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Archive journalière du 14 avr 2011

Le voile intégral comme trend hypermoderne / Raphaël Liogier

Depuis les années 2000 apparaissent en Europe des jeunes femmes portant un voile intégral, en général un niqab qui recouvre tout le visage sauf les yeux, dans la tradition des pays arabes du golfe persique. On pourrait croire que la résurgence de ce voile relève d’une imposition masculine, et (ou) d’une poussée de radicalisme islamique. Or ce qui en prend l’apparence et est perçu comme telles par les autres, n’est ni l’une ni l’autre pour ses protagonistes. Ce voile – spécifiquement celui que se développe maintenant dans les sociétés industrielles avancées et non le voile musulman en général – est non seulement majoritairement volontaire mais hypervolontaire, si l’on peut dire : il traduit un désir d’ascétisme, de changement existentiel total, le désir d’une reconversion radicale, d’exhiber son identité, de la rendre visible. C’est aussi parce qu’un tel vêtement est pénible à porter qu’il est désiré, car il exprime ainsi non pas la soumission à un ordre social, à une culture archaïque, mais un choix profond, contraignant et… ostensible. C’est un voile de distinction, entendons une façon de se distinguer aux yeux de Dieu et… des autres, il n’est donc pas prosélyte. Si tout le monde le portait, il en deviendrait moins désirable. Le problème n’est pas de savoir, comme il a pu être discuté dans les médias, s’il s’agit d’un « vrai » accoutrement musulman. Les Evangiles ne prescrivent pas de se vêtir d’une manière ou d’une autre, ce qui n’empêche pas les Souverains Pontifes successifs de l’Eglise catholique et romaine de porter des bijoux symboliques ; ce qui n’empêche pas non plus des millions de chrétiens d’arborer fièrement une croix sur leur poitrine.
Ce sont les motivations des fidèles qui importent, le sens de leur désir. L’expression de la foi se traduit d’ailleurs toujours, même si l’habit ne fait pas le moine, par une tenue, au sens de se tenir, de se mouvoir d’une certaine manière, mais aussi de se vêtir d’une certaine manière. Si la foi ne se démontre pas, force est dès lors de constater qu’elle se montre. C’est même parce qu’elle ne peut absolument pas, par nature, se démontrer que la foi a besoin en contrepartie de se montrer, qu’elle a besoin de lustre, d’éclat, de décorum. Au point que l’on définit parfois le sacré par ce décorum. Par le décor, par la pompe et par l’habit, un lieu, un moment ou un mode de vie sont sacralisés. Les bijoux, les parures, racontent l’histoire de ce que nous voudrions être. Ce qui distingue extérieurement un temple d’un simple bâtiment, c’est aussi sa parure. Prendre une résolution consiste, d’abord, à se raconter cette résolution, à s’en donner des preuves tangibles, visibles dans la glace le matin, jetant un œil discret sur l’arrangement de notre physionomie. Changer, c’est changer ses habitudes alimentaires, son habillement, radicalement parfois, en se perçant de part en part de bijoux de métal, se maquillant et se vêtissant en noir ébène comme les jeunes adeptes du gothisme. Sans aller jusqu’à l’entrée en religion stricto sensu, le seul fait de se raser, de se vêtir autrement, participe à l’état d’esprit d’une journée que l’on veut réussie, participe à renforcer une intention. Or, il s’agit exactement de cela chez ces femmes et jeunes filles qui arpentent fièrement les rues des grandes métropoles occidentales en voile intégral. En tout cas, nous n’avons pu rencontrer aucune femme, même s’il y en a sûrement par hypothèse, qui déclare, même anonymement et après plusieurs mois de prise de contact régulière, se sentir contrainte. Qu’une telle contrainte existe dans certaines conditions sociales n’est pas l’objet de cet article.
L’enquête menée pendant près d’un an par Agnès de Féo, et soutenue par l’Observatoire du religieux (1), qui a donné lieu à un documentaire ethnographique saisissant (2), décrit les aspects innovants, hypermodernes, du voile intégral. La décision de porter ce vêtement apparaît très réfléchie, acte fort participant de la reconversion à un islam réimaginé, et déconnecté de son histoire traditionnelle. Les femmes qui le portent entendent « se retrouver », « se rapprocher de Dieu » mais surtout « d’elles-mêmes ». Cette métamorphose intérieure s’exprime d’abord par un changement dans le décor (l’ameublement de leur habitation) et dans la présentation de soi (le voile intégral !). Elles tiennent, pour la plupart, un discours très libéral et rationnel, sur leur « engagement spirituel », sur la voie qu’elles entendent suivre pour se transformer, sur le fait que chacun doit pouvoir exprimer ses engagements intérieurs comme il le désire.
Trois catégories apparaissent (3). Les jeunes filles ayant entre 17 et 29 ans, pour la plupart nées en France, issues de famille d’origine musulmane mais souvent ni croyantes ni pratiquantes. Comme dans le cas de Khadîdja, d’origine maghrébine, qui affirme que ses parents sont architecte pour l’un et médecin pour l’autre, et ne comprennent pas son attitude, mais qui dénie surtout à quiconque (à ses parents en priorité) le droit de juger son « choix ». Elle affirme qu’elle veut choisir sa vie, que personne n’a le droit de lui imposer une ligne directrice. Ces jeunes filles n’adhèrent en général à aucune organisation fondamentaliste particulière, mais entendent être des musulmanes totales si l’on veut, comme beaucoup de jeunes aujourd’hui entendent être totalement quelque chose, absolument différents, originaux et en même temps appartenir à un groupe, à un petit monde d’élus. Cette volonté d’appartenir totalement à un petit monde choisi, à un groupe, à une identité, est typique de l’hypermodernité. Célibataires pour la plupart, elles se projettent sur la scène d’un monde où elles s’apparaissent comme hypermusulmanes. Certains quartiers, comme la rue Jean-Pierre Timbaud à Paris, où les boutiques d’accessoires musulmans, les librairies « fondamentalistes » sont pléthore, deviennent, comme certaines rues gay, des lieux où il est de bon ton d’exhiber un style, de se montrer plus-que-musulman, musulman hype. Dans ce sens, les formes variées de la radicalité se déclinent, elles aussi, selon des modalités esthétiques. La modernité, d’ailleurs, est la liberté, juridiquement protégée, de vivre selon différents modes de vie, différentes modalités esthétiques, de suivre tel mode de pensée, telle religion ou telle autre, et de suivre aussi, vestimentairement, telle mode ou telle autre. Pousser à l’extrême, cette multiplication des modes, radicalisée dans leurs expressions volontairement visibles, autrement dit ostensibles, est exactement ce qui définit l’hypermodernité.
La deuxième catégorie de ces reconverties est aussi embarquée dans la quête du retour au « vrai » soi. Âgées entre 30 et 47 ans, ces femmes entendent s’amender d’un passé regrettable (du moins qu’elles disent regretter), qui aurait été empreint de mauvaises fréquentations, de délinquance, de promiscuités sexuelles, d’usage de drogue. Le voile intégral est, pour elles, une rédemption, une façon de changer intégralement de chemin. Soit elles sont célibataires (parfois divorcées), soit mariées. Dans ce dernier cas, elles imposent à leur époux leur propre exigence spirituelle et leurs principes dans la vie quotidienne. C’est une manière, aussi, de prouver à l’époux leur attachement et leur dévouement, et d’exiger en retour une fidélité pointilleuse. Le voile est donc ainsi un instrument de contrôle, un vecteur de puissance féminine au sein du couple.
Enfin, la dernière catégorie, beaucoup moins présente en Europe, qui se trouve surtout dans les pays majoritairement musulmans comme l’Indonésie, est celle du voile que j’appelle ménopausée. En effet, après la ménopause il n’est plus traditionnellement exigé des femmes musulmanes la même rigueur, la même pudeur que celle que l’on attend des jeunes (4), et c’est exactement ce moment qui est choisi par certaines d’entre elles pour porter le niqab. Cette reconversion, souvent soudaine, décrite par les intéressées comme une exigence de leur foi retrouvée, d’un revival, relève aussi, au moins de la coquetterie, au plus de la tentative d’entretenir le mystère sur leur âge réel et de maintenir ainsi une charge érotique. Ces femmes sont en général très évasives sur leur âge, éludant la question, et peuvent même, nous en avons fait l’expérience, aller jusqu’à se rajeunir par quelque pieux mensonge. Cette dimension érotique n’est pas absente dans les deux premières catégories : entretien du mystère d’une beauté qui se dérobe, se voile, et doit donc être méritée et conquise tant elle est extra-ordinaire. Ces catégories bien que schématiques, et très approximatives, apparaissent clairement à l’écoute attentive et continue des discours de ces femmes.
Ces femmes européennes qui décident de porter le voile intégral ne se refusent pas pour autant à faire du sport, à aller au cinéma, à sortir au restaurant, bien au contraire. Elles se veulent des croyantes modernes mais ascétiques, engagées dans une voie spirituelle rigoureuse. Si elles n’étaient pas d’origine maghrébine, subsaharienne ou pakistanaise, elles auraient pu choisir de devenir gothic, néo-bouddhiste, néo-hindouiste, de se lancer corps et âme dans un groupe new age, de devenir végétalienne, de se teindre les cheveux en jaune paille, de faire dix heures de méditation par jour et de réciter des mantras. L’islam était à la fois plus proche d’elles (nostalgie des racines) et dérobé (racines perdues), par conséquent plus désirable, mystérieux, et, en même temps, certes, sulfureux et provocant. La décision est souvent déclenchée par une « rencontre exceptionnelle », quelqu’un qui fait figure de modèle, ou bien elle est un simple élément d’un contexte plus large, celui d’une résolution matrimoniale par exemple.
Nous avons affaire, indéniablement, à du fondamentalisme : désir de retourner à des fondements, à une pure origine (si pure qu’elle ne peut qu’en être imaginée). Mais ce fondamentalisme musulman nouveau ressemble à celui d’un néo-bouddhiste contemporain qui ne se contenterait pas comme la majorité de ses coreligionnaires européens ou américains de suivre quelques enseignements du dalaï-lama en cdrom et de faire un stage de méditation de temps à autre, mais se prendrait plus radicalement au jeu de la spiritualité en rasant ses cheveux, pour extirper la racine des désirs (ainsi que l’énoncent les textes), s’accoutrerait d’une saillante robe safran, et se baladerait hardiment et pieds nus sur le Pont Neuf à Paris ou dans Central Park à New York en pleine journée devant des touristes amusés. Seulement voilà, avec le voile intégral, les touristes ne sont pas amusés mais saisis par la peur. Parce qu’ils projètent l’image de l’islamisme, caractérisée au mieux par l’enfermement de ces femmes derrière cette « terrible prison de tissu », au pire par une déclaration de guerre contre l’Occident, une machiavélique conspiration contre la démocratie, contre « nos » valeurs sacrées, dont ce vêtement auto-stigmatisant ne peut qu’être l’effrayant et intolérable emblème. Alors que, non seulement il ne s’agit pas d’une imposition, en général (5), mais d’un phénomène nouveau de décrochage entre le fondamentalisme islamiste (politisé, organisé en réseaux, avec une idéologie, un projet qui peut déboucher sur le terrorisme) et un nouveau fondamentalisme, individualiste, voire narcissique, proche du développement personnel, qui se caractérise par une volonté de changement intérieur, mystique, par un désir de retour aux fondements certes, mais apolitique et spiritualiste, ce qui le rapproche des néo-bouddhistes occidentaux. Un des points communs de ces femmes est de n’appartenir, pour la plupart d’entre elles, à aucune organisation islamique spécifique, de ne se soumettre à aucun réseau, et de n’être sensibles qu’au discours spiritualiste.
Le simple voile, qui s’est développé chez les jeunes filles et les femmes musulmanes dès les années 80, traduisait déjà un revival, avec une tendance esthétisante, que j’avais déjà appelé à l’époque le voile de distinction, mais aussi avec une tendance fondamentaliste plus politisée, réactionnelle, réagissant au fait de se sentir une minorité oppressée. En revanche, ce simple voile n’avait pas la signification spiritualiste new age que l’on retrouvait à l’époque exclusivement chez les néo-soufis (6).
Paradoxalement donc, cette nouvelle radicalité, qui s’habille d’une certaine excentricité, ne traduit pas une résurgence de l’islamisme, mais plutôt son décrochage, sa perte d’audience relative dans les nouvelles générations de musulmans au profit d’une spiritualisation dépolitisée, qui n’existait pas à ce point dans les années 80. Non pas infiltration islamique de la modernité donc, mais au contraire, et contrairement aux apparences, infiltration hypermoderne de l’islam. Le niqab fait aujourd’hui partie des objets religieux mondialisés qui se retrouvent non seulement en Europe, mais aussi en Australie, aux États-Unis, au Canada, (etc.), avec les mêmes profils d’individus hypervolontaires qui entendent dire fièrement et ostensiblement avec leur corps, comme Menahal Begawala, jeune femme de 28 ans d’origine indienne élevée dans le Queens : « je suis musulmane » (7). Que porter ce vêtement paraisse masochiste à certaines, qu’il le soit d’ailleurs, ne change rien au fait qu’il s’agit d’une expression – inattendue peut-être, agaçante sans doute ! – d’un désir. Ces femmes n’ont véritablement pas le sentiment de brider leur corps, de l’étouffer (encore une fois celles avec qui nous avons été en contact), mais de faire quelque chose avec lui, de le rendre plus précieux (si ce n’est, pour certaines d’entre elles, désirable), de le spiritualiser. Cette tendance – comme il y a des tendances dans l’évolution des modes (des trends) – est d’ailleurs aussi inattendue et angoissante pour la plupart des musulmans classiques, aux États-Unis comme en Europe, que pour les non musulmans. Par ailleurs, et pour finir, et puisque les voix anti-niqab (8) les plus virulentes s’élèvent au nom de la lutte contre la domination masculine, je crois qu’il n’y a pas pire manifestation de domination masculine que d’estimer que ces femmes ne sont pas capables de dire ce qu’elles pensent, comme si nous avions affaire à des incapables au sens juridique du terme, des personnes mentalement retardées. N’accorder aucun crédit à leur parole alors même qu’elles argumentent, expliquent, illustrent en général leur choix, et répéter inlassablement (et mécaniquement), qu’elles sont manipulées, relève d’une forme discrète, mais très efficace, de mépris. Réduites comme elles le sont à de vulgaires potiches, à de pauvres femmes qui ne peuvent pas, par principe, savoir ce qu’elles veulent, et qui, en premier lieu, ne peuvent pas vouloir une chose pareille, il convient de prendre, pour elles, dans leur intérêt, des mesures protectrices, comme l’on protège un enfant contre lui-même, ou… une femme contre elle-même dans la plus belle tradition politico-médicale de contrôle de l’hystérie au XIXe siècle si bien décrite par Michel Foucault. Ce sont d’ailleurs de telles mesures, entre hygiène publique et rééducation républicaine, que réclamait le président du groupe UMP à l’Assemblée Nationale : envoyer des médiatrices dans « les quartiers » pour faire revenir ces femmes dans le droit chemin, les déniaiser en quelque sorte, et, en cas d’échec de cette rééducation républicaine, passer à proprement parler à la contrainte par corps !
Raphaël Liogier
le Voile intégral comme trend hypermoderne / 2010
publié dans Multitudes n°42, Gouines rouges, viragos vertes
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1 www.world-religion-watch.org
2 Agnès de Féo, Sous la burqa, Paris, Sasana Productions, 2010.
3 Sur 53 femmes enquêtées en l’état, mais l’enquête se poursuit (sachant que les évaluations les plus sérieuses du nombre de femmes portant cet habit ne permettent pas d’aller au-delà de 600 femmes pour la France). L’échantillon est donc tout à fait honorable.
4 L’explication est assez simple : n’étant plus fécondes, les femmes ménopausées ne représentent plus un risque de conflit.
5 Si le cas d’une imposition peut exister, on a du mal à comprendre ce que changerait l’interdiction du voile intégral dans les espaces publics, car, en effet, si problème de violence faite aux femmes il y a, c’est un problème de violence intime, secrète, une violence masculine protégée par les murs du foyer familial. Interdire le voile dans la rue n’empêchera pas aux hommes de l’imposer dans le foyer, mais imposera aux femmes qui souhaitent le porter de ne pas le faire. Si violence est faite par le biais du voile, il semble préférable de chercher à punir l’homme qui s’en est rendu coupable plutôt que de proscrire le voile. Même si nombre de femmes ont pu être physiquement abusées au moyen de ceintures de cuir, personne n’a jamais sérieusement songé à proscrire la ceinture, mais plutôt à punir la main qui s’en saisi pour frapper ou pour étrangler.
6 Raphaël Liogier, Une laïcité légitime, Paris, Entrelacs, 2006, pp.113-152.
7 Lorraine Ali, “Behind the Veil”, The New York Times, June 11, 2010.
8 Je tiens à préciser que je ne suis a priori ni pour ni contre le niqab. Je suis seulement contre une loi qui interdirait à des gens de se vêtir comme ils le désirent… dans la limite de l’ordre public (tranquillité, salubrité, sécurité publique).




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