Toute saisie de l’oeuvre de Nietzsche – ou de n’importe qui d’autre mais c’est celui à la hauteur duquel je me situe – oblige ainsi à repenser une théorie du (des) sujet(s). Ce point de méthode doit nous pousser à démonter la distinction que l’on a coutume de faire, lorsque l’on parle d’oeuvre et d’auteur (notamment pour une oeuvre qui see donne de façon aussi disparate que celle de Nietzsche), entre le tout et la partie, et donc à repenser ce qu’on appelle classiquement le fragment. Jaspers donne une image parlante : « Servons-nous d’une comparaison. L’oeuvre de Nietzsche se présente à nous comme un chantier. On a fait sauter le flanc d’une montagne ; les pierres, déjà plus ou moins taillées, donnent à penser que nous sommes en présence d’un tout. Mais l’oeuvre pour laquelle cette explosion a eu lieu n’a pas encore été élevée. Que l’oeuvre soit restée un amas de décombres, ne semble cependant pas avoir empêché Nietzsche d’entrevoir les possibilités d’arrangement ; de nombreux fragments se répètent sous des formes innombrables, qui n’offrent que peu de changements entre eux, d’autres apparaissent comme des formes précieuses, uniques, comme s’ils eussent dû constituer quelque part une pierre d’angle ou une clef de voûte. On ne reconnaît les divers fragments qu’en les comparant minutieusement entre eux à partir de l’idée de l’ensemble de l’édifice. On ne saurait dire avec certitude que celui-ci soit unique. Il y a, semble-t-il, plusieurs possibilités de construction à s’entrecroiser ; on se demande parfois s’il manque quelque chose à un fragment ou s’il répond à une autre idée de l’édifice ». (1) La question posée est celle de la bonne méthode permettant de faire quelque chose de cet amas – ce que l’on appelle l’oeuvre de Nietzsche. Faut-il s’intéresser à chaque fragment individuellement ? Mais c’est alors prendre le risque de perdre de vue l’ensemble, l’édifice que l’on suppose qu’il composait (ou pourrait composer) avec les autres. faut-il s’obnubiler à reconstruire l’édifice à partir des fragments à notre disposition ? Mais c’est alors prendre le risque d’en construire un qui serait uniquement le nôtre et de tenir celui de Nietzsche pour un idéal. Dès lors, pour ne pas se perdre dans ce type d’errances et de ratiocinations, la piste que je propose, fortement inspiré par Foucault que je suis, sera la méthode généalogique : elle consiste à considérer que l’édifice en question n’a même pas été construit par Nietzsche lui-même, même si le lecteur se doit de le supposer, un temps seulement, comme tel. Il ne s’agit pas d’un paradoxe,, mais d’une saisie méthodique. Le lecteur de Nietzsche doit se considérer (car il l’est) comme se retrouvant exactement dans la même position que Nietzsche lui-même lorsqu’il écrivait – pensait – ce qu’il écrivait – pensait. Le lecteur (le généalogiste) se retrouve, face à tous ces fragments, dans la position du compositeur : compositeur au sens de l’imprimerie, la composition consistant à mettre côte à côte, à agencer des pièces de métal pour préparer la plaque d’impression ; mais aussi, compositeur au sens musical du terme, le compositeur qui crée – qui invente si l’on veut – un agencement, un montage de notes inédit et nouveau composant le morceau achevé. Composition, donc, et pas recomposition : car aucun tout ne préexiste à celui que le lecteur compose avec le matériel que lui a laissé Nietzsche. Autrement dit, le jeu consiste à ne pas croire qu’il s’agit de recomposer un tout qui aurait préexisté, même si l’on considère un instant, juste un instant, que ces fragments dussent composer un tout. Il s’agira donc, dans un premier temps et dans un premier temps uniquement, de croire à l’unité de Nietzsche, comme étant le tout sous lequel sont rassemblés les fragments qui lui sont attribués – et, de fait il s’agit d’une position facile (trop facile) à tenir, car ces fragments ont effectivement été écrits par un individu dont le nom de baptême était Nietzsche. Et s’il existe un risque, quand on se saisit des fragments qu’il a laissés, de perdre l’Auteur Nietzsche, le plus grand risque est au contraire de ne pas réussir, lorsqu’il le faut, à lâcher l’Auteur – à lâcher le sujet.
Car cette croyance en l’unité de Nietzsche devra être dans un second temps oubliée – totalement oubliée - au profit de l’édifice que l’on compose non pas à la place de Nietzsche, mais avec Nietzsche. Cette seconde posture est autrement plus difficile à tenir, car il s’agit de se confronter à une sorte d’infidélité envers l’auteur, d’affirmer sa subjectivité au risque de faire totalement disparaître Nietzsche. Mais cette affirmation subjective est illusoire, car d’infidélité il n’y aurait qu’à croire que Nietzsche avait déjà construit un édifice que la seule tâche du compositeur serait de relever de ses ruines – de reconstruire -, d’illusion il n’y aurait qu’à présumer que l’affirmation de son individualité serait plus pérenne que l’affirmation, préalable, de celle de Nietzsche. Il faut donc se garder, après avoir commencé à monter cet édifice, de l’attribuer à Nietzsche, ou à soi-même. C’est le point essentiel : ce n’est pas parce qu’on ne prête pas cet édifice à Nietzsche qu’il faut se l’approprier ! Et c’est ici que le généalogiste se doit d’être à la hauteur de Nietzsche – qu’il doit être aussi fort. Car il ne doit pas prendre l’effacement de l’auteur pour un exhaussement de lui-même. Et si Nietzsche n’avait pas, lui-même, construit l’édifice en question, s’il était, lui aussi, un généalogiste face à tous les fragments qu’il écrivait – qu’il pensait -, je (le lecteur) suis dans la même position et l’édifice que je monte, à partir de ces fragments, ne m’appartient pas plus qu’il n’appartient à Nietzsche. Bien plutôt, le lecteur de Nietzsche (ou de quiconque qui a laissé une oeuvre, même finalisée, c’est-à-dire en fin de compte que des fragment(s) qui sont, on le comprend d’ores et déjà, nécessairement subjectif(s) doit accepter qu’au sein de la rencontre qu’on appelle habituellement l’oeuvre, ces deux pertes (ces oublis) subjectives (celle de Nietzsche et celle du lecteur que je suis) sont consubstantielles. C’est cet édifice, cette rencontre, que j’appelle fragment(s) subjecti(fs).
Ce livre sera un voyage en bateau où je veux tenir la posture d’Ismaël et non celle d’Achab, une expédition qui poursuivra sur la route (maritime bien entendu) qui s’ouvre à partir de ce port d’attache. La mer (ou l’océan) sur laquelle se jette ce navire est celui que Deleuze-Guattari appelle(nt) plan de consistance, d’où apparaissent, vagues éphémères et éternelles, les fragment(s) subjectif(s) qui, lors des calmes alizés, lèchent sa proue et qui, lors des violentes tempêtes, inondent le pont et l’emportent, bateau ivre, dans les sombres abîmes. Quitter le territoire du Sujet pour se perdre dans l’océan des subjectivités, tel est le présent voyage. Peut-être le navire croisera-t-il, à l’instar de Melville, quelques-unes des îles enchantées (2). J’ai déjà une vague idée, guidé par la carte que fut ma thèse de philosophie d’où est tiré cet ouvrage, de la voie qu’il est possible de parcourir (3). Mais ce voyage sera, forcément, plein de surprises et de découvertes que je n’imagine pas encore. Et, après la rude traversée (ou même pendant, selon l’envie, la fatigue, ou la simple nécessité de ravitaillement), peut-être sera-t-il possible de faire halte dans telle ou telle île, plus ou moins grande, plus ou moins sauvage, peuplée, déserte, connue ou inédite… par-delà la douceur nodale des Borromées… la vigueur enchantée de l’Hyperborée…
Ce voyage est tout autant pratique que théorie. saisissant les vagues, ces fragment(s) subjectif(s) qui sont le nom que je donne au concept permettant de se saisir de l’instant de la rencontre qu’est l’expérience d’un processus de subjectivation désindividualisant au seuil de l’éternel retour, devenu le navire lui-même, je (l’écrivain, le lecteur) les embrasse, ces vagues, de tout mon corps, trempé jusqu’aux os par leur vigoureuse liquidité, moi le vaillant navigateur, le fort navigateur, car je sais que seuls les plus puissants peuvent ce type d’expérimentations, car seuls eux le veulent : seuls les plus forts peuvent, à la fois, être dans le fragment(s) et le tout, car ils sont, eux-mêmes, et fragment(s) et tout.
Stéphane Nadaud
Fragment(s) subjectif(s), un voyage dans les Iles enchantées nietzschéennes / 2010
voir également l’Unebévue
1 Karl Jaspers, Nietzsche, introduction à sa philosophie, pp. 11-12, Paris, Gallimard (1950) coll. Tel, 2000.
2 « Prenez vingt-cinq amas de cendres disséminés ça et là sur un terrain vague de banlieue, prêtez à quelques uns d’entre eux des proportions de montagne et faites du terrain vague une mer, vous aurez alors une juste idée de l’aspect général des Encantandas ou Iles Enchantées », in Oeuvres tome IV, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 2010, p. 345. « En chanté », c’est aussi la façon dont Jacques Demy imagine que le ciné est fait.
ici irruption intempestive du Silence qui… chante :
3 Stéphane Nadaud, Lecture(s) de Nietzsche, théorie et pratique du fragment(s), thèse pour le doctorat de philosophie sous la direction d’Alain Brossat, Université de Paris 8, soutenue le 11/06/2009. Je remercie Nicolas Berloquin de l’avoir mise à disposition sur internet où elle est téléchargeable à l’adresse suivante : http://www.lepoulsdumonde.com/lecture_s_de_nietzsche/
Elle est également visible sur le Silence qui parle :
1ère partie / 2ème partie / 3ème partie
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