Ebauche synoptique d’un scénario paranoïaque
Avant-propos : la semence de l’homme, Il seme dell’Uomo, est un film de Marco Ferreri daté de 1969. Il met en scène Cino et Dora, un jeune couple plutôt propre sur lui, qu’on qualifierait volontiers de bobo aujourd’hui, qui cherche à se réfugier à la campagne alors qu’une troisième guerre mondiale fait rage. Sur la route, ils tombent sur un premier signe tangible du danger qui les menace et dont ils n’avaient jusque là qu’une conscience vague via la télévision : un bus garé en travers de l’autoroute, porte ouverte, la totalité de ses occupants, des enfants et un chauffeur, morts. Les deux jeunes gens reprennent la route en silence et parviennent bientôt à un check-point militaire où ils doivent abandonner leur véhicule et continuer à pied pour trouver un abri à l’intérieur d’une zone qu’on suppose contaminée. Les responsables du check-point leur administrent des pilules sensées les prémunir du danger, ainsi qu’une injection pour Dora à qui l’on recommande de faire des enfants. Mais une indiscrétion des militaires, sorte d’aparté à la caméra, laisse entendre au spectateur que les jeunes gens vont être utilisés comme des souris de laboratoire et sont tombés dans un tracenard. Parvenus à une villa cossue faisant face à l’océan, Cino & Dora décident de s’installer après s’être débarrassé du propriétaire — joué par Ferreri lui-même — mort dans son fauteuil de rotin sous la tonnelle de la maison. La suite du film reprend les étapes classiques du genre Robinson sur un mode qui tient autant du recyclage de la société qui est en train de disparaître que d’une renaissance à partir des ressources de la terre. Hormis quelques visites — une milice fasciste qui les encourage à faire des enfants, une baroudeuse sexy qui garderait bien Cino pour elle, une baleine qui s’échoue sur la plage — la vie paisible du jeune couple est troublée par le refus de Dora d’avoir des rapports sexuels avec Cino et de lui donner un enfant. Alors que Cino, désespéré par la sève qui s’agite dans son corps, se fabrique un avatar féminin avec le sable de la plage, Dora fini par se résigner à se donner à son amoureux. Suite à cet acte sexuel — suivi d’un deuxième rapport, cette fois la nuit à l’insu de Dora — la jeune femme tombe enceinte. Apprenant la grossesse de sa compagne, Cino exulte et hurle : « Il seme dell’uomo ha germogliato ! Ho seminato! », « la semence de l’homme a germé, j’ai ensemencé ». Dora catastrophé ne veut pas le croire. Elle poursuit son amant qui continue de hurler joyeusement sur la plage. Soudain, alors que Cino danse autour de Dora en levant les bras au soleil dans un geste de victoire, une explosion réduit les deux jeunes gens en poussière.
Cette fin violente — qui augure des nombreuses morts qui entacheront désormais la plupart des films de Ferreri — laisse libre cours à l’interprétation. Les responsables du chek-point ont-ils tenté de tester des médicaments rendant la reproduction humaine possible en zone contaminée ? Cino et Dora ont-ils été éliminés en raison d’une mauvaise conjugaison de gênes ne faisant pas d’eux des repeupleurs potentiels ? La terre a-t-elle voulu se venger des souffrances que lui inflige l’homme ? Peu importe au fond la machination qui se trame derrière cette mort, l’essentiel est qu’elle survient au moment où nous est révélé cette phrase capitale qui donne son titre au film : « la semence de l’homme a germé ».
Quarante ans plus tard, imaginons une suite à cette histoire, ou plutôt une adaptation, voire un de ces produits dérivés dont l’industrie cinématographique américaine raffole. Cette fois la semence de l’homme n’est pas celle qu’il plante dans le ventre de sa femme, mais celle qu’il prélève sur les végétaux qui le nourrissent et avec laquelle il ensemence la terre sur laquelle il vit. Nous sommes dans un futur proche, une cinquantaine d’années peut-être, évidemment catastrophique, c’est le genre qui veut ça. Le monde est aux mains d’empires autocrates qui assurent leur domination par le contrôle qu’ils ont des semences agricoles et donc sur la nourriture. Dans un premier temps, cette domination s’est faite discrète. Elle était assurée par des entreprises privées alliées aux états qui les hébergeaient. Ces semenciers, comme on les appelait, ont d’abord argué de la santé des populations et d’un accroissement nécessaire des rendements pour fixer un cadre législatif stricte à la commercialisation des semences. Un catalogue officiel des espèces et variétés avait été créé dans de nombreux pays. Au fil des ans et des décrets, les conditions d’inscription d’une semence à ce catalogue officiel étaient devenues de plus en plus difficile. Tout ça avait eu lieu il y a fort longtemps, au début du XXe siècle, et rare sont ceux qui en gardent encore la mémoire dans le futur où se déroule notre histoire. Une histoire millénaire, celles des paysans triant parmi leur récolte les semences qu’ils estimaient les plus appropriées à la culture , avait peu à peu été remise en cause. Bien sûr ça et là, des petits groupes tentaient de résister à la pression commerciale des majors mais la collusion des grands groupes avec les états, allié à la surpopulation et aux virages totalitaires de certains blocs démocratiques, parvinrent à étouffer la majeure partie d’entre eux. D’autant que dans le grand jeu de concentration capitalistique du XXe siècle, les majors comprirent rapidement l’intérêt qu’elles avaient à s’allier à l’industrie chimique et au génie génétique pour renforcer leur puissance. Les semences produites par hybridation, baptisées F1 , peut-être en hommage à un sport basé sur la vitesse et la technique pratiqué du temps des énergies fossiles, prirent le pas sur les semences vernaculaires. Outre leur résistance et leur rentabilité, ces semences avaient la particularité de ne pouvoir être récoltées et replantées par les paysans les utilisant. Ceux-ci devaient donc racheter chaque année de nouvelles semences. Les choses se corsèrent lorsque les apprentis sorciers de la semence s’attaquèrent aux gênes des futures plantes, modifiant leur structure pour renforcer certaines capacités, y compris celle de résister à des produits chimiques de traitement. La situation politique suivant la marche du capitalisme, les dérapages ne tardèrent pas à arriver. D’étranges épidémies commencèrent à frapper les cultures des non-alignés, entraînant de terribles famines et une nouvelle redistribution territoriale sous contrôle des empires, la collusion entre le privé et le public étant devenue telle qu’il était devenu difficile de parler d’états. C’est dans ce contexte trouble, de faim et de guerre pour le contrôle des vivres que se déroule notre histoire.
Dans la Semence de l’homme (II), la quiétude anxieuse de Ferreri cède évidemment la place à la panique frénétique d’un block-buster.
Frédéric Ramade
la Semence de l’homme (II)
Extrait de l’article paru dans Chimères n° 74 : Biopolitiques ? / 2011
Marco Ferreri
Il Seme dell’ Uomo / 1969
avec Mark Gross, Anne Wiazemsky et Annie Girardot
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