Né dans un milieu où on lisait peu, ne goûtant guère cette activité et n’ayant de toute manière pas le temps de m’y consacrer, je me suis fréquemment retrouvé, suite à ces concours de circonstances dont la vie est coutumière, dans des situations délicates où j’étais contraint de m’exprimer à propos de livres que je n’avais pas lus.
Enseignant la littérature à l’université, je ne peux en effet échapper à l’obligation de commenter des livres que, la plupart du temps, je n’ai pas ouverts. Il est vrai que c’est aussi le cas de la majorité des étudiants qui m’écoutent, mais il suffit qu’un seul ait eu l’occasion de lire le texte dont je parle pour que mon cours en soit affecté et que je risque à tout moment de me trouver dans l’embarras.
Par ailleurs, je suis appelé régulièrement à rendre compte de publications dans le cadre de mes livres et de mes articles qui, pour l’essentiel, portent sur ceux des autres. Exercice encore plus difficile, puisque, au contraire des interventions orales qui peuvent sans conséquence donner lieu à des imprécisions, les commentaires écrits laissent des traces et peuvent être vérifiés.
En raison de ces situations devenues pour moi familières, j’ai le sentiment d’être assez bien placé, sinon pour délivrer un véritable enseignement, du moins pour communiquer une expérience approfondie de non-lecteur et engager une réflexion sur ce sujet tabou, réflexion qui demeure souvent impossible en raison du nombre d’interdits qu’elle doit enfreindre.
Accepter de communiquer ainsi son expérience ne va pas en effet sans un certain courage, et il n’est pas étonnant que si peu de textes vantent les mérites de la non-lecture. C’est que celle-ci se heurte à toute une série de contraintes intériorisées qui interdisent de prendre de front la question, comme je tenterai de le faire ici. Trois au moins sont déterminantes.
La première de ces contraintes pourrait être appelée l’obligation de lire. Nous vivons encore dans une société, en voie de disparition il est vrai, où la lecture demeure l’objet d’une forme de sacralisation. Cette sacralisation se porte de manière privilégiée sur un certain nombre de textes canoniques – la liste varie selon les milieux – qu’il est pratiquement interdit de ne pas avoir lus, sauf à être déconsidéré.
La seconde contrainte, proche de la première mais cependant différente, pourrait être appelée l’obligation de tout lire. S’il est mal vu de ne pas lire, il l’est presque autant de lire vite ou de parcourir, et surtout de le dire. Ainsi sera-t-il quasiment impensable pour des universitaires de lettres de reconnaître – ce qui est pourtant le cas de la plupart d’entre eux –, qu’ils n’ont fait que feuilleter l’œuvre de Proust sans la lire intégralement.
La troisième contrainte concerne le discours tenu sur les livres. Un postulat implicite de notre culture est qu’il est nécessaire d’avoir lu un livre pour en parler avec un peu de précision. Or, d’après mon expérience, il est tout à fait possible de tenir une conversation passionnante à propos d’un livre que l’on n’a pas lu, y compris, et peut-être surtout, avec quelqu’un qui ne l’a pas lu non plus.
Plus encore, comme il apparaîtra au fil de cet essai, il est même parfois souhaitable, pour parler avec justesse d’un livre, de ne pas l’avoir lu en entier, voire de ne pas l’avoir ouvert du tout. Je ne cesserai d’insister en effet sur les risques, fréquemment sous-estimés, qui s’attachent à la lecture pour celui qui souhaite parler d’un livre, ou mieux encore, en rendre compte.
Ce système contraignant d’obligations et d’interdits a pour conséquence de générer une hypocrisie générale sur les livres effectivement lus. Je connais peu de domaines de la vie privée, à l’exception de ceux de l’argent et de la sexualité, pour lesquels il est aussi difficile d’obtenir des informations sûres que pour celui des livres.
Dans le milieu des spécialistes, en raison de la triple contrainte que je viens de signaler, le mensonge est général, puisqu’il est à la mesure de l’importance qu’y occupe le livre. Si j’ai peu lu moi-même, je connais suffisamment certains livres – je pense là aussi à Proust – pour pouvoir évaluer, dans les conversations avec mes collègues, s’ils disent ou non la vérité quand ils en parlent, et pour savoir que tel est rarement le cas.
Mensonges aux autres, mais aussi, et sans doute d’abord, mensonges à soi, tant il est parfois difficile de reconnaître devant soi-même que l’on n’a pas lu tel livre considéré comme essentiel dans le milieu que l’on fréquente. Et tant est grande, dans ce domaine comme dans tant d’autres, notre capacité à reconstruire le passé, pour le rendre plus conforme à nos vœux.
Ce mensonge général qui s’instaure dès que l’on parle des livres est l’autre face du tabou qui pèse sur la non-lecture et du réseau d’angoisses, sans doute venues de notre enfance, qui le sous-tendent. Aussi est-il impossible d’espérer se sortir indemne de ce genre de situation sans analyser la culpabilité inconsciente que suscite l’aveu de n’avoir pas lu certains livres, et c’est à la soulager au moins partiellement que cet essai voudrait s’attacher.
Réfléchir sur les livres non lus et les discours qu’ils font naître est d’autant plus difficile que la notion de non-lecture n’est pas claire, et qu’il est donc par moments difficile de savoir si l’on ment ou non quand on affirme avoir lu un livre. Cette notion implique en effet d’être en mesure d’établir une séparation nette entre lire et ne pas lire, alors que de nombreuses formes de rencontre avec les textes se situent en réalité dans un entre-deux.
Entre un livre lu avec attention, et un livre que l’on n’a jamais eu entre les mains et dont on n’a même jamais entendu parler, de multiples degrés existent qu’il convient d’examiner avec soin. Il importe ainsi de porter intérêt, pour les livres prétendument lus, à ce que l’on entend exactement par lecture, celle-ci pouvant en fait renvoyer à des pratiques très différentes. À l’inverse, de nombreux livres apparemment non lus ne sont pas sans exercer des effets sensibles sur nous, par les échos qui nous en parviennent.
Cette incertitude de la limite entre lecture et non-lecture me contraindra à réfléchir, de façon plus générale, sur nos modes de fréquentation des livres. Ainsi ma recherche ne se limitera-t-elle pas à mettre au point des techniques permettant d’échapper à des situations de communication difficiles, elle visera en même temps à élaborer, par l’analyse de ces situations, les éléments d’une véritable théorie de la lecture, attentive à tout ce qui en elle – failles, manques, approximations – relève, au rebours de l’image idéale qui en est souvent donnée, d’une forme de discontinuité.
Ces quelques remarques conduisent logiquement au plan de cet essai. Je commencerai dans une première partie par détailler les grands types de non-lecture, qui ne se réduisent donc pas au simple fait de garder le livre fermé. Les livres que l’on a parcourus, ceux dont on a entendu parler, ceux que l’on a oubliés, relèvent eux aussi, à des degrés divers, de cette catégorie très riche de la non-lecture.
Une seconde partie sera consacrée à l’analyse de situations concrètes dans lesquelles nous pouvons être conduits à parler de livres que nous n’avons pas lus. S’il n’est pas question de faire un tour exhaustif de la multitude de cas de figure auxquels la vie nous confronte dans sa cruauté, quelques exemples significatifs – parfois empruntés de manière déguisée à mon expérience personnelle – peuvent permettre de relever des similitudes sur lesquelles je m’appuierai ensuite pour avancer mes propositions.
La troisième partie, la plus importante, est celle qui a motivé l’écriture de cet essai. Elle consiste en une série de conseils simples, rassemblés tout au long d’une vie de non-lecteur. Ces conseils visent à aider celui qui rencontre ce problème de communication à le résoudre le mieux possible – et même à tirer profit de cette situation – , tout en lui permettant de réfléchir en profondeur sur l’activité de lecture.
Mais ces remarques ne conduisent pas seulement à la structure d’ensemble de cet essai, elles incitent aussi à tenir compte du rapport étrange à la vérité que suscite le fait de parler des livres et de l’espace singulier qui se constitue alors.
Pierre Bayard
Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? / 2007
Marelle littéraire : Bouq’ Lib’
à lire sur le Silence qui parle : la Bibliothèque de Babel / Jorge Luis Borges
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Archive mensuelle de avril 2011
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Depuis les années 2000 apparaissent en Europe des jeunes femmes portant un voile intégral, en général un niqab qui recouvre tout le visage sauf les yeux, dans la tradition des pays arabes du golfe persique. On pourrait croire que la résurgence de ce voile relève d’une imposition masculine, et (ou) d’une poussée de radicalisme islamique. Or ce qui en prend l’apparence et est perçu comme telles par les autres, n’est ni l’une ni l’autre pour ses protagonistes. Ce voile – spécifiquement celui que se développe maintenant dans les sociétés industrielles avancées et non le voile musulman en général – est non seulement majoritairement volontaire mais hypervolontaire, si l’on peut dire : il traduit un désir d’ascétisme, de changement existentiel total, le désir d’une reconversion radicale, d’exhiber son identité, de la rendre visible. C’est aussi parce qu’un tel vêtement est pénible à porter qu’il est désiré, car il exprime ainsi non pas la soumission à un ordre social, à une culture archaïque, mais un choix profond, contraignant et… ostensible. C’est un voile de distinction, entendons une façon de se distinguer aux yeux de Dieu et… des autres, il n’est donc pas prosélyte. Si tout le monde le portait, il en deviendrait moins désirable. Le problème n’est pas de savoir, comme il a pu être discuté dans les médias, s’il s’agit d’un « vrai » accoutrement musulman. Les Evangiles ne prescrivent pas de se vêtir d’une manière ou d’une autre, ce qui n’empêche pas les Souverains Pontifes successifs de l’Eglise catholique et romaine de porter des bijoux symboliques ; ce qui n’empêche pas non plus des millions de chrétiens d’arborer fièrement une croix sur leur poitrine.
Ce sont les motivations des fidèles qui importent, le sens de leur désir. L’expression de la foi se traduit d’ailleurs toujours, même si l’habit ne fait pas le moine, par une tenue, au sens de se tenir, de se mouvoir d’une certaine manière, mais aussi de se vêtir d’une certaine manière. Si la foi ne se démontre pas, force est dès lors de constater qu’elle se montre. C’est même parce qu’elle ne peut absolument pas, par nature, se démontrer que la foi a besoin en contrepartie de se montrer, qu’elle a besoin de lustre, d’éclat, de décorum. Au point que l’on définit parfois le sacré par ce décorum. Par le décor, par la pompe et par l’habit, un lieu, un moment ou un mode de vie sont sacralisés. Les bijoux, les parures, racontent l’histoire de ce que nous voudrions être. Ce qui distingue extérieurement un temple d’un simple bâtiment, c’est aussi sa parure. Prendre une résolution consiste, d’abord, à se raconter cette résolution, à s’en donner des preuves tangibles, visibles dans la glace le matin, jetant un œil discret sur l’arrangement de notre physionomie. Changer, c’est changer ses habitudes alimentaires, son habillement, radicalement parfois, en se perçant de part en part de bijoux de métal, se maquillant et se vêtissant en noir ébène comme les jeunes adeptes du gothisme. Sans aller jusqu’à l’entrée en religion stricto sensu, le seul fait de se raser, de se vêtir autrement, participe à l’état d’esprit d’une journée que l’on veut réussie, participe à renforcer une intention. Or, il s’agit exactement de cela chez ces femmes et jeunes filles qui arpentent fièrement les rues des grandes métropoles occidentales en voile intégral. En tout cas, nous n’avons pu rencontrer aucune femme, même s’il y en a sûrement par hypothèse, qui déclare, même anonymement et après plusieurs mois de prise de contact régulière, se sentir contrainte. Qu’une telle contrainte existe dans certaines conditions sociales n’est pas l’objet de cet article.
L’enquête menée pendant près d’un an par Agnès de Féo, et soutenue par l’Observatoire du religieux (1), qui a donné lieu à un documentaire ethnographique saisissant (2), décrit les aspects innovants, hypermodernes, du voile intégral. La décision de porter ce vêtement apparaît très réfléchie, acte fort participant de la reconversion à un islam réimaginé, et déconnecté de son histoire traditionnelle. Les femmes qui le portent entendent « se retrouver », « se rapprocher de Dieu » mais surtout « d’elles-mêmes ». Cette métamorphose intérieure s’exprime d’abord par un changement dans le décor (l’ameublement de leur habitation) et dans la présentation de soi (le voile intégral !). Elles tiennent, pour la plupart, un discours très libéral et rationnel, sur leur « engagement spirituel », sur la voie qu’elles entendent suivre pour se transformer, sur le fait que chacun doit pouvoir exprimer ses engagements intérieurs comme il le désire.
Trois catégories apparaissent (3). Les jeunes filles ayant entre 17 et 29 ans, pour la plupart nées en France, issues de famille d’origine musulmane mais souvent ni croyantes ni pratiquantes. Comme dans le cas de Khadîdja, d’origine maghrébine, qui affirme que ses parents sont architecte pour l’un et médecin pour l’autre, et ne comprennent pas son attitude, mais qui dénie surtout à quiconque (à ses parents en priorité) le droit de juger son « choix ». Elle affirme qu’elle veut choisir sa vie, que personne n’a le droit de lui imposer une ligne directrice. Ces jeunes filles n’adhèrent en général à aucune organisation fondamentaliste particulière, mais entendent être des musulmanes totales si l’on veut, comme beaucoup de jeunes aujourd’hui entendent être totalement quelque chose, absolument différents, originaux et en même temps appartenir à un groupe, à un petit monde d’élus. Cette volonté d’appartenir totalement à un petit monde choisi, à un groupe, à une identité, est typique de l’hypermodernité. Célibataires pour la plupart, elles se projettent sur la scène d’un monde où elles s’apparaissent comme hypermusulmanes. Certains quartiers, comme la rue Jean-Pierre Timbaud à Paris, où les boutiques d’accessoires musulmans, les librairies « fondamentalistes » sont pléthore, deviennent, comme certaines rues gay, des lieux où il est de bon ton d’exhiber un style, de se montrer plus-que-musulman, musulman hype. Dans ce sens, les formes variées de la radicalité se déclinent, elles aussi, selon des modalités esthétiques. La modernité, d’ailleurs, est la liberté, juridiquement protégée, de vivre selon différents modes de vie, différentes modalités esthétiques, de suivre tel mode de pensée, telle religion ou telle autre, et de suivre aussi, vestimentairement, telle mode ou telle autre. Pousser à l’extrême, cette multiplication des modes, radicalisée dans leurs expressions volontairement visibles, autrement dit ostensibles, est exactement ce qui définit l’hypermodernité.
La deuxième catégorie de ces reconverties est aussi embarquée dans la quête du retour au « vrai » soi. Âgées entre 30 et 47 ans, ces femmes entendent s’amender d’un passé regrettable (du moins qu’elles disent regretter), qui aurait été empreint de mauvaises fréquentations, de délinquance, de promiscuités sexuelles, d’usage de drogue. Le voile intégral est, pour elles, une rédemption, une façon de changer intégralement de chemin. Soit elles sont célibataires (parfois divorcées), soit mariées. Dans ce dernier cas, elles imposent à leur époux leur propre exigence spirituelle et leurs principes dans la vie quotidienne. C’est une manière, aussi, de prouver à l’époux leur attachement et leur dévouement, et d’exiger en retour une fidélité pointilleuse. Le voile est donc ainsi un instrument de contrôle, un vecteur de puissance féminine au sein du couple.
Enfin, la dernière catégorie, beaucoup moins présente en Europe, qui se trouve surtout dans les pays majoritairement musulmans comme l’Indonésie, est celle du voile que j’appelle ménopausée. En effet, après la ménopause il n’est plus traditionnellement exigé des femmes musulmanes la même rigueur, la même pudeur que celle que l’on attend des jeunes (4), et c’est exactement ce moment qui est choisi par certaines d’entre elles pour porter le niqab. Cette reconversion, souvent soudaine, décrite par les intéressées comme une exigence de leur foi retrouvée, d’un revival, relève aussi, au moins de la coquetterie, au plus de la tentative d’entretenir le mystère sur leur âge réel et de maintenir ainsi une charge érotique. Ces femmes sont en général très évasives sur leur âge, éludant la question, et peuvent même, nous en avons fait l’expérience, aller jusqu’à se rajeunir par quelque pieux mensonge. Cette dimension érotique n’est pas absente dans les deux premières catégories : entretien du mystère d’une beauté qui se dérobe, se voile, et doit donc être méritée et conquise tant elle est extra-ordinaire. Ces catégories bien que schématiques, et très approximatives, apparaissent clairement à l’écoute attentive et continue des discours de ces femmes.
Ces femmes européennes qui décident de porter le voile intégral ne se refusent pas pour autant à faire du sport, à aller au cinéma, à sortir au restaurant, bien au contraire. Elles se veulent des croyantes modernes mais ascétiques, engagées dans une voie spirituelle rigoureuse. Si elles n’étaient pas d’origine maghrébine, subsaharienne ou pakistanaise, elles auraient pu choisir de devenir gothic, néo-bouddhiste, néo-hindouiste, de se lancer corps et âme dans un groupe new age, de devenir végétalienne, de se teindre les cheveux en jaune paille, de faire dix heures de méditation par jour et de réciter des mantras. L’islam était à la fois plus proche d’elles (nostalgie des racines) et dérobé (racines perdues), par conséquent plus désirable, mystérieux, et, en même temps, certes, sulfureux et provocant. La décision est souvent déclenchée par une « rencontre exceptionnelle », quelqu’un qui fait figure de modèle, ou bien elle est un simple élément d’un contexte plus large, celui d’une résolution matrimoniale par exemple.
Nous avons affaire, indéniablement, à du fondamentalisme : désir de retourner à des fondements, à une pure origine (si pure qu’elle ne peut qu’en être imaginée). Mais ce fondamentalisme musulman nouveau ressemble à celui d’un néo-bouddhiste contemporain qui ne se contenterait pas comme la majorité de ses coreligionnaires européens ou américains de suivre quelques enseignements du dalaï-lama en cdrom et de faire un stage de méditation de temps à autre, mais se prendrait plus radicalement au jeu de la spiritualité en rasant ses cheveux, pour extirper la racine des désirs (ainsi que l’énoncent les textes), s’accoutrerait d’une saillante robe safran, et se baladerait hardiment et pieds nus sur le Pont Neuf à Paris ou dans Central Park à New York en pleine journée devant des touristes amusés. Seulement voilà, avec le voile intégral, les touristes ne sont pas amusés mais saisis par la peur. Parce qu’ils projètent l’image de l’islamisme, caractérisée au mieux par l’enfermement de ces femmes derrière cette « terrible prison de tissu », au pire par une déclaration de guerre contre l’Occident, une machiavélique conspiration contre la démocratie, contre « nos » valeurs sacrées, dont ce vêtement auto-stigmatisant ne peut qu’être l’effrayant et intolérable emblème. Alors que, non seulement il ne s’agit pas d’une imposition, en général (5), mais d’un phénomène nouveau de décrochage entre le fondamentalisme islamiste (politisé, organisé en réseaux, avec une idéologie, un projet qui peut déboucher sur le terrorisme) et un nouveau fondamentalisme, individualiste, voire narcissique, proche du développement personnel, qui se caractérise par une volonté de changement intérieur, mystique, par un désir de retour aux fondements certes, mais apolitique et spiritualiste, ce qui le rapproche des néo-bouddhistes occidentaux. Un des points communs de ces femmes est de n’appartenir, pour la plupart d’entre elles, à aucune organisation islamique spécifique, de ne se soumettre à aucun réseau, et de n’être sensibles qu’au discours spiritualiste.
Le simple voile, qui s’est développé chez les jeunes filles et les femmes musulmanes dès les années 80, traduisait déjà un revival, avec une tendance esthétisante, que j’avais déjà appelé à l’époque le voile de distinction, mais aussi avec une tendance fondamentaliste plus politisée, réactionnelle, réagissant au fait de se sentir une minorité oppressée. En revanche, ce simple voile n’avait pas la signification spiritualiste new age que l’on retrouvait à l’époque exclusivement chez les néo-soufis (6).
Paradoxalement donc, cette nouvelle radicalité, qui s’habille d’une certaine excentricité, ne traduit pas une résurgence de l’islamisme, mais plutôt son décrochage, sa perte d’audience relative dans les nouvelles générations de musulmans au profit d’une spiritualisation dépolitisée, qui n’existait pas à ce point dans les années 80. Non pas infiltration islamique de la modernité donc, mais au contraire, et contrairement aux apparences, infiltration hypermoderne de l’islam. Le niqab fait aujourd’hui partie des objets religieux mondialisés qui se retrouvent non seulement en Europe, mais aussi en Australie, aux États-Unis, au Canada, (etc.), avec les mêmes profils d’individus hypervolontaires qui entendent dire fièrement et ostensiblement avec leur corps, comme Menahal Begawala, jeune femme de 28 ans d’origine indienne élevée dans le Queens : « je suis musulmane » (7). Que porter ce vêtement paraisse masochiste à certaines, qu’il le soit d’ailleurs, ne change rien au fait qu’il s’agit d’une expression – inattendue peut-être, agaçante sans doute ! – d’un désir. Ces femmes n’ont véritablement pas le sentiment de brider leur corps, de l’étouffer (encore une fois celles avec qui nous avons été en contact), mais de faire quelque chose avec lui, de le rendre plus précieux (si ce n’est, pour certaines d’entre elles, désirable), de le spiritualiser. Cette tendance – comme il y a des tendances dans l’évolution des modes (des trends) – est d’ailleurs aussi inattendue et angoissante pour la plupart des musulmans classiques, aux États-Unis comme en Europe, que pour les non musulmans. Par ailleurs, et pour finir, et puisque les voix anti-niqab (8) les plus virulentes s’élèvent au nom de la lutte contre la domination masculine, je crois qu’il n’y a pas pire manifestation de domination masculine que d’estimer que ces femmes ne sont pas capables de dire ce qu’elles pensent, comme si nous avions affaire à des incapables au sens juridique du terme, des personnes mentalement retardées. N’accorder aucun crédit à leur parole alors même qu’elles argumentent, expliquent, illustrent en général leur choix, et répéter inlassablement (et mécaniquement), qu’elles sont manipulées, relève d’une forme discrète, mais très efficace, de mépris. Réduites comme elles le sont à de vulgaires potiches, à de pauvres femmes qui ne peuvent pas, par principe, savoir ce qu’elles veulent, et qui, en premier lieu, ne peuvent pas vouloir une chose pareille, il convient de prendre, pour elles, dans leur intérêt, des mesures protectrices, comme l’on protège un enfant contre lui-même, ou… une femme contre elle-même dans la plus belle tradition politico-médicale de contrôle de l’hystérie au XIXe siècle si bien décrite par Michel Foucault. Ce sont d’ailleurs de telles mesures, entre hygiène publique et rééducation républicaine, que réclamait le président du groupe UMP à l’Assemblée Nationale : envoyer des médiatrices dans « les quartiers » pour faire revenir ces femmes dans le droit chemin, les déniaiser en quelque sorte, et, en cas d’échec de cette rééducation républicaine, passer à proprement parler à la contrainte par corps !
Raphaël Liogier
le Voile intégral comme trend hypermoderne / 2010
publié dans Multitudes n°42, Gouines rouges, viragos vertes
1 www.world-religion-watch.org
2 Agnès de Féo, Sous la burqa, Paris, Sasana Productions, 2010.
3 Sur 53 femmes enquêtées en l’état, mais l’enquête se poursuit (sachant que les évaluations les plus sérieuses du nombre de femmes portant cet habit ne permettent pas d’aller au-delà de 600 femmes pour la France). L’échantillon est donc tout à fait honorable.
4 L’explication est assez simple : n’étant plus fécondes, les femmes ménopausées ne représentent plus un risque de conflit.
5 Si le cas d’une imposition peut exister, on a du mal à comprendre ce que changerait l’interdiction du voile intégral dans les espaces publics, car, en effet, si problème de violence faite aux femmes il y a, c’est un problème de violence intime, secrète, une violence masculine protégée par les murs du foyer familial. Interdire le voile dans la rue n’empêchera pas aux hommes de l’imposer dans le foyer, mais imposera aux femmes qui souhaitent le porter de ne pas le faire. Si violence est faite par le biais du voile, il semble préférable de chercher à punir l’homme qui s’en est rendu coupable plutôt que de proscrire le voile. Même si nombre de femmes ont pu être physiquement abusées au moyen de ceintures de cuir, personne n’a jamais sérieusement songé à proscrire la ceinture, mais plutôt à punir la main qui s’en saisi pour frapper ou pour étrangler.
6 Raphaël Liogier, Une laïcité légitime, Paris, Entrelacs, 2006, pp.113-152.
7 Lorraine Ali, “Behind the Veil”, The New York Times, June 11, 2010.
8 Je tiens à préciser que je ne suis a priori ni pour ni contre le niqab. Je suis seulement contre une loi qui interdirait à des gens de se vêtir comme ils le désirent… dans la limite de l’ordre public (tranquillité, salubrité, sécurité publique).
« Je me suis toujours senti empiriste, c’est-à-dire pluraliste » / Gilles Deleuze
Le mouvement de Seattle avait ouvert la possibilité d’une politique de la multiplicité. Le succès du livre de Negri et Hardt, Multitude (1), est sûrement lié à cette direction qu’il indiquait, non sans ambiguïté : sortir du concept de peuple en tant que catégorie qui présuppose et vise l’ « un », en revendiquant, en même temps, une fondation marxiste de ce passage. Faut-il comprendre que le marxisme est une philosophie de la multitude ? Que le concept de classe est une catégorie de la multiplicité ? Pour Paolo Virno, le concept de classe est sans aucune hésitation synonyme de multitude (2). Pour Toni Negri, le concept de multitude doit réactualiser le projet marxien de lutte de classe, de façon qu’il soit possible d’affirmer : « la multitude est un concept de classe ». L’action des forces politiques et syndicales qui se réclament du marxisme nous rappellent pourtant que les catégories de classe (mais aussi de capital, de travail, etc.) sont des catégories ontologiques, et non simplement socio-économiques, qui fonctionnent et qui ont du sens seulement en rapport à la « totalité ». Ces concepts impliquent des modalités d’action qui privilégient toujours le tout contre la multiplicité, l’universalité contre la singularité. La tradition politique occidentale s’est constituée comme politique de la totalité et de l’universalité. Le marxisme, même lorsqu’il se voulait une critique radicale, n’a pas su créer les conditions théoriques, ni pratiques, pour sortir de cette logique. Au contraire, il a souvent, pour ne pas dire toujours, amplifié cette aspiration au tout et à l’universel.
Il y a là un problème théorico-politique fondamental : je suis convaincu qu’une reprise de l’initiative politique et le développement de mouvements ne pourront se faire que sur la base d’une politique de la multiplicité. Le référendum sur la Constitution européenne a encore une fois démontré que, pour les forces politiques et syndicales d’orientation marxiste, qu’elles soient réformistes ou révolutionnaires, l’appel à un espace de souveraineté où pouvoir construire des « touts », soi-disant « absolus et complets » (qu’il s’agisse du peuple, de l’État nation, de la classe), semble irrésistible. Cette volonté de conduire une singularité à se dépasser vers la totalité et l’universel se répétant systématiquement dans l’histoire du marxisme, elle doit avoir des racines profondes dans sa théorie. Le marxisme contemporain contribue largement à produire un autre blocage fondamental sur le développement des mouvements politiques : en se limitant à défendre les « acquis », il abandonne la gestion de « l’innovation » aux patrons et à l’État. Il me semble qu’une théorie de la « production du nouveau » est ce qui fait terriblement défaut à une politique marxiste. Les deux problèmes – la composition et la disjonction des singularités et la production de nouveauté – sont strictement imbriqués et renvoient à l’ontologie de la relation chez Marx lui-même : c’est ce que nous allons essayer d’analyser en partant de la philosophie de la multiplicité qui lui est pratiquement contemporaine.
Les relations sont-elles intérieures ou extérieures aux termes ?
Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans leur dernier livre, Qu’est-ce que la philosophie ? (3), nous rappellent qu’au tournant du siècle dernier, le socialisme et le pragmatisme, le prolétaire et l’émigrant, incarnent deux manières différentes d’appréhender et de pratiquer la « nouvelle société des frères et des camarades ». Nous allons accepter la petite provocation deleuzienne qui met sur le même plan pragmatisme et socialisme, car elle nous permet de nous confronter à l’héritage hégélien du marxisme et aux ravages qu’il a provoqués, et qu’il continue de provoquer, dans les mouvements politiques.
La question que pose le pragmatisme semble n’avoir que des implications philosophiques : « il s’agit de savoir si toutes les relations possibles d’un être avec les autres sont primitivement renfermées dans sa nature intrinsèque et rentrent dans son essence » (4). En réalité, la « grande question de savoir si des relations sont possibles » a une importante portée politique. La théorie de l’extériorité des relations implique que les relations soient largement indépendantes des termes qui les effectuent, et que les termes puissent avoir de multiples relations à la fois. Il s’agit pour les termes de pouvoir être en même temps dans un système et dans un autre, de pouvoir changer certaines de leurs relations sans les changer toutes. C’est autour de l’existence des relations externes aux termes, de l’indépendance des termes et des relations par rapport à la totalité, que se joue la possibilité ou l’impossibilité d’une politique de la multiplicité (ou de la multitude). Cette théorie des relations extérieures, « flottantes » et « variées », nous fait sortir de l’univers de la totalité pour entrer dans le monde du pluralisme et de la singularité où les conjonctions et les disjonctions entre les choses sont à chaque fois contingentes, spécifiques, particulières et ne renvoient à aucune essence, substance ou structure profonde qui les fonderaient.
La philosophie de Marx, tout en étant une théorie des rapports, nie la possibilité des relations extérieures. Comme dans la tradition idéaliste et rationaliste, les rapports sont appréhendés à partir de la différence entre essence et phénomène. Pour Marx, l’individu n’est qu’un fait empirique, un phénomène. Ce qui est réel ce n’est pas l’individu empirique, le singulier, le particulier, c’est-à-dire le terme, mais l’individu social, et donc les relations dans lesquelles l’individu est pris. Pour saisir le réel, il faut remonter à l’essence qui est constituée par l’ensemble des « rapports sociaux ». Le savoir immédiat et empirique se concentre sur les « particuliers ». C’est un savoir phénoménal qui fait abstraction de leurs liaisons, de leurs rapports. La théorie révolutionnaire, au contraire, sans négliger les particuliers, doit les élever jusqu’au « tout » dans lequel ils ont leur liaison. Le fait empirique, l’individu, l’immédiat, sont des abstraits. Ce qui est concret est la « totalité » des relations, dans laquelle l’individu, le fait, l’empirique, existent.
Le philosophe italien Giovanni Gentile nous fait remarquer, dans un texte sur la philosophie de Marx de 1899 (5), encore inégalé par sa clarté et sa précision, que jusqu’ici il n’y a que du Hegel. La seule différence avec la philosophie hégélienne est que les relations ne sont pas le fait de la pensée, mais de l’activité humaine sensible. L’unité et la totalité, la liaison entre les choses ne sont pas le résultat de la « praxis » de l’idée, mais de la « praxis » du sensible. Cette dernière étant un faire aliéné, le tout, la totalité ou l’entier sont constitués non pas par « l’ensemble de rapports sociaux », mais par les rapports de production (la relation capital-travail). Si, dans la philosophie de Hegel, c’est la puissance d’unification de l’idée qui « subsume » le monde, chez Marx, c’est la puissance de la relation capital-travail qui l’unifie et le subordonne à sa logique. Étienne Balibar, quant à lui, donne une interprétation de l’ontologie de la relation chez Marx qui ne renvoie pas à la totalité, mais à l’indétermination du « transindividuel » (6). Sans entrer dans une discussion philologique, nous pouvons affirmer, que, quelle que soit sa portée théorique, ce n’est sûrement pas cette ontologie de la relation qui a été au fondement de la pratique théorique et politique de la tradition communiste.
Si l’on veut trouver le fondement théorique d’une pensée qui a profondément influencé la politique dans le siècle qui vient de s’achever, il faut certainement se tourner vers Histoire et conscience de classe de Lukács, qui affiche la prétention de traduire les acquis politiques de la révolution soviétique en enjeux théoriques et de les jouer contre les « antinomies de la pensée bourgeoise ». Dans ce livre formidable pour sa cohérence et sa fidélité à la pensée philosophique de Marx, les concepts de « totalité », de « tout » et « d’entier » reviennent comme des ritournelles. Selon Lukács, le marxisme doit saisir avec « clarté et précision » la différence entre l’existence empirique des faits et leur « noyau structurel interne », c’est-à-dire leur essence. De ce point de vue, Lukács suit très précisément la pensée de Marx pour qui, si l’essence des choses et leur existence, en tant que phénomènes, coïncident, alors toute « science » est inutile. Pour cette méthodologie, les relations sont internes aux termes. Il n’y a pas d’extériorité, il n’y a pas d’autonomie possible, ni des termes, ni des relations : « Les éléments et les moments particuliers de la totalité contiennent la structure de l’entier, du tout » (7). Que la totalité soit une totalité divisée ne change rien à l’affaire. Le réel est relation, mais les relations renvoient à une essence, à une structure. Ainsi, les parties, les termes trouvent leur vérité et leur possibilité d’action seulement dans le rapport au tout, c’est-à-dire, dans le cas du marxisme, à la relation de Capital. Et encore, comme chez Hegel, la réalité n’est pas ce qui est, mais ce qui devient. La réalité est mouvement, tendance, évolution. Mais l’appréhension de la réalité comme processus permet seulement de découvrir l’essence du phénomène, en la réalisant. De cette manière, les devenirs, les processus n’ouvrent pas à l’indétermination de l’actualisation des relations, mais à leur mouvement ininterrompu vers la totalité (les rapports de production), vers la réalisation de l’essence (la nécessité du développement de la relation de Capital, et donc de la classe, et donc de la révolution).
Le marxisme intègre ainsi une autre condition de la politique moderne. Pour embrasser la connaissance du réel dans sa globalité et pour pouvoir agir au niveau de la totalité, il faut un sujet universel.
Le point de vue distributif et le point de vue collectif
Le pragmatisme est une longue création articulée de concepts contre cette façon de penser et d’agir à partir, et en vue, de la totalité, et contre cette façon de renvoyer les relations à quelque chose qui les fonderaient. La réalité existe-t-elle distributivement ou collectivement, se demande William James ? « Il se peut que la réalité existe sous un aspect distributif, sous l’aspect, non pas d’un tout, mais d’une série des formes ayant chacune son individualité » (8).
Dans toute son œuvre, James insiste systématiquement sur la différence entre le point de vue distributif et le point de vue collectif. Le premier s’identifie avec le pluralisme et la multiplicité, le deuxième s’identifie à la logique de la totalité et de l’universel. « Nous percevrons, je pense, de plus en plus clairement que l’existence de choses une à une est indépendante de la possibilité de les rassembler toutes à la fois, et qu’un certain nombre de faits au moins existent uniquement sous la forme distributive d’un ensemble de chacuns, de chacuns au pluriel qui, même s’ils sont en nombre infini, n’ont besoin en aucun sens intelligible soit de s’expérimenter eux-mêmes, soit d’être expérimentés par un autre être en tant que membres d’une totalité » (9).
La possibilité de penser l’univers sous la « forme chaque » (« eaches, everys, anys ») et non plus sous la forme de « l’unité collective », la possibilité d’une doctrine qui admet la multiplicité et le pluralisme, cela « signifie simplement que les diverses parties de la réalité peuvent entretenir des relations extérieures » (10). Les relations sont ainsi libres de tout fondement, de toute substance, de toute attribution essentielle et les termes peuvent être indépendants des relations. Les choses se rapportent les unes aux autres de mille manières, mais il n’y a pas une relation qui les renferme toutes, il n’y a pas un être qui contienne tous les autres. Chaque relation n’exprime que l’un des aspects, l’une des caractéristiques ou fonctions d’une chose. Deleuze parlera à ce propos d’une « essence opératoire », pour la distinguer du concept classique d’essence, comme ce qui se dégage d’une chose à l’issue d’un certain type d’opération et qui fait ainsi surgir une différence. « Une même chose peut appartenir à des systèmes différents » (11), elle peut entrer dans une composition, dans une unité, sans pour autant être complètement déterminée par cette unité, par cette composition.
Avant d’être une forme d’organisation politique, le fédéralisme est une modalité d’organisation de l’univers. Dans l’univers pluraliste, le fédéralisme exprime l’impossibilité de totaliser les singularités dans une unité absolue et complète, puisqu’il y a toujours quelque chose qui reste « en dehors ». « Ainsi le monde du pluralisme ressemble plutôt à une république fédérale qu’à un empire ou à un royaume. Quelque énorme portion que vous rameniez à l’unité, en la rapportant à n’importe quel centre réel de conscience ou d’action où elle se constate présente, il y a autre chose qui reste autonome, qui se constate comme absent du centre en question, et que vous n’avez pas réduit à cette unité » (12). L’existence des relations externes, variées, flottantes, rend la création possible. Dans la « forme tout », les parties sont essentiellement co-impliquées, et leur continuité et cohésion sont assurées par la totalité. Dans la « forme chaque », il y a des discontinuités et des disjonctions réelles et par conséquent « il y a toujours quelque chose qui échappe », dit James. Et c’est ce qui échappe qui fait le mouvement, qui crée, qui innove. « L’existence sous une forme individuelle rend possible pour une chose d’être reliée par des choses intermédiaires à une autre avec laquelle elle n’a pas de rapports immédiats ou essentiels. Ainsi sont toujours possibles, entre les choses, de nombreux rapports qui ne sont pas nécessairement réalisés à tel moment donné » (13). Dans la théorie des relations externes, il n’y a pas d’essence, il n’y a pas de substance. Derrière les phénomènes, « il n’y a rien », dira James. De cette façon, les relations renvoient à l’indétermination du virtuel, à la « possibilité de la nouveauté » et non à la réalisation de l’essence. Le pragmatisme croit à une réserve de possibilités étrangères à notre expérience actuelle.
Dans le marxisme, il n’y a pas une telle possibilité des créations absolues, intempestives et imprévisibles, puisqu’elles sont déjà données ou impliquées dans la structure, découlent de l’essence. Le marxisme ne peut pas avoir une théorie de la « production du nouveau », puisque son ontologie renferme la possibilité de la nouveauté (et des sujets) dans une relation préconstituée (le capital et travail détiennent le monopole de l’invention et des processus de subjectivation).
L’union et la désunion des choses
L’ontologie pluraliste implique une nouvelle façon d’appréhender la politique, puisqu’elle décrit les modalités par lesquelles les singularités se composent et se décomposent, s’unissent et se séparent, en renvoyant à des logiques qu’on peut appeler, avec Deleuze et Guattari, majoritaires et minoritaires.
Le pluralisme ne nie pas les processus d’unification et de composition, mais en reconnaissant que les voies par lesquelles se réalise la continuité des choses sont innombrables et à chaque fois contingentes, il pose les questions suivantes : « Le monde est un : mais de quelle manière est-il un ? Quelle sorte d’unité possède-t-il ? Et quelle valeur pratique son unité a-t-elle pour nous ? » (14). Chez William James, le problème de l’unité et de la diversité ne peut être résolu par une argumentation à priori. Le monde aura juste autant d’unités, juste autant de diversités que nous en constaterons. L’empirisme formule le monde en propositions hypothétiques, le rationalisme (et le marxisme) en propositions catégoriques.
De la même manière qu’il y a une multiplicité des relations, il y a aussi une multiplicité de modalités d’unification, différents degrés d’unité, des manières hétérogènes d’être « un » et une multiplicité de manières de les réaliser. Nous pouvons avoir « une unité qui s’arrête devant des éléments ; une unité qui se fait simplement de proche en proche au lieu de se faire d’un seul coup, en bloc ; une unité qui se réduit, dans bien de cas, à une simple proximité extérieure ; une unité, enfin, qui n’est qu’un enchaînement » (15). L’humanité opère quotidiennement des processus d’unification, mais ces processus sont à chaque fois contingents, empiriques, partiels. « Nous créons nous-mêmes et constamment des connexions nouvelles entre les choses, en organisant des groupes de travailleurs, en établissant des systèmes postaux, consulaires, commerciaux, des réseaux de voies ferrées, de télégraphes, des unions coloniales et d’autres organisations qui nous relient et nous unissent aux choses par un réseau dont l’ampleur s’étend à mesure que s’en resserrent les mailles » (16). L’unification se fait à partir de la forme réseau et les « systèmes » constituent un « nombre incalculable de réseaux » qui se superposent. Le « mode d’union » décrit par James est très différent de « l’unité parfaite », « absolue », impliquée par la « forme tout ».
Dans l’univers de la multiplicité, les différentes manières d’être « un » impliquent une multiplicité de modalités à travers lesquelles se pratiquent ces unifications. Comment les choses tiennent ensemble, comment les réseaux font cohésion, comment se construit le monde ? « Les choses peuvent avoir de la consistance, être cohérentes, de bien des façons différentes » (17). Parmi les « innombrables espèces de liaisons », James distingue « l’union par enchaînement interrompu », qui se déploie de proche en proche, se construit par pièces et morceaux et implique du temps, de « l’union absolue », qui se fait instantanément par « convergence universelle », par fusion ou par subsomption, pour parler le langage hégélo-marxiste. La connaissance étant pour James une des parties les plus dynamiques de la réalité, elle a sa validité, non pas dans sa faculté d’embrasser le tout, l’universel (voir la prétention des marxismes à se proclamer « sciences »), mais dans sa capacité à nous diriger et nous montrer un « immense réseau de relations » en vue de la production de quelque chose de nouveau et singulier. La connaissance a aussi un mode de constitution pluraliste, distributif et temporel. « Cette connaissance (concatenated), allant de proche en proche, diffère totalement de la connaissance (consolidated) que l’on suppose être celle d’un esprit absolu » (18).
L’univers pluraliste se construit ainsi par « enchaînement continu » de choses et par « connaissance enchaînée » de concepts. Les réseaux établissent des cohésions, des « conflux partiels », à travers la connexion entre des morceaux, des parties et des bouts d’univers. Les parties composantes sont reliées entre elles par des relations à chaque fois particulières, spécifiques. « Il en résulte, pour les diverses parties de l’univers, d’innombrables petits groupements qui rentrent dans des groupements plus vastes, et sont là autant des petits mondes (…). Chaque système représente tel type ou tel degré d’unité, ses parties composantes étant liées entre elles d’après telle relation d’une espèce particulière ; et une même partie peut figurer en de nombreux systèmes différents » (19). Il n’est pas impossible, donc, d’imaginer des mondes qui s’opposeraient entre eux à partir de modalités de connexion différentes, de manières hétérogènes de tenir ensemble leurs éléments. « Ainsi le monde est, dans la mesure exactement où l’expérience nous montre un enchaînement des phénomènes – , par rapport aux liaisons définies qui nous apparaissent, et seulement par rapport à elles. Et alors, dans la mesure où se rencontrent des disjonctions définies, le monde n’est pas un » (20). La disjonction possède aussi une multiplicité de modalités de réalisation. Il y a des manières hétérogènes de se diviser, qui sont chaque fois contingentes, spécifiques, singulières.
Étudier les « diverses sortes particulières d’unités qu’enveloppe l’univers » signifie aussi affirmer que « plus d’une nous a paru coexister avec certaines sortes de multiplicités supposant une séparation qui ne serait pas moins réelle » (21). Au lieu d’avoir un « Univers-bloc », avec ses termes et ses relations impliqués les uns par rapport aux autres, et tous par rapport à la totalité, nous avons un « Univers-mosaïque », un Univers-patchwork, un Univers-archipel, c’est-à-dire un « univers incomplètement systématisé », un monde « partiellement alogique ou irrationnel » où il y a une multiplicité possible et contingente de jonctions et de disjonctions, d’unifications et de séparations. Jean Wahl a réuni quelques-uns des termes par lesquels James définit l’univers pluraliste : « Arbitraire, cahoté, discontinu, grouillant, embrouillé, bourbeux, pénible, fragmentaire, morcelé » (22).
Nous avons là un univers inachevé et inachevable, un univers incomplet dont la réalité et la connaissance se font de proche en proche, par addition, par collection des parties et des morceaux. Un univers où la composition doit suivre la cartographie des singularités, des petits mondes, des différents degrés d’unité qui l’animent. Un monde additif où le total n’est jamais fait et qui « croît ici et là », grâce, non pas à l’action du sujet universel, mais à la contribution parsemée de singularités hétérogènes. Dans ce monde de l’incomplet, du discontinu, du possible, où la nouveauté et la connaissance se produisent par taches, par places, par plaques, les individus et les singularités peuvent réellement agir (et pas seulement les sujets collectifs ou universels) et connaître (23).
Nous pouvons maintenant répondre à la question pragmatique : « quelles conséquences pratiques entraîne l’idée d’unité ? », selon qu’elle est prise dans sa conception absolutiste ou pluraliste. Les modalités d’unification « absolue et complète » et les modalités de composition pluraliste renvoient aux logiques majoritaires et minoritaires par lesquelles Deleuze et Guattari définissent la politique dans les sociétés modernes.
Le marxisme comme politique de la totalité
Le pragmatisme nous permet de comprendre comment l’ontologie de la relation chez Marx est encore profondément liée à la philosophie idéaliste du XIXè siècle, et de saisir ainsi les limites ontologiques de la politique marxiste.
Le marxisme est dans l’impossibilité de penser des relations qui seraient de pures extériorités, des relations sans fondement dans la totalité de la relation de Capital. Au contraire, les modalités d’action et de connaissance des mouvements qui se sont développés après la deuxième guerre mondiale expriment des relations qui ne se déduisent pas des termes, et des termes qui peuvent être indépendants des relations. Pratiquant et aspirant à une politique de la multiplicité, ces mouvements trouvent dans les marxismes des alliés plus qu’ambigus.
Prenons l’exemple des mouvements de femmes (mais nous aurions pu prendre n’importe quelle autre pratique minoritaire, n’importe quel autre pièce ou morceau de l’univers-mosaïque, pour parler comme James). Le marxisme est toujours en très grande difficulté devant l’expression de mouvements qui ne renvoient pas directement, ou pas exclusivement, à la relation de classe. Il ne peut pas les penser dans leur autonomie et indépendance, il ne peut pas les penser comme « nouveauté radicale », puisque, selon la méthode marxienne, leur vérité n’est pas immanente aux mouvements eux-mêmes, elle se mesure, non pas aux possibilités de vie que ces luttes ouvrent, mais à la relation capital-travail. Ces mouvements ne représentent que des phénomènes dont l’essence est dans la « relation des relations ». Comme dans le rationalisme, dans le marxisme, il n’y a finalement « qu’une chose ». Le monde est « un » a priori, ou il doit l’être.
Et en effet, le marxisme pensera les mouvements de femmes de différentes façons, mais toutes renvoient à l’essence. Le mouvement des femmes est appréhendé comme mouvement pour le « salaire au travail domestique », comme « division sexuelle de l’organisation du travail » dans l’usine ou dans la société, ou encore comme « le devenir-femme du travail ». Le marxisme ne voit dans le mode distributif, dans la dissémination, la fragmentation des « pièces et morceaux » par lesquels se font la production et la connaissance de l’univers, qu’une dispersion, de simples disjonctions, une multiplicité sans connexion.
L’impossibilité des relations externes, l’impossibilité d’une nouveauté absolue, l’impossibilité d’une appréhension de l’univers comme multiplicité, conduira le concept de classe à concurrencer la souveraineté de l’État sur le même terrain de l’unification « absolue et complète », en opérant une épuration, même physique, de tout ce qui échappe. La classe, comme toute totalité, ne peut jamais, dans un univers mosaïque, tout impliquer. Quelle que soit l’énorme portion des éléments qu’elle puisse ramener à l’unité, il y a toujours quelque chose qui reste dehors, qui reste indépendant et autonome, pour lequel le socialisme a été, et reste, un cauchemar. En présupposant que le monde du capital est « un » (ou, ce qui est la même chose, divisé en deux), le marxisme a contribué puissamment à construire son unité « absolue et complète », en faisant payer le prix fort à tout ce qui se soustrait ou déborde.
Le pragmatisme et le capitalisme
Il n’est pas nécessaire de démontrer la filiation pragmatique de la pensée de Gilles Deleuze, puisqu’il la revendique ouvertement lui-même. Mais c’est Michel Foucault, qui pourtant ne s’est jamais réclamé de cette tradition, qui l’a actualisée le mieux dans l’analyse du fait politique et dans la reconstruction de la généalogie des savoirs.
Dans Qu’est-ce que la philosophie ?, Gilles Deleuze et Félix Guattari affirment que le marché est le seul vrai universel du capitalisme. Foucault ajoute une considération fondamentale à cette constatation, en démontrant, dans ses derniers cours publiés (24), que cet universel est, comme tout universel, une construction pragmatique. La relation capital-travail n’a pas la spontanéité dynamique que lui prête le marxisme. Elle est, au contraire, le résultat d’une stratégie qui utilise, pour la faire exister, une multiplicité de dispositifs de pouvoir. Au principe totalisant du marxisme, Foucault substitue la prolifération de dispositifs qui constituent autant de compositions, de systèmes de consistance, de degrés d’unité chaque fois contingents. Ces dispositifs ne sont pas seulement multiples, ils sont aussi différents. La manière d’être « un », la façon de garantir la cohésion des parties, d’assurer la continuité et la discontinuité des morceaux, d’impliquer l’autonomie et l’indépendance des éléments, n’est pas la même dans les dispositifs sécuritaires et dans les dispositifs disciplinaires, dans les dispositifs politiques et dans les dispositifs économiques. Et les sujets de droits ne sont pas les mêmes que les sujets économiques, et ces derniers se distinguent à leur tour des sujets « sociaux ».
Selon Foucault, la centralité de la relation capital-travail est à chercher dans le fait qu’elle s’est révélée la plus pragmatiquement efficace pour contrôler, maîtriser et s’approprier l’extériorité des relations, et leur puissance de production du nouveau. Au capitalisme, en tant que stratégie de construction des universaux, on peut parfaitement appliquer cette remarque de James : « il parle de ce qu’il appelle l’Unité des choses, alors qu’il ne cesse pas de penser à la possibilité de leur unification empirique » (25). La déconstruction des universaux, la critique du rapport de Capital comme relation des relations, est argumentée et pratiquée d’un point de vue qui recoupe parfaitement la méthode pragmatiste : les diverses manières d’être « un » nécessitent, pour leur « vérification précise, autant de programmes distincts dans le travail scientifique » (26).
C’est cette méthodologie que Deleuze reconnaît dans le travail de Foucault et c’est dans ce sens qu’il définit sa philosophie comme « pragmatiste et pluraliste ». « L’Un, le Tout, le Vrai, l’objet et le sujet, ne sont pas des universaux, mais des processus singuliers d’unification, de totalisation, de vérification, d’objectivation, de subjectivation, immanents à tel dispositif. Aussi chaque dispositif est-il une multiplicité, dans lequel opèrent de tels processus en devenir, distincts de ceux qui opèrent dans un autre » (27). La théorie pluraliste de la connaissance de James trouve une continuation étonnante dans la généalogie foucaldienne des savoirs locaux, mineurs, situés, discontinus. Tandis que la tradition marxiste défie la science sur son propre terrain, Foucault propose de faire jouer ces savoirs contre « l’instance unitaire », contre les « effets de pouvoir centralisateurs », qui peuvent être liés à l’institution, mais aussi à un « appareil politique, comme dans le cas du marxisme » (28).
Et finalement, la chose peut-être la plus importante. Cette ontologie pragmatiste, en dessinant d’autres relations possibles entre les choses que celles des parties au tout, peut être d’une très grande utilité pour décrire les modalités « d’être ensemble » et « d’être contre » (la division aussi est multiple, elle n’est pas « une » comme dans la théorie marxiste) que les mouvements post-socialistes sont en train d’expérimenter (29). Un mouvement, comme tout élément, peut participer à plusieurs systèmes à la fois, avoir plusieurs relations, exprimer différentes fonctions ; être, par exemple, en même temps à l’intérieur et à l’extérieur de la relation de capital, être dans et hors d’une institution, être « contre » et être « pour », créer, produire. Ce qui entraînera des stratégies politiques qui restent complètement opaques aux forces politiques et syndicales, précisément parce que ces dernières considèrent l’unité des choses comme étant supérieure à leur multiplicité.
Maurizio Lazzarato
Multiplicité, totalité et politique
mis en ligne 2007 sur le site de Multitudes
1 Michael Hardt, Antonio Negri, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, La Découverte, 2004.
2 Paolo Virno, Grammaire de la multitude, L’Éclat / Conjonctures, 2002.
3 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991.
4 William James, Philosophie de l’expérience, Flammarion, 1910, p. 76.
5 Giovanni Gentile, la Philosophie de Marx, Éditions T.E.R., 1995.
6 L’interprétation du concept de « transindividuel », aussi bien chez Balibar que chez Virno, est plus qu’étonnante. À partir des textes de Simondon, il semble impossible d’interpréter les concepts de « pré-individuel » et de « transindividuel » comme langage, rapports de production, rapports sociaux. Dans les deux cas, il s’agit de « potentiels », de « réserves d’être », « d’équilibres métastables » qui permettent l’individuation aussi bien biologique que sociale. Confondre le potentiel « non structuré » (qui n’est ni « social », ni « vital ») avec la structuration du langage, des rapports sociaux, des rapports de production me semble une interprétation plus que problématique.
7 Gyōrgy Lukács, Histoire et conscience de classe, Minuit, 1960.
8 William James, Introduction à la philosophie, Marcel Rivière, 1914, p. 123.
9 Ibidem, p. 221.
10 William James, Philosophie de l’expérience, op.cit., p. 309.
11 William James, Introduction à la philosophie, op. cit., p. 160
12 Ibidem, p. 310.
13 Ibidem, p. 313.
14 William James, le Pragmatisme, Flammarion, 1917, p. 128.
15 Ibidem, p. 144.
16 William James, Introduction à la philosophie, op.cit., p.159.
17 William James, Philosophie de l’expérience, op.cit., p. 71.
18 William James, Introduction à la philosophie, op.cit., p. 159.
19 William James, le Pragmatisme, op.cit., p. 132.
20 Ibidem, p. 143.
21 Ibidem, p. 155.
22 Jean Wahl, les Philosophies pluralistes d’Angleterre et d’Amérique, Les Empêcheurs de penser en rond, 2004.
23 Cette description de la constitution ontologique recoupe la constitution du social chez Gabriel Tarde.
24 Je me permets de renvoyer à mon compte rendu de deux séminaires de Foucault, publié dans le numéro 22 de Multitudes.
25 William James, le Pragmatisme, op.cit., p. 252.
26 Ibidem, p. 143.
27 Gilles Deleuze, Deux régimes de fous, Minuit, 2003, p. 320.
28 Michel Foucault, Il faut défendre la société, Gallimard – Seuil, 1997, p. 15.
29 Je me permets de renvoyer au chapitre 5 de mon livre, les Révolutions du capitalisme, Les Empêcheurs de penser en rond, 2004, où j’esquisse une cartographie de ces nouvelles dynamiques. Mais sur ce terrain, tout reste à faire.