« Je conchie l’armée française dans sa totalité », a écrit Aragon, comme Libération de lundi nous le rappelait (1). La formule, véritable petite bombe compacte de littérature à déflagration politique, est si puissante et radicale qu’elle est aussi devenue un grand moment de cinéma. Elle est en effet textuellement citée par Luis Buñuel, et son scénariste Jean-Claude Carrière, dans le Charme discret de la bourgeoisie (1972), au cours d’une scène désopilante qui oppose le colonel Claude Piéplu à l’ambassadeur du Miranda, Fernando Rey.
Exaspéré par le militaire, qui insinue que la République imaginaire du diplomate est une sanglante dictature, ce dernier lui inflige droit dans les yeux ce supplice symbolique et profanatoire (que nous prendrons toujours plaisir à répéter) : « Eh bien moi, je conchie l’armée française dans sa totalité. »
Faisons confiance au métèque Buñuel, au surréaliste, pervers, républicain, apatride, anticolonialiste et internationaliste Buñuel, à l’Espagnol, au Mexicain, au Parisien et francophone Buñuel : il a certainement fait rouler jusqu’à l’extase dans sa bouche étrangère la phrase parfaite du poète. A l’écran, c’est manifeste : il en fait jouir ses acteurs, ses personnages, son public. C’était au siècle dernier : trente ans à peine et déjà une éternité…
Car voilà : six mois de prison et 7 500 euros d’amende sont désormais encourus par ceux qui commettent « un délit d’outrage à l’hymne ou au drapeau national », selon un amendement à la loi Sarkozy, que la gauche, toute honte bue, a presque unanimement voté (2)*. Le mot « outrage » est sans doute le plus intéressant de cet amendement. Il a l’air placé là à la place d’un autre, comme « délit d’opinion » qui serait plus honnête puisque c’est bien une opinion personnelle, par exemple, que de conchier l’armée, le drapeau et l’hymne nationaux dans leur totalité, ou même de conchier « la France », ou l’idée que cet amendement s’en fait.
Outrage rappelle aussi d’autres idées, d’autres expressions : derniers outrages, outrage à la pudeur, aux bonnes moeurs, à la morale publique, par exemple, qui orientent l’inconscient puritain à l’oeuvre dans la formule. D’ailleurs, l’outrage ne peut-il être que négatif ? N’y a-t-il pas des excès outrageants dans le fétichisme militaire qui est l’argument de vente d’innombrables films pornos : que dira la loi devant le spectacle étonnant de ces gradés fornicateurs qui maculent de stupre leur tricolore adoré ?
Dans le Charme discret, Buñuel ne fait pas que « citer » Aragon, il y adhère, il reprend le propos d’écrivain à son compte de cinéaste. Luis, ici, fait écho à Louis : tout drapeau est haïssable, tout hymne national est une abjection, tout patriotisme, une dégénérescence. Métaphoriquement, cinématographiquement, artistiquement, il piétine les trois couleurs de notre drapeau désormais protégé par la loi, il lui crache dessus, le souille et ce faisant emporte notre adhésion comme notre rire. Il nous manque outrageusement.
Olivier Séguret
J’irai cracher sur votre hymne / 29 janvier 2003
Publié dans Libération
1 Quotidienne du 27 janvier.
2 Libération des 25-26 janvier. * (Souligné en gras par le Silence qui parle)
Luis Buñuel
le Charme discret de la bourgeoisie / 1972
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