« Le schéma hylémorphique correspond à la connaissance d’un homme qui reste à l’extérieur de l’atelier et ne considère que ce qui y rentre et ce qui en sort ; pour connaître la véritable relation hylémorphique, il ne suffit pas même de pénétrer dans l’atelier et de travailler avec l’artisan : il faudrait pénétrer dans le moule lui-même pour suivre l’opération de prise de forme aux différents échelons de grandeur de la réalité physique. » (1)
Les nanotechnologies (2), censées inaugurer une nouvelle révolution industrielle, souffrent du même manque. Au lieu de connaissances sur le fonctionnement et la genèse des nano-objets, c’est le schéma hylémorphique critiqué par Simondon que l’on retrouve (3). En effet, on a tendance à se représenter les nanotechnologies de la manière suivante : ce qui entre au laboratoire (en l’occurrence des atomes et des molécules) est considéré comme de la matière disponible et docile ; ce qui en sort, on considère que ce sont des objets utiles, identifiables par leur forme et par leur finalité, en référence à des objets bien connus (levier, véhicule, moteur, etc.). Or l’appréhension de ces objets à l’aide des couples d’opposition classiques forme/matière et fin/moyen nous laisse, pour paraphraser Simondon, face à une zone obscure. Ce qui est occulté, c’est précisément l’opération d’individuation, c’est-à-dire dans le cas d’une machine les processus de sa genèse et de son fonctionnement. Or avec les nanotechnologies, il s’agit précisément d’intervenir dans l’opération d’individuation elle-même, ou de susciter d’autres individuations. Dans la mesure où les pratiques instrumentées des nanotechnologies positionnent le chercheur plus près des molécules qu’il manipule, elles exaucent d’une certaine manière le voeu émis par Simondon, celui de suivre l’opération d’individuation de l’intérieur du moule. Le problème, pour les chercheurs, serait bien plutôt d’en sortir. En effet les deux mondes, le « nanomonde » et le nôtre, communiquent très mal. Pourtant ce n’est pas la communication qui manque aux nanotechnologies. Comment expliquer cette situation ? Les nanotechnologies ont beau être intensément médiatisées, les pratiques nanotechnologiques ne sont pas symbolisées, et c’est sur leur occultation que sont fondés les grands discours et la communication des nanotechnologies. Tout se passe comme si l’artisan dont parle Simondon, muni d’instruments lui permettant d’entrer dans le moule pour suivre l’opération d’individuation du dedans, y était maintenu confiné. Comme s’il ne lui était permis d’en sortir qu’après avoir effacé toute trace de l’argile sale sur la combinaison futuriste qu’on lui a généreusement financée.
On présentera d’abord trois lignes de force de ces grands discours : la convertibilité mutuelle du naturel et de l’artificiel, l’exacerbation du pôle anthropologique, l’instrumentalisation de la science-fiction comme stratégie de cryptotechnicité. Puis on décrira quelques pratiques dans le domaine des machines moléculaires (4). On montrera ce que signifie une individuation technologique à l’échelle moléculaire. Enfin on s’interrogera en conclusion sur le rapport de ces pratiques et de ces discours.
1 Petites machines et grands discours
La convertibilité mutuelle du naturel et de l’artificiel
Les propos rapportés ici, extraits de brochures éducatives, sont deux exemples parmi d’autres des discours « rassurants » que l’on trouve à foison.
« Une leçon de la nature ? Les atomes sont les briques élémentaires de construction de toute la matière de notre monde naturel. (…) Les atomes se lient ensemble pour former des structures moléculaires. (…) La molécule est la plus petite partie, le composant ultime qui se trouve être doté d’un ensemble de propriétés physiques et chimiques uniques. Les molécules composent aussi bien l’air que nous respirons, l’eau que nous buvons, et même les cellules vivantes de nos corps ? ce sont les nanomachines de la nature. Le but des nanotechnologies est d’être capable de manipuler chaque atome ou chaque molécule un par un, de leur faire former des motifs afin d’obtenir la structure désirée ? tout comme un arrangement de briques de LEGO?. » (5)
« La nanotechnologie dans la nature ? Les nanotechnologues aiment la nature. En quatre milliards d’années, celle-ci a en effet trouvé des solutions parfois étonnantes à ses problèmes. Un exemple typique réside dans la façon dont la vie structure sa matière jusque dans les détails, jusqu’au niveau des atomes. C’est également ce que recherchent les nanotechnologues. (…) Personne ne doit avoir peur de la complexité de la nanotechnologie. La pomme est un ensemble complexe ? cellules, ribosomes, ADN ? mais elle reste un fruit fort apprécié. À l’instar des bonnes nanotechnologies, la pomme se manipule aisément. » (6)
Rien n’est à proprement parler faux dans de telles affirmations. Tout se passe au contraire comme s’il s’agissait d’idées si évidentes qu’elles ne valent pas même la peine d’être questionnées ou justifiées rationnellement. Elles relèvent moins d’un registre épistémologique que d’un registre de justification : reconnues « naturelles », les nanotechnologies peuvent être considérées d’emblée comme acceptables et inévitables. La question elle-même n’a plus de sens si elles existent déjà dans la nature. Par une sorte de « sophisme naturaliste » (7), on passe sans plus de difficultés de l’être au devoir-être en invoquant le temps immémorial de l’Evolution. Comment ces discours procèdent-ils ? Ils affirment d’abord que la nature fonctionne à l’échelle nanométrique comme une sorte de nano-ingénieur ; si la nature a développé les nanotechnologies depuis au moins l’apparition de la vie, il est par conséquent possible de reproduire ces mécanismes ou de les améliorer ; imiter la nature, en tentant de répliquer ses mécanismes, ne revient qu’à s’inscrire dans son mouvement même. Une fois la nature et la vie préalablement redéfinies en termes nanotechnologiques, le processus d’innovation technologique est lui-même naturalisé.
En quoi cette naturalisation de l’artifice est-elle différente de celle qu’opère Simondon lorsqu’il dit l’objet technique porteur d’ « une charge de nature » ? En effet, lorsqu’il évolue en se concrétisant, la récurrence de causalité dans la relation de l’objet au milieu associé le rapproche asymptotiquement du mode d’existence des êtres vivants, explique Simondon. C’est ce qui fait que la technologie peut comme la biologie pratiquer une étude inductive plutôt que déductive (partant de principes a priori et les appliquant). Nous pensons que ce thème est chez lui indissociable de la reconnaissance de la singularitédu régime d’individuation technique ? il faut reconnaître des modes d’existence spécifiquement techniques, fut-ce par analogie avec la biologie. Qui dit « analogie » ne dit pas relation d’identité, mais identité de relation. Autrement dit, l’analogie avec l’évolution du vivant, lorsqu’elle privilégie les relations entre fonctions plutôt que les métaphores basées sur des assimilations (8), permet de penser un régime d’individuation spécifiquement technologique (9). L’évolutionnisme des nanotechnologies apparaît beaucoup plus pauvre. Il ne cherche pas à dégager les conditions d’intelligibilité de l’évolution de ces objets, leur signification technologique, mais simplement à justifier leur avènement par le flot de l’Evolution. L’idéologie diffère de celle des vieux évolutionnismes. L’ancien télos du progrès technique, qui faisait soupçonner l’évolutionnisme technique d’être la justification d’une certaine vision de l’émancipation culturelle, ne se rencontre plus. A la place de l’évolution technique, on trouve un processus décrit comme naturel et entropique. A la place de la nature, on trouve… la technologie, avec des affirmations comme « la biologie, ce sont les nanotechnologies qui marchent » ou « la preuve que les nanotechnologies sont possibles, c’est que nous sommes là ». Le diagnostic peut donc paraître paradoxal : les concepts de nature et d’artifice ne fonctionnent plus, tout en étant, plus que jamais, surinvestis de mythe.
L’exacerbation du pôle anthropologique des nanotechnologies
Dans les grands discours, une figure anthropologique est mise en avant, celle de l’ « humain augmenté » qui modifie son processus d’évolution par l’intégration des techniques à même son individualité somatique et psychique (10). Faut-il y voir le signe d’une ouverture anthropologique inaugurant un nouveau type de lien social intégrant les non humains ? On peut en douter. Au contraire, tout se passe comme si cette figure exprimait le voeu de l’humain de revenir à son essence, de rapatrier ce qu’il avait extériorisé et objectivé (11), outils et objets techniques, pour coïncider avec lui-même dans la transparence. Les produits NBIC, censés être totalement personnalisables et transparents à leurs utilisateurs, ne sont destinés qu’à être l’expression parfaite du moi de l’homme augmenté, individu insulaire, coupé du monde et des autres dont on veut faire le consommateur rêvé de demain. C’est bien ce « revenir à soi » que semble traduire cette volonté d’ingestion des artefacts ; cela revient à vouloir résorber la réalité humaine et ses artefacts (12) dans des individus sujets-objets de consommation.
Loin d’exprimer une réconciliation de l’homme et d’une « techno-nature », l’homme augmenté est un épouvantail qui cache une béance : d’un côté le sujet est placé au centre de ses technologies, en situation de maître, pour affirmer le contrôle psychique et somatique qu’il possède sur leur mise en oeuvre, comme si celles-ci n’étaient que des outils au service de l’ homo faber ; l’objet technique est réduit à l’outil ; le monde est réduit à une réserve de matières premières. On parle ainsi d’assemblage des « briques élémentaires » de la nature, mises en forme avec la précision du « scalpel nanométrique ». L’individualité, l’eccéité de l’objet ne lui est accordée qu’au prix d’une projection de l’intention fabricatrice et de l’intention de consommation, sans que l’on ne thématise jamais l’objet comme tel. On a donc un sujet apparemment « technicisé », non seulement porteur d’outils, mais objet de l’opération outillée dont il est le sujet. D’un autre côté l’humain sujet-objet est sans monde d’objets extérieurs (et peut être sans sujets extérieurs). Ce n’est pas un hasard si, dans le rapport NBIC, les qualités humaines sont réduites à une quantité de vitalité, les savoir-vivre à de la compétitivité et les droits sociaux aux performances individuelles et à celles du corps social. Le « transhumain » de « l’humanité 2.0″ prophétisée par Ray Kurtweil, censé transcender ses limites corporelles, est en fait complètement absorbé dans la nature ? ou complètement absorbé dans la société, le tout-artifice étant ici équivalent au tout-nature ; il ne vit plus que sur un seul plan. Lorsque les objets du monde ont disparu, ce qui est de l’ordre du culturel, du symbolique et du récit disparaît dans l’insignifiance et la futilité ; bios est réduit à zoè ; la civilisation est comme engloutie dans la nature. Comment peut-on dans ce cas parler d’ « augmentation de nos capacités » ?
Plus qu’une critique morale de cette figure, c’est la question du statut des objets qui nous retient ici. Entre inscription de la volonté humaine toute puissante dans l’intimité de la matière et négation de l’humain par des processus autonomes (13), les nano-objets semblent ne pas trouver leur place. L’humain augmenté n’a jamais affaire à de la technique, mais à des interfaces sans épaisseur agissant comme des narcotiques. Il ne se soucie plus ni de la technique, ni du monde. Il s’agit donc d’une crise symbolique de notre rapport aux objets techniques. Non qu’elle soit causée par les nanotechnologies : mais en posant plus intensément la question du rôle des objets techniques dans la constitution du monde humain, celles-ci jouent le rôle d’un révélateur. Ce qui fait la pauvreté des discours transhumains, c’est qu’ils prétendent parler de l’humain et de son rapport aux technologies comme si la relation entre les deux pouvait être directe (14), sans passer par l’inclusion des humains dans un système technique qui les relie via un maillage des milieux culturels/naturels. Dit à la manière de Simondon, ce sont des discours anthropologiques et non technologiques. Ils n’assument pas d’autre point de vue que celui centré sur l’homo ou sa négation. Dit à la manière d’Hannah Arendt, ce sont des discours sur la nature humaine et non sur la condition humaine ? c’est-à-dire des discours sur l’essence métaphysique de l’homme et non sur la manière dont il conditionne son existence en participant à l’édification d’un monde commun et partagé.
Les discours transhumanistes sont donc des discours normatifs. Mais leurs assomptions sont liées à une manière d’appréhender les objets. C’est sur ce plan que nous voudrions les placer en insistant sur le « souci du monde » auquel devraient nous engager ces technologies, à l’opposé de la figure du pur individu-consommateur des NBIC.
La science-fiction comme stratégie de cryptotechnicité
Les procédés de mise en récit des nanotechnologies les plus utilisés par ces discours sont ceux de la science-fiction. Il n’est pas question ici de s’étonner de ce qu’un genre littéraire puise son imaginaire dans un champ technoscientifique contemporain comme il a pu le faire avec l’intelligence artificielle et la conquête spatiale. C’est là sa définition même. Que la fiction nourrisse la culture des chercheurs, qu’ils l’utilisent pour oser aller plus loin (15), cela n’a rien de scandaleux non plus. Or les discours futuristes sont moins tenus par les chercheurs que par les politiques de la recherche et des entrepreneurs : les stratégies narratives du récit de science-fiction sont délibérément instrumentalisées par la rhétorique des discours officiels, pour des fins de communication avec le public, pour catalyser la recherche, stimuler l’investissement et créer un horizon d’attente visionnaire. « Qu’en est-il des développements en ingénierie fondés sur la science actuelle mais qui s’appuieront sur des capacités à venir ? N’est-ce pas l’ouverture d’un vaste champ d’investigation ? » (16) Le souhait d’ Eric K. Drexler a été largement exaucé. Dorénavant, les chercheurs doivent concevoir des systèmes basés sur l’anticipation des possibilités techniques à venir, étant donné un cadre scientifique relativement stable (17). Ils sont donc poussés en somme à déguiser constamment les objets produits en fonction de leur ressemblance avec un objet futur. Pour qu’une recherche « nano » non directement applicative (18) soit valorisée, il faut que sa technicité actuelle puisse s’effacer et passer pour une conséquence de la technologie du futur. Il ne s’agit de rien de moins que d’exploiter et de capitaliser les visions du futur pour leur faire produire « à rebours » les technologies du présent. Cela marche t-il réellement ? Peu importe ! En attendant, il suffit de déguiser les productions du présent en retombées du futur.
Que les objets techniques aient besoin de se déguiser pour entrer en société, qu’une société se définisse par les techniques qu’elle accepte ou non d’accueillir dans son collectif ainsi que par le jeu de dissimulation et d’ostentation qu’elle leur impose, c’est ce qu’avance Simondon dans Psycho-sociologie de la technicité :
« Quels sont les critères de l’ostracisme qui frappe les objets techniques ? Le plus constant est l’obligation de porter un voile ou un déguisement pour pénétrer dans la citadelle de la culture ; ce voile ne fait point illusion, mais il maintient la séparation entre le sacré et le profane (…). Généralement, les objets phanérotechniques [objets qui exhibent leurs parties fonctionnelles] sont considérés comme utilitaires (par exemple, les moto?pompes, les groupes électrogènes, les motoculteurs, certains tracteurs, ont un moteur apparent), tandis que les objets cryptotechniques sont susceptibles d’être introduits dans la citadelle de la culture. » (19)
C’est ce que Simondon nomme la cryptotechnicité : le fonctionnement des objets techniques doit être caché pour ne transparaître que dans une pseudo-technicité rappelant des scènes familières. C’est à cette condition que les nouveaux objets techniques peuvent avoir droit de cité dans la culture (20). Simondon évoque par exemple la simulation du feu du foyer, sur les nouveaux radiateurs électriques dans les années 1960. Certes, les objets que décrit Simondon doivent revêtir des archétypes du passé, alors que les nôtres, telle la machine moléculaire devant ressembler à un nanorobot (figure 1), doivent véhiculer des archétypes du futur. Mais cela est-il vraiment le futur ? Qu’est-ce que la science-fiction sinon la projection dans l’avenir d’un passé qui n’a jamais eu lieu ? Un futur antérieur puisant dans un répertoire de formes bien connues ? Ainsi, si les machines moléculaires doivent ressembler au nano-robot que l’on rencontre sur Internet, c’est encore pour projeter une scène familière. Bien souvent, la figure du nano-robot est la projection déplacée dans d’autres contextes du schéma corporel de l’homme au travail (21).
Sacha Loeve
la Zone obscure des nanotechnologies / 2008
Extrait du texte publié dans Appareil n° 2
(pour les notes, voir sur le site)