des publics éteints.
Toulouse aurait pu honorer la parole parlée ou chantée au milieu d’un terroir de troubadours et de tchatcheurs. Que nenni. De gauche ou de droite, le personnel politique et culturel est incapable de susciter quelque création populaire. YouTube, « Star Academy », « Nouvelle Star » et autres karaokés mondiaux ont pris le relais de ces festivals chers et stériles.
L’envie de chanter et de dire reste intacte. Et le succès des mots croisés et autres jeux de l’esprit prouve que le peuple n’est pas si inculte que ça et qu’il continue à jouer avec les mots. Néanmoins, les artistes de variété amateurs, professionnels et poètes en herbe se retrouvent orphelins. La culture de l’écrit ignore ses origines. Orales. Peuple parle.
Dick Annegarn
Eloge de la culture orale / 2011
Paru dans le Monde du 17 juillet 2011
André Minvielle
Barataclau / 2007
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Archive mensuelle de juillet 2011
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« Je conchie l’armée française dans sa totalité », a écrit Aragon, comme Libération de lundi nous le rappelait (1). La formule, véritable petite bombe compacte de littérature à déflagration politique, est si puissante et radicale qu’elle est aussi devenue un grand moment de cinéma. Elle est en effet textuellement citée par Luis Buñuel, et son scénariste Jean-Claude Carrière, dans le Charme discret de la bourgeoisie (1972), au cours d’une scène désopilante qui oppose le colonel Claude Piéplu à l’ambassadeur du Miranda, Fernando Rey.
Exaspéré par le militaire, qui insinue que la République imaginaire du diplomate est une sanglante dictature, ce dernier lui inflige droit dans les yeux ce supplice symbolique et profanatoire (que nous prendrons toujours plaisir à répéter) : « Eh bien moi, je conchie l’armée française dans sa totalité. »
Faisons confiance au métèque Buñuel, au surréaliste, pervers, républicain, apatride, anticolonialiste et internationaliste Buñuel, à l’Espagnol, au Mexicain, au Parisien et francophone Buñuel : il a certainement fait rouler jusqu’à l’extase dans sa bouche étrangère la phrase parfaite du poète. A l’écran, c’est manifeste : il en fait jouir ses acteurs, ses personnages, son public. C’était au siècle dernier : trente ans à peine et déjà une éternité…
Car voilà : six mois de prison et 7 500 euros d’amende sont désormais encourus par ceux qui commettent « un délit d’outrage à l’hymne ou au drapeau national », selon un amendement à la loi Sarkozy, que la gauche, toute honte bue, a presque unanimement voté (2)*. Le mot « outrage » est sans doute le plus intéressant de cet amendement. Il a l’air placé là à la place d’un autre, comme « délit d’opinion » qui serait plus honnête puisque c’est bien une opinion personnelle, par exemple, que de conchier l’armée, le drapeau et l’hymne nationaux dans leur totalité, ou même de conchier « la France », ou l’idée que cet amendement s’en fait.
Outrage rappelle aussi d’autres idées, d’autres expressions : derniers outrages, outrage à la pudeur, aux bonnes moeurs, à la morale publique, par exemple, qui orientent l’inconscient puritain à l’oeuvre dans la formule. D’ailleurs, l’outrage ne peut-il être que négatif ? N’y a-t-il pas des excès outrageants dans le fétichisme militaire qui est l’argument de vente d’innombrables films pornos : que dira la loi devant le spectacle étonnant de ces gradés fornicateurs qui maculent de stupre leur tricolore adoré ?
Dans le Charme discret, Buñuel ne fait pas que « citer » Aragon, il y adhère, il reprend le propos d’écrivain à son compte de cinéaste. Luis, ici, fait écho à Louis : tout drapeau est haïssable, tout hymne national est une abjection, tout patriotisme, une dégénérescence. Métaphoriquement, cinématographiquement, artistiquement, il piétine les trois couleurs de notre drapeau désormais protégé par la loi, il lui crache dessus, le souille et ce faisant emporte notre adhésion comme notre rire. Il nous manque outrageusement.
Olivier Séguret
J’irai cracher sur votre hymne / 29 janvier 2003
Publié dans Libération
1 Quotidienne du 27 janvier.
2 Libération des 25-26 janvier. * (Souligné en gras par le Silence qui parle)
Luis Buñuel
le Charme discret de la bourgeoisie / 1972
Hier interdite à Eymoutiers, la fête des Nuits du 4 août est aujourd’hui accueillie à bras ouverts par la commune de Peyrelevade sur le Plateau de Millevaches.
Calamité pour les uns, question d’honneur pour les autres, les Nuits du 4 août auront bien lieu !
De Oaxaca à Millevaches, de Tunis à Malo Bray-Dunes, qui a dit que les peuples ne parviendront à s’offrir des fêtes à leur mesure ?
Qui peut prétendre que le seul avenir des humains doive s’appeler Fukushima ?
Dans le bourg de Peyrelevade, sur cette vieille terre de résistances, nous avons décidé de fêter à notre manière l’abolition des privilèges que la Révolution française proclama, et qu’il nous reste à réaliser.
Deux siècles et demi après la première nuit du 4 août, la mise à sac de la planète par une oligarchie prédatrice qui vaut bien les aristocraties d’antan, atteint un point de non-retour. Les gouvernements qui avaient renfloué la Banque aux dépens des peuples prétendent maintenant sacrifier les peuples pour satisfaire la Banque.
Mais, des revolutions arabes aux places occupées d’Espagne et d’Europe, des émeutes de Grèce à celles de Londres, des blocages français aux grèves chinoises, le rêve d’un monde plus libre, plus égalitaire et plus fraternel connaît une nouvelle jeunesse.
Du 4 au 6 août prochain, venus des quatre coins du monde, insurgés victorieux, musiciens, travailleurs en butte à l’exploitation, saltimbanques, chômeurs heureux, étudiants enragés, citoyens au bord de la crise de nerf, cinéastes, irradiés en furie, militants lassés de s’indigner ou radicaux mélancoliques, écrivains, habitants des campagnes et des banlieues, bloggeurs, tous peu soucieux de leur reconnaissance par la société existante, se retrouveront dans les rues du bourg de Peyrelevade. Deux jours et deux nuits durant, il y aura des films, des interventions, des discussions, de l’ivresse, de la musique et des chants, l’inattendu au coin de la ruelle et les murs couverts d’expressions énigmatiques, un banquet et un bal populaire aussi. Il y aura sur cette nouvelle place Tahrir en zone rurale la même disposition à se rencontrer et à se parler que dans les rues de Tunis le 14 janvier dernier ou sur les piquets de blocage en France pendant le mouvement contre la réforme des retraites. Pour s’arracher ensemble au cours programmé de la catastrophe, et crier « Dégage ! » à tout ce qui entend nous gouverner.
Il y aura à la fin une assemblée d’où partiront, à coup sûr, des projets de bouleversement pour le siècle qui vient.
Comme disait un graffiti de la Puerta del Sol : « l’impossible ne peut qu’advenir. »
Nous vous attendons donc à Peyrelevade pour les Nuits du 4 août.
En présence de Satoshi Ukai, Fantazio, Gilles Clément, Zoubeir Chahab, Gilles Perrault, Ouffnoon, Eric Hazan, Hakima Berrada, Quntet de bœufs, John Jordan, Isabelle Frémeaux, Krekekekex koax koax, Florent Gouget, Danser dans le silence, Arterroriste, Mylène Sauloy, bien d’autres encore et vous peut-être.
Le programme détaillé des festivités, ainsi que les informations pratiques, seront présentés bientôt sur le site nuitsdu4aout.com
nuitsdu4aoutpeyrelevadeprogramme.pdf
Pour télécharger l’affiche :
http://ddata.over-blog.com/4/54/92/03/nuitsdu4aoutweb.pdf