La notion, mode de pensée adéquat dû à la compréhension de la cause
C’est déjà au niveau des idées-notion que va apparaître une espèce d’issue dans ce monde. On est complètement étouffé, on est enfermé dans un monde d’impuissance absolue, même quand ma puissance d’agir augmente, c’est sur un segment de variation, rien ne me garantit que, au coin de la rue, je ne vais pas recevoir un grand coup de bâton sur la tête et que ma puissance d’agir va retomber. Vous vous rappelez qu’une idée-affection, c’est l’idée d’un mélange, c’est-à-dire l’idée d’un effet d’un corps sur le mien.
Une idée-notion ne concerne plus l’effet d’un autre corps sur le mien, c’est une idée qui concerne et qui a pour objet la convenance ou la disconvenance des rapports caractéristiques entre les deux corps.
Si il y a une idée telle – on ne sait pas encore si il y en a, mais on peut toujours définir quelque chose quitte à conclure que ça ne peut pas exister –, c’est ce qu’on appellera une définition nominale. Je dirais que la définition nominale de la notion c’est que c’est une idée qui, au lieu de représenter l’effet d’un corps sur un autre, c’est à dire le mélange de deux corps, représente la convenance ou la disconvenance interne des rapports caractéristiques des deux corps.
Exemple : si j’en savais assez sur le rapport caractéristique du corps nommé arsenic et sur le rapport caractéristique du corps humain, je pourrais former une notion de ce en quoi ces deux rapports disconviennent au point que l’arsenic, sous son rapport caractéristique, détruit le rapport caractéristique de mon corps. Je suis empoisonné, je meurs.
Vous voyez que, à la différence de l’idée d’affection, au lieu d’être la saisie du mélange extrinsèque d’un corps avec un autre, ou de l’effet d’un corps sur un autre, la notion s’est élevée à la compréhension de la cause, à savoir, si le mélange a tel ou tel effet, c’est en vertu de la nature du rapport des deux corps considérés et de la manière dont le rapport de l’un des corps se compose avec le rapport de l’autre corps. Il y a toujours composition de rapports. Lorsque je suis empoisonné, c’est que le corps arsenic a induit les parties de mon corps à entrer sous un autre rapport que le rapport qui me caractérise. A ce moment-là, les parties de mon corps entrent sous un nouveau rapport induit par l’arsenic, qui se compose parfaitement avec l’arsenic; l’arsenic est heureux puisqu’il se nourrit de moi. L’arsenic éprouve une passion joyeuse car, comme le dit bien Spinoza, tout corps a une âme. Donc l’arsenic est joyeux, moi évidemment je ne le suis pas. Il a induit des parties de mon corps à entrer sous un rapport qui se compose avec le sien, arsenic. Moi je suis triste, je vais vers la mort. Vous voyez que la notion, si on pouvait y arriver, c’est un truc formidable.
On n’est pas loin d’une géométrie analytique. Une notion, ce n’est pas du tout un abstrait, c’est très concret : ce corps-ci, ce corps-là. Si j’avais le rapport caractéristique de l’âme et du corps de celui dont je dis qu’il ne me plaît pas, par rapport à mon rapport caractéristique à moi, je comprendrais tout, je connaîtrais par les causes au lieu de ne connaître que des effets séparés de leurs causes. À ce moment-là, j’aurais une idée adéquate.
De même, si je comprenais pourquoi quelqu’un me plaît. J’ai pris comme exemple les rapports alimentaires, il n’y a pas à changer une ligne pour les rapports amoureux. Ce n’est pas du tout que Spinoza conçoive l’amour comme de l’alimentation, il concevrait tout aussi bien l’alimentation comme de l’amour. Prenez un ménage à la Strinberg, cette espèce de décomposition des rapports et puis ils se recomposent pour recommencer. Qu’est-ce que c’est que cette variation continue de l’affectus, et comment ça se fait que certaine disconvenance convienne à certains ? Pourquoi certains ne peuvent vivre que sous la forme de la scène de ménage indéfiniment répétée ? Ils en sortent comme si ça avait été un bain d’eau fraîche pour eux.
Vous comprenez la différence entre une idée-notion et une idée-affection. Une idée-notion est forcément adéquate puisque c’est une connaissance par les causes. Spinoza emploie là, non seulement le terme de notion pour qualifier cette deuxième sorte d’idée, mais il emploie le terme de notion commune. Le mot est très ambigu : est-ce que ça veut dire commune à tous les esprits ? Oui et non, c’est très minutieux chez Spinoza. En tous cas, ne confondez jamais une notion commune avec une abstraction.
Une notion commune, il la définit toujours comme ceci : c’est l’idée de quelque chose qui est commun à tous les corps ou à plusieurs corps – deux au moins – et qui est commun au tout et à la partie. Donc, il y a sûrement des notions communes qui sont communes à tous les esprits, mais elles ne sont communes à tous les esprits que dans la mesure où elles sont d’abord l’idée de quelque chose qui est commun à tous les corps. Donc ce n’est pas du tout des notions abstraites. Qu’est-ce qui est commun à tous les corps ? Par exemple, être en mouvement ou en repos. Le mouvement et le repos seront objets de notions dites communes à tous les corps. Donc il y a des notions communes qui désignent quelque chose de commun à deux corps ou à deux âmes. Par exemple, quelqu’un que j’aime. Encore une fois les notions communes, ça n’est pas abstrait, ça n’a rien à voir avec des espèces et des genres, c’est vraiment l’énoncé de ce qui est commun à plusieurs corps ou à tous les corps ; or, comme il n’y a pas un seul corps qui ne soit lui-même plusieurs, on peut dire qu’il y a des choses communes ou des notions communes dans chaque corps. D’où on retombe sur la question : comment est-ce qu’on peut sortir de cette situation qui nous condamnait aux mélanges ?
Là, les textes de Spinoza sont très compliqués. On ne peut concevoir cette sortie que de la manière suivante : quand je suis affecté, au hasard des rencontres, ou bien je suis affecté de tristesse, ou bien de joie – en gros. Quand je suis affecté de tristesse, ma puissance d’agir diminue, c’est-à-dire que je suis encore plus séparé de cette puissance. Quand je suis affecté de joie, elle augmente, c’est-à-dire que je suis moins séparé de cette puissance. Bien. Si vous vous considérez comme affecté de tristesse, je crois que tout est foutu, il n’y a plus d’issue pour une raison simple : rien dans la tristesse qui diminue votre puissance d’agir, rien ne peut vous induire dans la tristesse à former la notion commune d’un quelque chose qui serait commun aux corps qui vous affectent de tristesse et au vôtre. Pour une raison très simple, c’est que le corps qui vous affecte de tristesse ne vous affecte de tristesse que dans la mesure où il vous affecte sous un rapport qui ne convient pas avec le vôtre. Spinoza veut dire quelque chose de très simple, c’est que la tristesse, ça ne rend pas intelligent. La tristesse, on est foutu. C’est pour ça que les pouvoirs ont besoin que les sujets soient tristes. L’angoisse n’a jamais été un jeu de culture de l’intelligence ou de la vivacité. Tant que vous avez un affect triste, c’est que un corps agit sur le vôtre, une âme agit sur la vôtre dans des conditions telles et sous un rapport qui ne convient pas avec le vôtre. Dès lors, rien dans la tristesse ne peut vous induire à former la notion commune, c’est-à-dire l’idée d’un quelque chose de commun entre les deux corps et les deux âmes. C’est plein de sagesse ce qu’il est en train de dire. C’est pour ça que penser à la mort, c’est la chose la plus immonde. Il s’oppose à toute la tradition philosophique qui est une méditation de la mort. Sa formule, c’est que la philosophie est une méditation de la vie et non de la mort. Évidemment, parce que la mort, c’est toujours une mauvaise rencontre.
Autre cas. Vous êtes affecté de joie. Votre puissance d’agir est augmentée, ça ne veut pas dire que vous la possédiez encore, mais le fait que vous soyez affecté de joie signifie et indique que le corps ou l’âme qui vous affecte ainsi, vous affecte sous un rapport qui se combine avec le vôtre et qui se compose avec le vôtre, et ça va de la formule de l’amour à la formule alimentaire. Dans un affect de joie, donc, le corps qui vous affecte est indiqué comme composant son rapport avec le vôtre et non pas son rapport décomposant le vôtre. Dès lors, quelque chose vous induit pour former la notion de ce qui est commun au corps qui vous affecte et au vôtre, à l’âme qui vous affecte et à la vôtre. En ce sens, la joie rend intelligent.
Là on sent que c’est un drôle de truc parce que, méthode géométrique ou pas, on lui accorde tout, il peut le démontrer. Mais il y a un appel évident à une espèce d’expérience vécue. Il y a un appel évident à une manière de percevoir, et bien plus, à une manière de vivre. Il faut déjà avoir une telle haine des passions tristes, la liste des passions tristes chez Spinoza est infinie, il va jusqu’à dire que toute idée de récompense enveloppe une passion triste, toute idée d’orgueil, la culpabilité. C’est un des moments les plus merveilleux de l’Éthique.
Les affects de joie, c’est comme si c’était un tremplin, ils vous font passer à travers quelque chose qu’on aurait jamais pu passer s’il n’y avait que des tristesses. Il nous sollicite de former l’idée de ce qui est commun au corps affectant et au corps affecté. Ça peut rater, mais ça peut réussir et je deviens intelligent. Quelqu’un qui devient bon en latin en même temps qu’il devient amoureux… ça s’est vu dans les séminaires. C’est lié en quoi ? Comment quelqu’un fait des progrès ? On ne fait jamais des progrès sur une ligne homogène, c’est un truc ici qui nous fait faire des progrès là-bas, comme si une petite joie là avait déclenché un déclic. A nouveau nécessité d’une carte : qu’est-ce qui s’est passé là pour que ça se débloque ici ? Une petite joie nous précipite dans un monde d’idées concrètes qui a balayé les affects tristes ou qui est en train de lutter, tout ça fait partie de la variation continue. Mais en même temps, cette joie nous propulse en quelque sorte hors de la variation continue, elle nous fait acquérir au moins la potentialité d’une notion commune. Il faut concevoir ça très concrètement, c’est des trucs très locaux. Si vous réussissez à former une notion commune, sur quel point votre rapport de vous avec telle personne ou avec tel animal, vous dites : enfin j’ai compris quelque chose, je suis moins bête qu’hier. Le « j’ai compris » qu’on se dit, parfois c’est le moment où vous avez formé une notion commune. Vous l’avez formée très localement, ça ne vous a pas donné toutes les notions communes. Spinoza ne pense pas du tout comme un rationaliste – chez les rationalistes il y a le monde de la raison et il y a les idées. Si vous en avez une, évidemment vous les avez toutes: vous êtes raisonnable. Spinoza pense qu’être raisonnable, ou être sage, c’est un problème de devenir, ce qui change singulièrement le contenu du concept de raison. Il faut savoir faire les rencontres qui vous conviennent.
Quelqu’un ne pourra jamais dire qu’est bon pour lui quelque chose qui dépasse son pouvoir d’être affecté. Le plus beau, c’est de vivre sur les bords, à la limite de son propre pouvoir d’être affecté, à condition que ce soit la limite joyeuse puisqu’il y a la limite de joie et la limite de tristesse; mais tout ce qui excède votre pouvoir d’être affecté est laid. Relativement laid– ce qui est bon pour les mouches n’est pas forcément bon pour vous…
Il n’y a plus de notion abstraite, il n’y a aucune formule qui est bonne pour l’homme en général. Ce qui compte, c’est quel est votre pouvoir à vous. Lawrence disait une chose directement spinoziste : une intensité qui dépasse votre pouvoir d’être affecté, cette intensité là est mauvaise (cf. les écrits posthumes). C’est forcé : un bleu trop intense pour mes yeux, on ne me fera pas dire que c’est beau, ce sera peut-être beau pour quelqu’un d’autre. Il y a du bon pour tous, vous me direz… Oui, parce que les pouvoirs d’être affecté se composent. A supposer qu’il y ait un pouvoir d’être affecté qui définisse le pouvoir d’être affecté de l’univers entier, c’est bien possible puisque tous les rapports se composent à l’infini, mais pas dans n’importe quel ordre. Mon rapport ne se compose pas à celui de l’arsenic, mais qu’est-ce que ça peut faire ? Évidemment, à moi, ça fait beaucoup, mais à ce moment là les parties de mon corps rentrent sous un nouveau rapport qui se compose avec celui de l’arsenic. Il faut savoir dans quel ordre les rapports se composent. Or si on savait dans quel ordre les rapports de tout l’univers se composent, on pourrait définir un pouvoir d’être affecté de l’univers entier, ce serait le cosmos, le monde en tant que corps ou en tant qu’âme.
A ce moment là, le monde entier n’est qu’un seul corps suivant l’ordre des rapports qui se composent. A ce moment là, vous avez un pouvoir d’être affecté universel à proprement parler : Dieu, qui est l’univers entier en tant que cause, a par nature un pouvoir d’être affecté universel. Inutile de dire qu’il est en train de faire un drôle d’usage de l’idée de Dieu. Vous éprouvez une joie, vous sentez que cette joie vous concerne vous, qu’elle concerne quelque chose d’important quant à vos rapports principaux, vos rapports caractéristiques. Là, alors il faut vous en servir comme d’un tremplin, vous former l’idée-notion : en quoi le corps qui m’affecte et le mien conviennent-ils ? En quoi l’âme qui m’affecte et la mienne conviennent-ils, du point de vue de la composition de leurs rapports, et non plus du point de vue du hasard de leurs rencontres. Vous faites l’opération inverse de celle qu’on fait généralement.
Généralement les gens font la sommation de leurs malheurs, c’est même là que la névrose commence, ou la dépression, quand on se met à faire des totaux : oh merde ! il y a ceci, et il y a cela… Spinoza propose l’inverse : au lieu de faire la sommation de nos tristesses, prendre un point de départ local sur une joie à condition qu’on sente qu’elle nous concerne vraiment. Là-dessus on forme la notion commune, là-dessus on essaie de gagner localement, d’étendre cette joie. C’est un travail de la vie. On essaie de diminuer la portion respective des tristesses par rapport à la portion respective d’une joie, et on tente le coup formidable suivant : on est assez assuré de notions communes qui renvoient à des rapports de convenance entre tel et tel corps et le mien, on va tenter alors d’appliquer la même méthode à la tristesse, mais on ne pouvait pas le faire à partir de la tristesse, c’est-à-dire qu’on va tenter de former des notions communes par lesquelles on arrivera à comprendre de manière vitale en quoi tel et tel corps disconviennent et non plus conviennent. Ça devient non plus une variation continue, ça devient une courbe en cloche. Vous partez des passions joyeuses, augmentation de la puissance d’agir; vous vous en servez pour former des notions communes d’un premier type, notion de ce qu’il y avait de commun entre le corps qui m’affectait de joie et le mien, vous étendez au maximum vos notions communes vivantes et vous redescendez vers la tristesse, cette fois-ci avec des notions communes que vous formez pour comprendre en quoi tel corps disconvient avec le vôtre, telle âme disconvient avec la vôtre.
À ce moment-là, vous pouvez déjà dire que vous êtes dans l’idée adéquate puisque, en effet, vous êtes passé dans la connaissance des causes. Vous pouvez déjà dire que vous êtes dans la philosophie. une seule chose compte, c’est les manières de vivre. Une seule chose compte, c’est la méditation de la vie, et la philosophie ça ne peut être qu’une méditation de la vie, et loin d’être une méditation de la mort, c’est l’opération qui consiste à faire que la mort n’affecte finalement que la proportion relativement la plus petite en moi, à savoir la vivre comme une mauvaise rencontre. Simplement on sait bien que, à mesure qu’un corps se fatigue, les probabilités de mauvaises rencontres augmentent. C’est une notion commune, une notion commune de disconvenance. Tant que je suis jeune, la mort c’est vraiment quelque chose qui vient du dehors, c’est vraiment un accident extrinsèque, sauf cas de maladie interne. Il n’y a pas de notion commune, en revanche c’est vrai que quand un corps vieillit, sa puissance d’agir diminue : je ne peux plus faire ce que hier encore je pouvais faire ; ça, ça me fascine, dans le vieillissement, cette espèce de diminution de la puissance d’agir.
Qu’est-ce que c’est qu’un clown, vitalement ? C’est le type qui, précisément, n’accepte pas le vieillissement, il ne sait pas vieillir assez vite. Il ne faut pas vieillir trop vite parce que c’est aussi une autre manière d’être clown : faire le vieux. Plus on vieillit et moins on a envie de faire des mauvaises rencontres, mais quand on est jeune on se lance dans le risque de la mauvaise rencontre. C’est fascinant le type qui, à mesure que sa puissance d’agir diminue en fonction du vieillissement, son pouvoir d’être affecté varie, il ne s’y fait pas, il continue à vouloir faire le jeune. C’est très triste. Il y a un passage fascinant dans un roman de Fitzgerald « Le numéro de ski nautique », il y a dix pages de toute beauté sur le ne pas savoir vieillir… Vous savez, les spectacles qui sont gênants pour les spectateurs eux-mêmes. Le savoir vieillir c’est arriver au moment où les notions communes doivent vous faire comprendre en quoi les choses et les autres corps disconviennent avec le vôtre. Alors, forcément, il va falloir trouver une nouvelle grâce qui sera celle de votre âge, surtout pas s’accrocher. C’est une sagesse. Ce n’est pas la bonne santé qui fait dire « vive la vie », ce n’est pas non plus la volonté de s’accrocher à la vie. Spinoza a su mourir admirablement, mais il savait très bien de quoi il était capable, il savait dire merde aux autres philosophes. Leibniz venait lui piquer des morceaux de manuscrits pour dire après que c’était lui. Il y a des histoires très curieuses – c’était un homme dangereux, Leibniz.
Je termine en disant qu’à ce second niveau, on a atteint à l’idée-notion où les rapports se composent, et encore une fois ce n’est pas abstrait puisque j’ai essayé de dire que c’était une entreprise extraordinairement vivante. On est sorti des passions. On a acquis la possession formelle de la puissance d’agir. La formation des notions, qui ne sont pas des idées abstraites, qui sont à la lettre des règles de vie, me donnent la possession de la puissance d’agir. Les notions communes, c’est le deuxième genre de connaissance.
L’essence, accès au monde des intensités pures
Pour comprendre le troisième, il faut déjà comprendre le second. Le troisième genre, il n’y a que Spinoza qui y soit entré. Au-dessus des notions communes… vous avez remarqué que si les notions communes ne sont pas abstraites, elles sont collectives, elles renvoient toujours à une multiplicité, mais elles n’en sont pas moins individuelles. C’est ce en quoi tel et tel corps conviennent, à la limite ce en quoi tous les corps conviennent, mais à ce moment là, c’est le monde entier qui est une individualité. Donc les notions communes sont toujours individuelles.
Au-delà encore des compositions de rapports, des convenances intérieures qui définissent les notions communes, il y a les essences singulières. Quelles différences ? Il faudrait dire à la limite que le rapport et les rapports qui me caractérisent expriment mon essence singulière, mais pourtant ce n’est pas la même chose. Pourquoi ? Parce que le rapport qui me caractérise – ce que je dis là n’est pas absolument dans le texte, mais ça y est presque –, c’est que les notions communes ou les rapports qui me caractérisent concernent encore les parties extensives de mon corps. Mon corps est composé d’une infinité de parties étendues à l’infini, et ces parties entrent sous tels et tels rapports qui correspondent à mon essence. Les rapports qui me caractérisent correspondent à mon essence mais ne se confondent pas avec mon essence, car les rapports qui me caractérisent sont encore des règles sous lesquelles s’associent, en mouvement et en repos, les parties étendues de mon corps. Tandis que l’essence singulière, c’est un degré de puissance, c’est-à-dire ce sont mes seuils d’intensité. Entre le plus bas et le plus haut, entre ma naissance et ma mort, ce sont mes seuils intensifs. Ce que Spinoza appelle l’essence singulière, il me semble que c’est une quantité intensive, comme si chacun de nous était défini par une espèce de complexe d’intensités qui renvoi à son essence, et aussi des rapports qui règlent les parties étendues, les parties extensives. Si bien que, lorsque j’ai la connaissance des notions, c’est-à-dire des rapports de mouvement et de repos qui règlent la convenance ou la disconvenance des corps du point de vue de leurs parties étendues, du point de vue de leur extension, je n’ai pas encore pleine possession de mon essence en tant qu’intensité.
Et Dieu, qu’est-ce que c’est ? Lorsque Spinoza définit Dieu par la puissance absolument infinie, il s’exprime bien. Tous les termes qu’il emploie explicitement : degré, degré en latin c’est gradus, et gradus ça renvoie à une longue tradition dans la philosophie du Moyen Âge. Le gradus, c’est la quantité intensive, par opposition ou par différence avec les parties extensives. Donc il faudrait concevoir que l’essence singulière de chacun ce soit cette espèce d’intensité, ou de limite d’intensité. Elle est singulière parce que, quelle que soit notre communauté de genre ou d’espèce, nous sommes tous des hommes par exemple, aucun de nous n’a les mêmes seuils d’intensité que l’autre.
Le troisième genre de connaissance, ou la découverte de l’idée d’essence, c’est lorsque, à partir des notions communes, par un nouveau coup de théâtre, on arrive à passer dans cette troisième sphère du monde : le monde des essences. Là on connaît dans leur corrélation ce que Spinoza appelle – de toute manière on ne peut pas connaître l’un sans l’autre –, et l’essence singulière qui est la mienne et l’essence singulière qui est celle de Dieu et l’essence singulière des choses extérieures.
Que ce troisième genre de connaissance fasse appel à, d’une part, toute une tradition de la mystique juive, que d’autre part, ça implique une espèce d’expérience mystique même athée, propre à Spinoza, je crois que la seule manière de comprendre ce troisième genre, c’est de saisir que, au-delà de l’ordre des rencontres et des mélanges, il y a cet autre stade des notions qui renvoie aux rapports caractéristiques. Mais au-delà des rapports caractéristiques, il y a encore le monde des essences singulières. Alors, lorsque là on forme des idées qui sont comme de pures intensités, où ma propre intensité va convenir avec l’intensité des choses extérieures, à ce moment-là c’est le troisième genre parce que, si c’est vrai que tous les corps ne conviennent pas les uns avec les autres, si c’est vrai que, du point [de vue] des rapports qui régissent les parties étendues d’un corps ou d’une âme, les parties extensives, tous les corps ne conviennent pas les uns avec les autres ; si vous arrivez à un monde de pures intensités, toutes sont supposées convenir les unes avec les autres. À ce moment, l’amour de vous-même, est en même temps, comme dit Spinoza, l’amour des autres choses que vous, est en même temps l’amour de Dieu, est l’amour que Dieu se porte à lui-même, etc.
Ce qui m’intéresse dans cette pointe mystique, c’est ce monde des intensités. Là, vous êtes en possession, non seulement formelle, mais accomplie. Ce n’est même plus la joie. Spinoza trouve le mot mystique de béatitude ou l’affect actif, c’est-à-dire l’auto-affect. Mais ça reste très concret. Le troisième genre, c’est un monde d’intensités pures.
Gilles Deleuze
Spinoza, l’Affect et l’Idée / Vincennes, cours du 24 janvier 1978
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