Ma chère nièce,
Ça y est, c’est la débâcle. L’automne est revenu. Me voilà guettant de ma fenêtre un illusoire rayon de soleil sur les pruniers malingres. Un triste bouquet de dahlias trône sur ma table. Avoue que ce n’est pas une vie. J’essaie de me remettre dans l’atmosphère du mois d’août, peine perdue. Le cœur n’y est plus. Sur quoi vais-je me rabattre pour continuer mes exercices ? Car tu sais qu’ils sont ma seule chance de salut. Mais encore faut-il pouvoir disposer d’une matière. Les pruniers ? La pluie ? Les corbeaux qui croassent au-dessus des labours ? Le vent qui fait tomber les feuilles ? La lessive qui ne sèche plus ? La boue plein de mes souliers ? Les murs gris sur fond gris ? Le téléphone en dérangement ? Le chauffage qu’on économise ? La soupe des chats ? Les puces du chien ? Les gémissements de Sosie ? Cette idiote qui se plaignait d’avoir à arroser elle voudrait bien y être encore au mois d’août et à mes angoisses. En plus elle vieillit, elle oublie tout, elle répète dix fois la même chose et refait dix fois ce qu’elle vient de faire. Tu imagines notre duo au coin de l’âtre. C’est à se détruire. N’auras-tu pas pitié de ton tonton ? Une petite visite de rien du tout ? Nous ferions rôtir des marrons sur le feu et nous mangerions de l’ananas en boîte… Triste perspective n’est-ce pas ? Mais tu me raconterais des histoires de bureau qui me feraient peut-être rire ? Je n’ai jamais apprécié les bureaux mais il doit bien s’y passer de temps à autre des choses amusantes, non ? Rien ? Toujours les mêmes jérémiades sur le salaire, le patron, les assurances sociales et le cocuage ? Quelle tristesse ! Et néanmoins ma chère nièce, pas plus triste que le silence. Il s’installe ici et me fait peur. Je n’ai pas plus de courage que ma bonne d’affronter la mauvaise saison. Car vois-tu je n’ai pour minute présente que ma plume sur ce papier. Ce soir Sosie me fera la tête avec ce qu’il lui en reste et j’irai me coucher après mes nouilles. A propose de minute présente je m’avise que je n’ai pas fait naguère un si gros effort pour l’apprécier. Mes petits exercices en étaient nourris, ils dépendaient étroitement du mois d’août et des surprises qu’il nous amène du seul fait qu’on le passe dehors. Ce qu’on appelle l’apport extérieur. Or maintenant je ne quitte pratiquement plus ma chambre. Il me faudrait faire comme on dit avec l’apport intérieur, ce qui me paraît impossible car quelle surprise pourrait en issir ? Tout a été inventorié et catalogué dans ma chambre, pas la moindre place pour l’imprévu. Ouvrir les yeux du dedans ? Ils ne me découvrent en ce moment que des souvenirs et tu sais ce que j’en pense. Mais je sens que je t’ennuie. Et je ne mérite même pas ta pitié. Sois heureuse et laisse-moi mourir.
Et monsieur Songe en relisant cette lettre est au bord du désespoir.
Il ajoute pourtant en post-scriptum il faudrait un coup de théâtre mais je me demande s’il en existe ailleurs que dans les mots.
Remarque d’une profondeur telle qu’elle effraie monsieur Songe et qu’il pense la biffer.
Mais il ne la biffe pas, elle sera faite pour toujours.
Et il ajoute bravement en second post-scriptum j’attendrai l’août prochain comme tout le monde, comme j’ai attendu le dernier, en cultivant l’appréhension de mes délicieuses angoisses. On ne peut rien contre le temps ni contre soi, qu’on le veuille ou non. Puisse ce charmant poncif me redonner du nerf. Je sais bien que tu ne viendras pas mais cette lettre je te l’envoie quand même. Et je continuerai mes exercices même s’ils ne valent rien. D’ailleurs le correspondant lointain, hein ? Qui c’est qui le souhaitait ?
Robert Pinget
Monsieur Songe / 1956-1976
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