France, juillet 2007
« Humain, trop humain » / Friedrich Nietzsche
Chères Chimères,
Je suis psychiatre? Et ne je j’ai pas honte de l’être. Peut-être, en fin de compte, un peu quand même.
Je vous écrit cette lettre, ici et maintenant, en réponse à votre appel (que j’ai lu en français).
En cette présente époque, dans notre pays (la France), l’antipsychiatrie n’est plus qu’un souvenir historique. La psychothérapie institutionnelle a gagné, contre elle, le combat mené dans les années soixante-dix : la psychiatrie de secteur a gagné celui de l’organisation de la santé mentale de notre glorieuse nation. Et le rêve de l’antipsychiatrie de voir les hôpitaux psychiatriques, et jusqu’aux psychiatres eux-mêmes, disparaître n’est, justement, resté qu’un rêve.
Nous sommes donc en 2007 et, tout professionnel de la santé mentale vous le dira, la psychiatrie va mal. Les dits professionnels ne sont d’ailleurs pas les seuls à tirer la sonnette d’alarme. Tout le monde l’affirme : la psychiatrie va mal ! Et l’hôpital, à nouveau, ressemble à l’asile, celui dont les psychiatres des années cinquante nous disaient qu’il ressemblait aux camps de concentration. Si aucun pavillon des hôpitaux psychiatrique de ce début du troisième millénaire ne ressemble à un baraquement d’Auschwitz, de plus en plus nombreux sont les services qui rappellent ces camps poussant comme des champignons aux quatre coins de l’Europe, destinés à concentrer les étrangers dits en « situation irrégulière » avant de les expulser vers des ailleurs qui s’avèreront mortels pour beaucoup. Une chose est sûre : le parcage a repris ses droits et la psychiatrie, à nouveau, participe de cette triste entreprise. Et je me prends à penser, dans des moments comme celui où je vis, il y a un an – en 2006 donc -, un de mes jeunes patients, âgé de 16 ans, enfermé dans une pièce vide avec comme seul contact sur l’extérieur, placée à bonne hauteur (bonne, c’est-à-dire inaccessible) une fenêtre grillagée, où je le vis dans cette pièce sombre, crasseuse et vide de tout sauf d’un seau servant de pot de chambre, où je vis ce garçon, dis-je, attaché à un lit métallique fixé au sol, alors, dans des moments d’horreur comme celui-ci, je me dis : peut-être que nous aurions (nous, c’est-à-dire : les fous et les autres) gagné à ce que l’antipsychiatrie gagne. Peut-être aurait-on gagné à ce que des gens de mon espèce – l’espèce des psychiatres – n’existe plus. Ce n’est certes pas dans mon service, dans ce service où nous travaillons, mon équipe et moi, avec la psychothérapie institutionnelle, ce n’est pas chez nous que ce garçon est ainsi traité : c’est dans le service adulte correspondant, unité qui a bien été obligé de l’admettre sous contrainte judiciaire (une ordonnance de placement provisoire dans l’établissement public de santé référent du domicile de ses parents) après qu’il avait été par trop hétéroagressif lors d’une énième crise de folie, c’est dans le service d’à côté – celui qui n’a pas le choix – qu’on lui fait subir un tel sort. Nous (mon équipe et moi-même) ne pouvions, de toute façon, pas l’hospitaliser, au vu de sa violence, dans notre service (il n’y a pas de chambre d’isolement dans l’unité de pédopsychiatrie où je travaille). Il n’empêche que, comme tous ceux qui font ce métier – je dis bien tous – j’ai laissé faire. Et ceci même si nous avons tenté, difficilement car ça a pris plusieurs jours, de le sortir de là. Vous, professionnels de la santé mentale, qui lisaient ces lignes, vous avez laissé Stéphane attaché, dans ces conditions inhumaines, dans cette cellule de l’HP. Il n’y avait certes sûrement pas d’autres places possibles, à ce moment-là, pour lui, et cet enfermement de quelques jours dans une chambre d’isolement en psychiatrie a sûrement été préférable à une cellule de prison. Mais si l’antipsychiatrie avait gagné et qu’il n’y ait, à présent, plus d’hôpitaux psychiatriques ni d’infirmiers ou de psychiatres, peut-être n’y aurait-il également plus, alors, ni prison, ni gardiens, ni juge… Et Stéphane aurait peut-être eu une autre place…
Il ne s’agit pas de faire de cette lettre un essai de psychiatrie-fiction ou de démontrer qu’il aurait mieux valu que l’antipsychiatrie l’emporte en France – non seulement je suis le premier, comme je viens de l’affirmer, à me revendiquer de la psychothérapie institutionnelle et à tenter de la mettre en pratique, tant bien que mal, au sein de l’hôpital public, mais de plus l’état de la psychiatrie italienne, qui va aussi mal que la nôtre, montre que l’antipsychiatrie n’a pas forcément ouvert sur des lendemains plus radieux. Il s’agit, plus simplement, d’émettre cette hypothèse, surtout en vous adressant ce texte à vous, chères Chimères (qui, Guattari en tête, êtes a priori, comme je le suis, dans le camp de l’ »institutionnel »), de l’émettre comme hypothèse de travail justement.
Je voudrais, dans cette lettre qui, si elle s’adresse à des chimères, ne s’adresse donc pas forcément à des professionnels de la psychiatrie (que ces derniers soient d’un côté où de l’autre de la barrière soignante), par delà tout débat pour ou contre (est-ce cela le anti de l »appel à ce numéro ?), pour ou contre la psychiatrie, je voudrais donc présenter en quelques paragraphes l’histoire de la psychiatrie telle que je me la suis construite – sachant que je suis ni historien, ni philosophe, ni sociologue. Je ne suis que psychiatre. Nous nous construisons tous nos histoires (avec un grand H ou non) : cela nous est indispensable pour vivre. Fabriquer des histoires n’est pas l’apanage des historiens ou des conteurs : c’est le propre de l’humanité : des romans familiaux aux Histoires Naturelles. Il me faut donc me mouiller à cet exercice qui fera probablement bondir les vrais historiens de la psychiatrie : cela m’est nécessaire afin, peut-être, de mieux comprendre où je me situe en tant que psychiatre. Car, mon problème, c’est que, dans cette histoire que je vais vous raconter, l’antipsychiatrie a du mal à trouver sa place. Sauf, comme je l’ai proposé plus haut, comme hypothèse qui ne se serait pas confirmé mais qui aurait encore, à un niveau fantasmatique, droit de cité (autrement dit, comme utopie), ou, et c’est peut-être préférable, comme parenthèse.
Mais je commence mon histoire :
Il y a maintenant plus de 100 ans, au lendemain de la Révolution française, un humaniste a dé-chaîné les fous. Il s’appelait Pinel. Il est mort maintenant, enterré au Père Lachaise. Sa tombe, fort modeste, est d’ailleurs difficile à localiser. Peut-être que, si vous la cherchez, un des fous qui y circulent de temps en temps vous aidera à la trouver.
Il a donc enlevé les chaînes aux aliénés et il a créé la psychiatrie moderne : celle qui permet 1) à la société de savoir quoi faire de ses fous et 2) aux fous de savoir où se placer dans la société. Pinel a créé des hôpitaux humains qu’on a alors pris l’habitude d’appeler asiles. Qu’est-ce qu’un asile ? Un hôpital suffisamment humain pour les fous.
Considérer, en 2007, un asile comme humain peut sembler particulièrement ridicule : seul quelqu’un de naïf ou de stupide pourrait associer les termes humain et asile ! Mais ne soyons pas si fiers de notre humaine critique de ces asiles des deux siècles passés : qu’il suffise de penser à l’écrasante majorité des gens qui sont persuadés qu’il faut humaniser les prisons !
Un jour, comme il se doit, Pinel est mort. Et d’autres humanistes, ses enfants (par l’esprit, pas par le corps), ont poursuivi son travail. Ils ont, de plus en plus, humanisés les asiles – comme nous le faisons sûrement de nos prisons. Ils ont, de plus en plus, donné d’humanité aux fous : ils en ont fait des malades mentaux, des psychotiques. L’un d’entre eux, Bleuler, a découvert que certains de ces aliénés n’étaient pas fous, mais « schizophrènes ». Un autre a un jour affirmé que, dans leur état de folie, ces malades ne disaient pas forcément n’importe quoi, mais qu’ils « déliraient » (ils ont même décrit cette pensée folle, par exemple grâce à l’ « automatisme mental »). De plus en plus donc, ces jeunes psychiatres, de génération en génération, ont injecté (ou ont cru injecter) de l’humanité aux asiles qui sont alors devenus des hôpitaux psychiatriques, puis des établissements de santé (où l’inverse, je ne sais jamais).
100 ans de psychiatrie
Les enfants ont eu des enfants, et puis d’autres, et puis d’autres. Chacun tentant de rendre plus humain encore ce que les aînés avaient rendu tellement humain que c’en était devenu, aux yeux des plus jeunes, inhumain.
Certains de ces enfants ont d’ailleurs, au lendemain de la guerre, trouvé les lieux en question tellement inhumains qu’ils ont décidé de renverser les choses : ils ont créés, aidés notamment par les communistes alors (un peu) au pouvoir en France, le secteur psychiatrique. Pour insister sur l’inhumanité de l’asile, ils ont fait le rapprochement des asiles avec les camps de concentration (qui n’avaient certes pas été créés pour donner plus d’humanité à l’humanité – quoi qu’un nazi ne dirait sûrement pas ça). Ils ont ouvert les asiles sur l’extérieur. Ils ont parlé de « traitement de l’institution » : ils ont expliqué pourquoi et comment l’institution était malade et ont affirmé que les énoncés de Lacan, entre autres énoncés, pouvaient les aider à la soigner.
Psychothérapie institutionnelle
D’autres enfants de la psychiatrie encore, dans les années 60, ont découvert des médicaments qui pouvaient encore plus libérer les psychotiques, rendre leur condition plus humaine encore. Et, peut-être, les rendre eux-mêmes plus humains encore. Ils les ont appelé, ces médecines, des « neuroleptiques »… avant que leurs descendants, plus pudiques, et sûrement plus humain aussi, ne les renomment « antipsychotiques ».
Delay et Denicker
Plus récemment encore, beaucoup ont même arrêté d’appeler les grands malades psychiatriques des « psychotiques » pour ne plus les appeler que « schizophrènes ». Humaniser la situation des schizophrènes est devenue synonyme de travailler à leur « socialisation », à leur « intégration », à l’amélioration de leur « qualité de vie »… Et ces nouveaux psychiatres ont tellement bien intégré cette nouvelle façon, diagnostique et statistique, de voir les choses, qu’ils leurs ont ôtés, à ces « schizophrènes », toute responsabilité subjective, leur permettant de rejoindre les autres humains qui, du coup, ont également perdu leur statut de « névrosés » pour devenir des TOC, des TCA, des TDAH, et tant d’autres acronymes. L’idée était très simple : tout le monde qui est malade dans sa tête (psychiquement s’entend) l’est à cause de déterminations génétiques, biologiques ou, tout simplement, catégorielles.
DSM IV
Les hommes politiques, bien évidemment, ont eux aussi adopté cette façon de voir les choses et, s’ils ont accepté d’ôter aux schizophrènes leur responsabilité subjective, ils se sont empressés de leur restituer une responsabilité pénale. Et les prisons sont alors devenues psychiatriques elles aussi.
Ils ont fait de même avec les enfants qui, devenant de plus en plus blancs, purs et angéliques, se transformant du coup de plus en plus en proies pour ogres pédophiles, ont également vu leur responsabilité pénale devenir plus précoce : des enfants purs de 16 ans parqués en prison. Les jeunes que dessinaient Deligny rejoignent les schizophrènes écrits par Deleuze-Guattari – et sont bien souvent les mêmes.
Une parenthèse, quand même :
(— Parce qu’au milieu de tout ça il y a eu Mai 68. Mais il est vrai que ces quelques jours bordéliques n’ont somme toute eu que peu d’effets sur la pratique psychiatrique française : il ne faut pas oublier que la psychothérapie institutionnelle se fabrique avant les « événements » et que, par exemple, les propositions de l’Anti-Œdipe concernant la psychiatrie, propositions que Jean Oury mettrait probablement du côté de l’antipsychiatrie – qu’il honnit –, n’ont quasiment pas modifié le cours de la construction de la psychiatrie française.
— Pa’c’que, quand même, faudrait pas oublier qu’y’en a qu’y’ont dit qu’tout ça, de l’asile à l’institutionnel, des médicaments à la psychanalyse, c’était bullshit et qu’fallait tout péter !
— Parce que ces gens-là parlaient aussi d’humanité : ne pas être des « garde-fous » ; dépsychiatriser ; être « en lutte » ; et d’autres choses dans l’intérêt des patients qui ne devaient plus être considérés comme tels mais être envisagés comme tout le monde : comme des êtres humains.
— Antipsychiatrie)
Fin de la parenthèse.
On en arrive à la fin de cette courte histoire, c’est-à-dire à maintenant :
D’autres sont là qui continuent à vouloir humaniser la psychiatrie. De nouveaux enfants de Pinel qui se demandent si secteur est préférable à bassin de vie et si pôle est préférable à secteur, qui se demandent si on n’a pas fermé trop de lits (et si eux, ou d’autres, l’ont fait exprès ou à l’insu de leur plein gré – pour reprendre une expression branché, et éclairante –), qui se demandent si la psychanalyse est préférable au cognitivo-comportementalisme ou qui se demandent le contraire.
C’est là que j’interviens dans l’histoire :
Car je suis psychiatre en service public. C’est-à-dire que je suis, moi aussi, un fils de Pinel. Mais si j’assume et désire cette filiation, j’aimerais quand même aussi être, peu ou prou, un bâtard, je veux dire un enfant illégitime de Pinel. Autrement dit, malgré le sentiment de honte qui me submerge parfois et que je soulignais au début de cette lettre, je continue néanmoins à être fier d’être psychiatre ! Suis-je une victime – une de plus – de l’aliénation par le travail, psychiatre étant aussi un travail « comme un autre » ? (C’est curieux : je pense à Arendt et Eichmann en écrivant cela). Probablement qu’il y a un peu de ça.
Mais, quoi qu’il en soit, je ne peux m’empêcher de penser que j’ai aussi le devoir de rendre tout cela plus humain encore.
Allez comprendre…
Mais j’en arrive maintenant, chères Chimères, à la raison profonde de l’envoi de cette missive : comment pourrais-je, aujourd’hui, ne pas seulement envisager l’antipsychiatrie comme une parenthèse ou une utopie, ne pas en parler de façon extérieure, mais la prendre à bras le corps ? Comment pourrais-je actualiser mes lectures de Cooper ou de Basaglia ?
En démissionnant ? Mais cela ne résoudrait certes pas le problème et me rendrait plus précaire encore (discours de lâche peut-être).
En faisant la révolution dans le service où je travaille ? Mais je suis si seul, nous sommes tous tellement seuls pour une telle entreprise.
Heureusement, au milieu de ces questions qui hantent mon esprit depuis longtemps déjà, votre appel m’a donné une idée : le problème véritable est d’arriver à n’être ni contre ni pour, mais de parvenir à l’anti. L’antipsychiatrie n’est pas pour une autre psychiatrie ni contre la présente psychiatrie : elle est, tout bêtement, anti. Et si les professionnels de la psychiatrie (qui sont, je le répète, de chaque côté de la barrière soignante) ne parviennent pas à mettre en œuvre leur devenir antipsychiatrique, c’est qu’il leur est impossible, comme à moi, d’être ou pour ou contre la psychiatrie.
Dès lors, je me suis demandé ce qui, hic et nunc, me mettait dans une position subjective que je pourrais qualifier de anti. Autrement dit, qu’est-ce qui pourrait faire de moi, psychiatre des hôpitaux, un antipsychiatre ?
Et j’ai pensé à celui qui, en 2007, nous empêche (au moins pour la plupart d’entre nous qui ne cherchons pas que l’avantage immédiat, celui d’être du côté du manche, et qui souhaitons rester de gauche) de penser tout positionnement politique, à celui qui fait en sorte que plus l’on est contre lui, plus l’on joue pour lui – car si être pour lui est facile (il suffit d’accepter les miettes de son pouvoir), être contre lui semble le renforcer plus encore.
Aussi, si vous me le permettez, je voudrais conclure cette lettre par vous expliquer comment je tente d’être, pour ma part, vis-à-vis de ce signifiant maître qu’est s-a-r-k-o-z-y, anti, et combien une telle tentative est difficile et laborieuse.
L’actuel président de la République française l’affirme : on ne peut pas être traître à sa nation. Surtout à une nation qui est celle des « droits de l’homme », de la « terre d’asile », de la « francophonie », et de tant d’autres choses si respectables – et qui le sont en effet. Or, ce président de la République, en tant qu’élu par le peuple français, il affirme également qu’il est la nation. Comme l’est un souverain ou comme l’est un représentant du peuple ? Cela n’est, en notre ère post-moderne, pas clair mais, visiblement, majoritaires sont ceux qui pensent comme lui et qui lui donnent cette place, à savoir celle d’être la France. Et comme, donc, il n’est pas raisonnable d’être contre la France (il faudrait être fou pour ne pas vouloir tant de belles et bonnes choses), il n’est pas raisonnable d’être contre ce Président de la République française. C’est ainsi, je pense, qu’il récupère tous les contre et les transforment en pour. Ceux qui sont contre s-a-r-k-o-z-y, étant néanmoins pour leur pays (non pas pour la nation – le pays n’étant pas du tout la même chose que la nation : j’entends ici pays au sens du sol nietzschéen, celui qui fonde une partie de notre subjectivité et qui peut s’étendre jusqu’à englober la planète toute entière), se retrouvent, dans l’équation où s-a-r-k-o-z-y réussit à être la France, pour s-a-r-k-o-z-y. Autrement dit, les hommes de son espèce nous ont fait oublier que la France n’est pas une nation, mais qu’elle est avant tout un pays.
L’intérêt d’une telle équation, certes quelque peu paranoïaque, est bien entendu d’empêcher toute résistance. Car, en d’autres mots, il semble aujourd’hui impossible d’être contre s-a-r-k-o-z-y sans être contre la France. Et même si on pourrait s’affirmer contre la nation France mais pour le pays France, les deux termes étant en réalité tellement difficiles à différencier (cela étant probablement dû, j’imagine, au contexte géopolitique), un tel discours risque de tourner à vide. Car, ne parvenant en fin de compte pas clairement à différencier pays et nation, dans de telles conditions seul un fou – qui n’est pas, par définition, raisonnable – pourrait se dire contre la France. Seul un fou ou un traître : quelqu’un qui serait un traître à la nation française, un de ceux qu’on condamne juridiquement pour avoir bafoué le drapeau français ou la Marseillaise, et qui, sans s’en rendre compte, deviendrait un traître aux Lumières qu’a fait naître de ses entrailles le pays France, Lumières dont le plus bel enfant serait la Révolution française (qui a donné naissance à ma caste : celle des psychiatres), un traître à la lumière, quoi ! C’est-à-dire un fou. Car seul un fou qui préférerait l’ombre à la lumière pourrait assumer une telle position : qui peut, à part un fou, préférer l’ombre à la lumière, si ce n’est un cloporte qui vit sous les pierres, ou un rat qui vit dans les égouts, ou encore un ténia qui vit dans l’intestin ?
Faut-il donc être un traître envers la France (entendu comme le signifiant de l’indiscernabilité entre nation et pays) pour pouvoir exprimer de l’antagonisme politique vis-à-vis d’un homme qui porte des idées (et surtout des actes) avec lesquelles on est radicalement en opposition ?
Je crois, chères Chimères, que c’est en effet ce qu’il faut faire.
Et c’est ce que moi, un psychiatre du service public (qui est une émanation de la France), je vais faire – devenant ainsi, forcément, un antipsychiatre :
Aussi continue-je ma lettre en l’adressant à la plus chimérique des chimères :
France !, pays dont je sais que je te défendrai de mon corps si un jour tu es réellement attaquée – et je ne fais pas allusion à ces soi-disant attaques qui seraient le fait de pauvres gens venant s’échouer sur tes côtes et que les véritables traîtres à ce que tu représentes renvoient manu militari (et inhumainement) chez eux, je pense plutôt aux vrais dangers, y compris, comme à présent, intérieurs –, je sais que je te protégerai car c’est ce que je vais faire à l’instant en exposant mon corps social d’employé de l’Etat à l’opprobre et à d’éventuelles conséquences juridiques ; France !, si je suis obligé d’être, pour ne pas t’abandonner aux mains de ces véritables traîtres, un traître envers toi, et bien, pour toi, je le serai. Et j’affirme donc, avec tout le contrecœur (l’anticœur) nécessaire pour être réellement politique :
— Je suis un traître à la France parce qu’elle est une nation, et qu’une nation, ça ne vaut pas un pays.
— Je suis un traître aux Trois couleurs car le sens qu’on leur donne à présent me dégoûte : je ne crois ni à la liberté, ni à l’égalité, ni à la fraternité qu’ils promeuvent. J’en ai assez de ces idéaux paravents qui nous empêchent de voir la réalité et de pouvoir agir sur elle. De toute façon, un drapeau national ne devrait avoir que la valeur de ce à quoi il sert ; et n’importe quel morceau de papier cul usagé qui traîne dans les fonds jamais nettoyés des chiottes des foyers Sonacotra a sûrement été plus utile à l’homme que ne l’est le drapeau français depuis bien longtemps.
— Je suis un traître à l’égalité car je ne supporte plus ceux des handicapés qui se laissent avoir par le discours ambiant (qui n’a qu’une fonction lénifiante) et qui pensent qu’ils sont comme les autres alors que les autres, ceux de la norme qu’on nous balance chaque jour à la télé, ne le sont pas, handicapés – que l’immense majorité de nos gouvernants ne le sont pas, et que, s’ils l’étaient, ils ne seraient pas là où ils sont.
— Je suis un traître à la liberté car je conchie les messages hygiénistes de santé publique qui me donnerait plutôt envie d’être pour les cigarettes dans les lieux publics justement parce qu’elles donnent le cancer même à ceux qui ne fument pas et qu’elles gênent la liberté de ces derniers.
— Je suis un traître à la fraternité car j’abhorre les enfants qui se laissent manipuler par les adultes pour vendre, avec leurs couettes ridicules, des tranches de jambon. Et je hais les porcs qui se laissent éventrer par des ouvriers exploités dans des abattoirs pour être vendus par les minables suscités.
J’assume donc d’être un traître à celle qui me nourrit (ne serait-ce que par le versement mensuel de mon salaire). Mais pas un traître comme ceux qui sont au gouvernement de celui qui, à de si nombreuses reprises, a pu montrer le raffinement de ses traîtrises. Je leur laisse le Paradis, à lui et à sa bande de traîtres. Car je suis un traître qui assume : je suis un traître qui sais qu’il ira en enfer. Pour l’amour de son pays. A côté de Judas, qui aimait le Christ, Dante ajoutera à Lucifer une bouche pour qu’il me dépèce jusqu’à la fin des temps.
C’est le moins que je dois à tous ces patients que j’ai « aidé » à être, comme je le suis, trop humains.
Veuillez recevoir, chères Chimères, l’expression de mes salutations antichimériques.
Pierre Marshall
Anti, trop antipsychiatrique / 2007
Publié dans Chimères n°64 Anti !