Le Dr Fischelson s’allongea sur son lit et se plongea dans l’Ethique. Dobbe avait regagné sa propre chambre. Le docteur lui avait expliqué qu’il était vieux, malade et sans force. Il ne lui avait rien promis. Néanmoins, elle revint, vêtue d’une chemise de nuit en soie, les pieds dans de pantoufles à pompons, les cheveux dénoués sur les épaules. Elle souriait timidement. Le Dr Fischelson sursauta et laissa tomber l’Ethique. La chandelle s’éteignit. Dobbe chercha à tâtons le Dr Fischelson dans le noir et posa un baiser sur ses lèvres. « Mon cher époux, chuchota-t-elle, Mazel tov. »
Ce qui se passa cette nuit-là tint du miracle. Si le Dr Fischelson n’avait été le plus convaincu des rationalistes, il aurait cru sans aucun doute que Dobbe la Noiraude l’avait ensorcelé. Des forces insoupçonnées s’éveillèrent en lui. Bien qu’il n’eût bu que la gorgée de vin rituelle, il se sentait comme enivré. Il embrassa Dobbe et lui parla d’amour. Des phrases de Klopstock, de Lessing, de Goethe montaient à ses lèvres. Toute souffrance avait disparu et il ne sentait absolument plus oppressé. Il enlaça Dobbe et la serra contre lui. Le Dr Fischelson avait retrouvé sa jeunesse. Dobbe se pâmait de plaisir et lui murmurait en pleurant des phrases incompréhensibles. Peu après, le Dr Fischelson tomba dans un sommeil juvénile. Il rêva qu’il était en Suisse et qu’il escaladait des montagnes ; il courait, sautait, volait. Il ne rouvrit les yeux qu’à l’aube ! Il lui avait semblé que quelqu’un lui avait soufflé dans les oreilles. Ce ne pouvait être Dobbe : elle ronflait. Le Dr Fischelson sortit doucement du lit. Dans sa longue chemise de nuit, il s’approcha du vasistas, grimpa les marches et regarda dehors avec des yeux émerveillés. La rue du Marché était encore endormie et silencieuse. Les becs de gaz jetaient une lueur incertaine. Les volets pleins étaient barricadés à l’aide de barres de fer. Une brise fraîche soufflait sur la ville. Le Dr Fischelson leva les yeux vers le ciel. La voûte sombre était parsemée d’étoiles, vertes, rouges, jaunes, bleues, grosses ou petites, scintillantes ou fixes, groupées en constellation ou isolées. Là-hait, apparemment, le mariage du Dr Fischelson et de Dobbe la Noiraude passait inaperçu. Vue d’en haut, la Grande Guerre elle-même semblait n’être qu’un jeu. Les myriades d’étoiles continuaient, indifférentes, leur course dans l’espace. Les comètes, planètes, satellites, astéroïdes continuaient leur ronde autour de ces soleils. Des mondes apparaissaient, d’autres disparaissaient dans l’effervescence cosmique. C’était au sein des nébuleuses que se créait la matière. De temps à autre, une étoile se détachait et filait à travers le ciel, laissant derrière elle un sillage de feu. C’était au mois d’août qu’il y avait le plus d’étoiles filantes. Oui, la substance divine était infinie, et n’avait ni commencement ni fin ; elle était absolue, indivisible, éternelle, intemporelle, infinie dans ses attributs. Et lui, Dr Fischelson, avec son destin inéluctable, en faisait partie. Le docteur baissa les paupières et laissa la brise rafraîchir son front en sueur et jouer avec les poils de sa barbe. Il respira profondément l’air de la nuit finissante, appuya ses mains tremblantes sur le rebord de la fenêtre et murmura « Divin Spinoza, pardonnez-moi : j’ai perdu la Raison ! » (*)
José Attal
la Non-excommunication de Jacques Lacan / 2010
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« Dans un tableau envahi de pénombre, un homme au profil biblique tient sur ces genoux un enfant de sept ans, gravement attentif au murmure que l’on devine. Les doigts de l’enfant jouent avec une rose posée sur un livre ouvert. Uriel da Costa et Baruch Spinoza. L’aîné fougueux et rebelle transmet-il à l’enfant, comme un secret chuchoté, la leçon de ses propres audaces et les recommandations de prudence qui guideront sa vie ? CAUTE… Prends garde ! Fais gaffe ! » / Daniel Bensaïd
(*) Isaac Bashevis Singer, le Spinoza de la rue du marché, Folio-Gallimard, dernières lignes.
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