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Archive mensuelle de octobre 2010

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Sur l’amitié dans la psychiatrie / Francis Berezné

Nous avons appris avec désarroi la mort de Francis Bérézné, qui participait à Chimères depuis plusieurs années.
Peintre et écrivain, il est l’auteur aux éditions La Chambre d’échos à Paris de la Mémoire saisie d’un tu, suivi de Je m’appelle Claudius (1999), le Dit du brut (2001), la Vie vagabonde suivi de Singe mon herbier (2002), J’entre enfin, Paris, La Chambre d’échos, (2007).
Dans le numéro 73 de Chimères, il signe deux textes : « À hauteur de visage », une fiction qui expose comment un devenir-animal frappe à l’improviste le visage de nos proches, et d’un entretien avec Michel Nedjar, autour de ses poupées et de sa série « Animo ». Les photos de l’atelier de Nedjar sont de lui. Une partie du prochain numéro de Chimères, n°74 Biopolitiques/Biopouvoirs lui sera consacré.
Chimères, le 20 octobre 2010

Je voudrais vous parler, brièvement, de l’amitié dans les institutions psychiatriques. En particulier de l’amitié entre soignant et soigné. Evidemment, ça semble au premier abord loin des problèmes qui s’imposent à nous aujourd’hui, la repression, la regression sécuritaire. Mais l’amitié, c’est aussi une façon d’y résister. En ce qui me concerne, je l’ai rencontrée comme patient dans des lieux de soin où se pratique la psychothérapie institutionnelle. Ca ne veut pas dire qu’elle n’existe que là, mais il y a certaines raisons qui font qu’une amitié peut se nouer plus facilement entre un soignant et un soigné dans ce genre d’institution.
Je vais vous raconter comment ça s’est passé. A La Borde dans les années 70, et dans un foyer de post-cure parisien, le foyer Capitant dans les années 90, j’ai rencontré un ou plusieurs soignants dont je suis devenu l’ami, et avec qui j’ai gardé des relations amicales, jusqu’à ce jour.
A La Borde, c’est à l’occasion d’un travail mené par des gens du CERFI, un collectif de chercheurs rassemblés autour de Félix Guattari, que je me suis lié d’amitié avec des moniteurs qui travaillaient au bureau économique. Mais à La Borde, travailler ici ou là, au bureau économique ou à la cuisine, ou à la ferme, ou à la buanderie, c’est participer pleinement aux soins. Toujours est-il que j’ai proposé, ou qu’on m’a demandé, je ne sais plus, d’illustrer le livre qu’ils écrivaient sur La Borde, qui a été publié trois ans plus tard, en 1976. Ca s’appelle : Histoires de La Borde. C’est donc autour d’un travail que ce sont nouées ces amitiés, et surtout l’une d’entre elles, avec un moniteur qui faisait directement partie du collectif qui écrivait cette histoire de La Borde, un jeune philosophe qui est devenu plus tard metteur en scène d’opéra, et directeur d’un théâtre.
Cette amitié s’est précisée le jour où j’ai été invité à diner, un soir, avec ces moniteurs et avec d’autres, dans leur maison de campagne à quelques kilomètres de la clinique. Ils voulaient que je parle de ces illustrations. Ils m’ont donc offert l’hospitalité, le temps d’une soirée, même si je n’ai pas dormi sur place, parce que mon statut de pensionnaire m’obligeait, sécurité sociale et assurances aidant, à dormir à La Borde. A partir de là je les ai beaucoup fréquenté, surtout à Paris. J’ai fréquenté le siège du CERFI jusqu’en 1981, pour les voir, pour y écrire, pour y dessiner, également pour y manger. A l’époque j’étais sans le sou, et presque sans toit. J’ai retrouvé ces amis vingt ans plus tard, quand les choses sont allées mieux pour moi.
C’était important pour moi cette hospitalité en marge de l’institution hospitalière. Ca me donnait du recul par rapport à la clinique, de la distance par rapport aux soins, un point de vue extérieur. C’était pour moi un espace démédicalisé, mais pas sans lien avec la psychiatrie et ses institutions. Ce que j’en ai fait dans l’immédiat, c’est une autre histoire. En vérité ça m’a amené à fuir La Borde, à ne plus m’y faire soigner. Mais ça ne tient pas tant à mes amis du CERFI eux-mêmes, qu’à une série de contre-sens, qu’à une conduite de rupture, de fuite et d’échec. En tout cas ce que j’ai vécu au CERFI me permet aujourd’hui de comprendre certains problèmes institutionnels, me permet aussi d’entretenir plus ou moins étroitement ces amitiés.
La même chose s’est produite au foyer Capitant. Parce que je voulais préparer une agrégation d’arts plastiques, un infirmier, que j’aimais bien, m’a invité à déjeuner chez lui, avec un de ses enfants et avec sa femme, qui est professeur d’arts plastiques dans un collège. Elle m’a parlé de son travail, m’a invité à un de ses cours. A l’époque, je ne dormais plus au foyer, mais j’y venais deux trois fois par semaine pour y rencontrer un médecin et une psychologue, pour y diner aussi, histoire de faire la transition entre un domicile personnel et le foyer. Cet infirmier avait été mon référent pendant mon séjour, et nous nous entendions très bien. Après cette invitation, nous sommes devenus peu à peu des amis. Nous nous voyons aujourd’hui très souvent, et nous continuons d’avoir de longues conversations sur la folie, sur ses institutions.
L’amitié, est-ce que ça marche ? Dans les années 70, les gens que je voyais, que j’aimais bien, étaient tous un peu fous, et révolutionnaire chacun à sa façon. Il y a eu beaucoup de bleus à l’âme, et mes amitiés de l’époque n’ont pas permis que ça aille mieux pour moi, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais dans les années 90, nous nous étions tous posés quelque part, d’une façon ou d’une autre, même si nous n’avions pas renoncé à nos idées, à nos engagements, et cette amitié avec cet infirmier a été essentielle dans mon retour à la raison. Je dois dire que mes copains du CERFI n’étaient pas des professionnels de la santé mentale. La psychiatrie n’était pas leur métier, ils ne pouvaient pas vraiment remédier à ma folie, sinon en me disant d’aller me faire soigner à La Borde, ce que je ne voulais plus ; alors que mon copain de Capitant, infirmier psychiatrique, sait des tas de choses sur la folie et sur la raison, sur les médicaments et sur les médecins, sur les hôpitaux et sur les traitements, qui m’ont été fort utiles dans les moments difficiles. Et puis dans les années 90, je n’avais plus vraiment le choix ; je ne pouvais plus m’offrir d’errer sans cesse, il fallait que j’aménage ma folie, que je la rende vivable, et avec une AAH j’en avais enfin les moyens économiques.
Mais il ne s’agit pas seulement de savoir si l’amitié donne de bons résultats. Il y a des lieux où l’on veut éviter à tout prix les conflits, quels qu’ils soient. De la même façon, il y a des lieux où l’on veut éviter à tout prix l’amitié entre soignant et soigné, et j’ajouterai, éviter l’amitié même entre soignés. Le devenir d’une amitié, si elle va se montrer bénéfique ou pas, personne ne peut le dire, qu’on soit fou ou pas. Mais exclure l’amitié, à priori, pour les fous comme pour ceux qui ne le sont pas, c’est absurde.
Qu’est-ce que je veux dire par amitié ? Essentiellement offrir l’hospitalité. On invite ses amis chez soi, à manger, à dormir, ou les deux. Je ne dirai pas que c’est toujours comme ça, mais ça y ressemble. Ces gens, dont je suis devenu l’ami, m’ont invité chez eux, ensuite je les ai invité chez moi, quand j’ai eu un chez moi. Ca ne m’est jamais arrivé dans les lieux de soin que j’ai connus où se pratique une psychiatrie traditionnelle. J’ai pu y apprendre, y travailler, mais je n’y ai jamais rencontré d’amis parmi les soignants. Ni vraiment parmi les soignés, même si je me sentais proche de certains d’entre eux. Je ne pense pas que ce soit seulement une affaire d’atomes crochus. J’ai fréquenté un atelier thérapeutique à Paris, à la fin des années 80 et au début des années 90, où j’ai beaucoup dessiné, peint, écrit, et filmé. Il y avait un éducateur, quelqu’un de bien. Nous avions des tas d’activités et d’intérêts en commun. Nous allions dans la même université, lui pour devenir psychologue, moi pour y étudier les lettres modernes. Il m’a aidé à faire ma première exposition, il est venu ensuite à certains de mes vernissages, mais jamais il ne m’a invité chez lui. Nous avions de l’estime l’un pour l’autre, mais nous n’étions pas amis. Ses théories, ou sa déontologie, ou je ne sais quoi, s’y opposait. Nous communiquions, nous échangions, mais nous ne partagions pas. Car dans cet atelier thérapeutique, il me semble que la distance habituelle et comme naturelle entre un médecin et son patient était généralisée à toute l’équipe soignante, de l’ergothérapeute à la cuisinière, de l’éducateur à l’infirmière, du psychologue à la secrétaire. Du métier, du respect, de l’estime éventuellement, mais pas d’amitié.
Avec mes amis du CERFI je partageais, avec mon ami infirmier je partage. En ce qui le concerne, il s’en est expliqué à propos du délire. Il ne s’agit pas tant, dit-il, de raisonner sur le délire, quand on est infirmier, vivant avec les fous au quotidien. Il ne s’agit pas d’expliquer à un fou son délire par du papa ou de la maman, ou par tout autre cause raisonnante qui risque finalement de l’aggraver, mais de le partager, de faire sentir à celui qui délire, que son délire ne vous est pas étranger. En partageant le délire de cette façon, on l’apaise. Ce n’est pas le conforter, ou y céder, c’est faire entendre à celui qui délire que la raison ne lui est pas étrangère. Et partager comme ça ne s’apprend pas dans les livres, ça vient du sentiment pour un soignant que la folie ne lui est pas étrangère. Or vraiment, il n’y a que dans les lieux de soin où se pratique la psychothérapie institutionnelle que j’ai rencontré une ambiance où les soignants étaient sérieusement invités à ne pas regarder mon délire comme un machin qui leur était totalement étranger, totalement extérieur, avec lequel ils n’avaient rien de commun, pur objet d’étude et d’interprétation, pur objet de connaissance. Que certains, même dans les endroits ouverts de la psychothérapie institutionnelle, ne répondent pas à cette invitation, c’est sûr, mais dans l’ensemble on voulait bien ne pas élever trop haut un mur entre eux et moi. Or c’est sur la base du partage qu’une amitié devient possible, et en ce qui me concerne qu’une forme de guérison, d’aménagement de ma folie, est devenue possible.
D’ailleurs la psychothérapie institutionnelle ne considère pas qu’il y a d’un coté les soignants, de l’autre les soignés. Elle considère qu’un soigné peut faire fonction de soignant, le plus souvent à l’égard d’autres soignés, par la parole, par les activités, par les gestes de la vie quotidienne, mais aussi, théoriquement, à l’égard d’un soignant. Quand on est fou, et soigné comme tel, on a l’impression de temps en temps qu’on fait plus de bien aux soignants qu’ils ne vous en font. On a même parfois l’impression que certains ne vous soignent que pour se guérir de leur folie. A La Borde comme à Capitant, la limite entre soignant et soigné pouvant s’amenuiser jusqu’à presque disparaître ici ou là, une amitié hors l’institution devient possible, une hospitalité, non hospitalière, devient possible entre soignant et soigné, et bien évidemment entre soignés.
Il faut dire que certaines autorités La Bordiennes ne voyaient pas d’un très bon œil mes amitiés. Elles pensaient sans doute que ça représentait un danger pour moi. Dans l’immédiat, et surtout à moyen terme, elles avaient raison, mais au bout du compte elles ont eu tort. Et puis, n’est-ce pas, on ne va pas toujours éviter, ou empêcher, ou interdire le vin et les amis, à moins de tenir sur la folie le discours de Nicolas Sarkozy et compagnie. Je le dis d’autant plus volontiers que je ne bois du vin qu’avec mes amis.
Je veux quand même préciser qu’il ne s’agit pas d’être copain à tout prix, ou d’inviter n’importe qui chez soi, histoire de se faire plaisir, ni que la psychothérapie institutionnelle se réduit à la possibilité d’une amitié. Ce n’est qu’un aspect parmi beaucoup d’autres dispositifs, que ceux qui inventent la psychothérapie institutionnelle, et qui l’inventent avec les patients, vous expliqueraient mieux que moi. Car je n’envisage tous ces problèmes que du point de vue d’un ancien patient qui continue de s’intéresser à la folie et à ses institutions. Il y a nécessairement beaucoup de choses qui m’échappent. J’ai envie de dire qu’il en va de même du point de vue des soignants : il y a nécessairement beaucoup de choses qui leur échappent, même s’ils essayent de se mettre à la place des soignés. Mais les places de soignant et de soignés ne sont pas échangeables. Elles sont parfois partageables, à mon avis sur la base de l’amitié. Ca implique la dimension de l’hospitalité, ou du moins, si l’on ne sort pas du cadre de l’institution, la dimension de l’accueil.
Ces amitiés se sont nouées spontanément, je le répète, autour d’un travail, d’une activité, d’un intérêt commun, avec des atomes très crochus. Pas sur la base d’une simple curiosité. Considérée dans sa dimension thérapeutique, comme toute relation thérapeutique elle ne va pas sans difficultés, sans des hauts et des bas, sans des affects et sans des risques. Sans échouer ou réussir. Cependant je remercie ma psychiatre d’avoir toujours évité les relations sociales entre nous, gardant intacte sa neutralité, ses distances, malgré mon désir de mettre parfois notre relation en danger, comme j’ai pu le lui dire. Je comprends qu’il ne puisse pas y avoir d’amitié entre nous. Il y a des raisons théoriques, professionnelles, personnelles, pour qu’il en soit ainsi. Toutefois il y a entre nous un peu plus que de l’estime, c’est à dire que je ne la considère pas seulement comme un bon médecin. Je crois que ça tient pour beaucoup à ce qu’elle me reçoit à son cabinet en ville, car les maisons ressemblent à ceux qui les habitent, alors qu’un dispensaire est un lieu parfaitement anonyme. Pas une amitié donc, parce que je ne vis rien, je n’ai rien à vivre au quotidien avec elle, mais quelque chose de l’hospitalité. Il n’en va pas de même avec les membres d’une équipe soignante. Autant on peut accepter de n’avoir avec un médecin que des relations de soin, autant il est frustrant de penser que l’on n’aura jamais de relation amicale avec quelqu’un d’une équipe soignante, quelqu’un qu’on voit au quotidien, dans beaucoup de circonstances de la vie quotidienne, pour la seule raison qu’il fait partie de l’équipe soignante. A La Borde, où les médecins vivent des relations au quotidien avec les pensionnaires, j’ai pu venir dans la maison du médecin qui s’occupait de moi. Est-ce un bien ou un mal, à mon avis ce n’est pas seulement le nœud du problème.
Voilà je l’espère, matière à réflexion pour résister à la folie sécuritaire.
Francis Berezné
publié sur Zones d’attraction
Galerie virtuelle, par Michel Rostain
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Larry Clark : le corps du délit / Philippe Bazin / Chimères n°73 / Ken Park

Biographie
Larry Clark (LC) est né en 1943 à Tulsa, Oklahoma, petite ville perdue dans le Midwest Américain.
Dès l’âge de 12 ans, il est sensibilisé à la photographie par sa mère, qui fait du porte-à-porte comme photographe de bébés. Très vite LC l’assiste, fait lui-même des prises de vues. Il apprendra plus tard, vers l’âge de 18 ans, la photographie dans un cours technique dont les locaux sont dans les sous-sols d’une école d’art à NYC. Il vit dans cette ville dès la fin des années 50, mais fera des retours réguliers à Tulsa.
Par ailleurs dès l’âge de 16 ans, il se shoote aux amphétamines avec ses copains. Lors de son premier retour à Tulsa en 1963, il constate avec surprise que même dans une petite ville perdue, ses copains consomment autant de drogues qu’à New-York, se piquent à l’héroïne et font des soirées de sexe et de drogue. Il a son Leica avec lui et commence à faire des photos :
« Un jour, j’ai eu cette sorte de révélation que je pourrais photographier mes amis parce que je n’avais rien vu qui leur ressemble. Nous sortions des années 50 où tout était réprimé et à l’époque, en Amérique, on ne parlait jamais de drogue. Ce n’était pas censé exister, et pourtant ça existait… C’est un peu comme si je n’avais pas eu mon appareil, c’était du genre « Larry qu’est-ce que tu as fait de ton appareil »… Ça faisait partie de la scène, c’était très organique, on ne se posait pas la question de savoir si les photos allaient être montrées ou publiées. C’était très intime. »
LC revient à Tulsa en 1968 avec l’intention de faire un film, il fait quelques prises, mais n’a pas les connaissances techniques, pas d’équipe ni de budget. Il continue les photos. Dernier retour à Tulsa en 1971, et publication du livre Tulsa la même année chez Lustrum Press, la maison d’édition du photographe new-yorkais Ralph Gibson.
Le livre est un choc, une révélation à l’époque, et LC apparaît immédiatement comme un « passeur de la contre-culture américaine des années 70″ selon Brian Wallis, conservateur de l’ICP à New-York en 2003.
En 1974, LC est traîné en justice pour avoir menacé de mort avec une arme à feu l’un de ses copains, qui a porté plainte. L’affaire ne semble pas claire, les menaces réciproques, mais il semble que Tulsa ait joué en sa défaveur au procès. LC est condamné à 4 ans de prison, plus un an pour port d’arme illégal. Cette expérience le brise.
Il réapparaît en 1983, avec la sortie de Teenage Lust chez Meriden Gravure (Meriden, Connecticut), livre où il reprend des photos de Tulsa, ainsi que d’autres, faites à cette époque mais non publiées. Mais surtout, il introduit dans le sous-titre (An Autobiography) une dimension autobiographique manifeste (et sélective : il passe sous silence son séjour à l’armée en 65-66). Le livre débute en outre par une photo de lui bébé comme référence à la mère. Et il inclut des coupures de presse concernant des faits-divers relatant les ennuis avec la justice de certains des copains figurant dans ses photos, notamment sa propre arrestation chez Jacky Dean Johnson en 1968. Celui-ci détient de la marijuana et sera condamné à plusieurs années de prison.
Dans les années 80, LC a un studio de photographe à New-York, et continue de photographier des adolescents, notamment des jeunes prostitués qu’il prend nus et en érection. Pour lui il ne s’agit pas d’une question de pédophilie ou d’homophilie, mais simplement il dit s’identifier à eux, il se sent comme ça et il voudrait avoir toujours cet âge.
En 1993 il publie The Perfect Childhood chez LCB à Londres, au moment où il entame une plongée dans la 42è rue auprès de jeunes skaters. Le skate est pour lui l’expression même de la liberté adolescente, l’expression d’un besoin d’affranchissement du monde des parents. LC projette de réaliser un film sur ces jeunes, découvrant que le cinéaste Gus Van Sant travaille sur ses propres centres d’intérêt : il veut réagir. Il rencontre un dimanche un adolescent de 17 ans, Harmony Korine, encore élève dans une highschool, passionné de cinéma et qui a déjà travaillé avec Paul Schrader. Korine écrit des scénarios. Lorsque LC aura trouvé l’argument de Kids, il recontacte Korine pour écrire le film. Kids sera tourné avec les skaters de la 42è rue, et produit par Gus Van Sant. Korine lui-même finira par y jouer un rôle.
C’est le début d’une carrière retentissante et controversée de cinéaste, qui apparaît largement, en regard des photos de LC, comme un prolongement de celles-ci.
Tulsa et Teenage Lust sont alors réédités (en 1996 et 1997) puis LC présente une énorme exposition de 700 photos et documents au Groningen Museum (Hollande) en 1999, avant de publier une somme réunissant toutes ses expériences, photos, documents sur l’adolescence accumulés depuis 40 ans, dans le livre Punk Picasso chez AKA à NYC en 2003. Ce travail est présenté sous ce titre dans diverses expositions internationales, dont la Biennale d’Art Contemporain de Lyon à l’automne 2003.

les influences
LC souligne combien il est marqué avant tout par l’esthétique des films noirs américains des années 50. Il les voit et revoit sans cesse à cette époque. Son film fétiche reste par ailleurs Shadow (1961) de John Cassavetes. Il révère aussi Lenny Bruce, chanteur, parolier et humoriste caustique mort en 1966, ainsi que Bob Dylan. En photographie, il se réclame avant tout d’Eugene Smith, dont il verra sans doute l’énorme rétrospective (600 photos) organisée au Jewish Museum à New-York en 1971. Ce qu’il revendique de commun avec Smith, comme d’ailleurs avec Lenny Bruce, c’est un désir violent de vérité (« the truth, the truth, the truth »). Smith est photographe, oeuvrant plutôt dans le genre du document social, ne se considérant pas à proprement parler comme photojournaliste : il claque la porte de Life parce qu’il refuse les délais imposés et les reconstructions fictives opérées par le journal. LC est admiratif de sa sincérité, de son grand souci de dire la vérité et de sa manière longue et en profondeur de travailler. Même si Smith n’a pas encore réalisé son grand œuvre, Minamata, qu’il n’entame que fin 1971, il a déjà publié des sujets importants comme le Médecin de campagne, ou un travail sur la noire et industrielle Pittsburg et ses ouvriers métallurgistes. C’est un photographe du noir, du clair-obscur, à qui l’on reproche son expressionnisme.
LC est aussi marqué par Robert Frank, photographe suisse qui vient de parcourir entre 1956 et 1958 toute l’Amérique dans un long et lent road-movie photographique en référence à ses amis écrivains de la beat-generation. Les Américains, son livre majeur préfacé par Jack Kerouac, paraît aux Etats-Unis en 1959. C’est un long poème doux-amer comme le qualifie Kerouac, celui de l’Amérique profonde et désenchantée, de l’Amérique qui ne s’identifie pas aux vainqueurs héroïques. Celle des petites gens, des lieux sans histoires, de la route comme univers et de la mort dans l’oubli comme destinée. Comment ne pas se référer à Frank, qui rompt ainsi avec la chape de plomb d’un essentialisme photographique et académique dominant alors en Amérique. C’est une bouffée d’air, une liberté qui est donnée à tous les photographes de cette époque.

le photographique chez LC
Ce sont avant tout ces qualités du noir, de l’ombre, du clair-obscur, des forts contrastes et d’une forte granulation qu’on retrouve chez LC. Tout se passe dans Tulsa en intérieur, en contre-jour, en vues rapprochées prises au grand angle ou au 50 mm, en vues plongeantes sur les corps et sur les lits. Le flou-net est constant, signant l’implication personnelle du photographe qui pourtant ne se montre jamais. Les bras des personnes, ceux dans lesquels ils se piquent, forment la figure géométrique principale des photos, établissant des diagonales fortes, tranchantes, inscrivant ainsi de multiples figures de rupture, découpant les photos en lignes hachées brisées qui signent bien le contenu de celles-ci.
On voit dans ces photos plusieurs « sujets » entrecroisés qui forment un tout : la présence des armes à feu (réelles) brandies et menaçantes, qui visent un hors champ, un tir malencontreux touchant même la cuisse d’un jeune homme barbu allongé sur son lit ; des scènes de sexe, souvent en groupe, simultanées de scènes de shoot. La symbolique du miroir brisé est récurrente ; le drapeau américain, les voitures, semblent des figures dérisoires d’une Amérique déchue. La naissance, la paternité, et une fin sur la mort du bébé : tout se passe en intérieur, à quelques exceptions près, pour sans doute insister sur des éléments comme les armes ou les voitures. Intérieur étouffant, dont on ne voit que des fragments, souvent des ouvertures. Parfois une indication écrite est donnée, comme « dead » (à propos d’une fille, et du jeune homme au revolver sur la couverture), « death is more perfect than life ». Deux doubles pages de photogrammes, datant de 1968, semblent partager le livre en deux de manière incompréhensible, introduisant une autre figure de rupture. Le seul texte est de LC, il ouvre le livre :
« Je suis né à Tulsa, Oklahoma, en 1943. J’ai commencé à me shooter aux amphétamines à 16 ans. Je me suis shooté tous les jours pendant trois ans, avec des copains, puis j’ai laissé tomber, mais j’ai repiqué ensuite pendant de nombreuses années. Une fois que l’aiguille est rentrée, elle ne ressort plus. »
Curieusement le texte se présente sans aucune lettre majuscule, aucune capitale, comme si la drogue avait tout aplani, arasé. Seules les initiales de LC, en majuscules, semblent à la fin signer le texte, comme une affirmation de soi.

Questionner les contextes

a) Dans le monde de la photographie
1 Quand Tulsa paraît, la relation à Robert Frank se fait immédiatement, comme une étape de plus dans la critique amère, et apparemment non politisée, d’une Amérique post beat-generation. L’errance qui traversait le territoire Américain s’est resserrée dans un intérieur anonyme de maison, autour d’un autre voyage : celui qu’offre la drogue. La relation à Eugene Smith n’est pas vraiment envisagée, sans doute parce que Smith souffre, dans les milieux photographiques proches du MOMA, d’une connotation commerciale, et aussi d’avoir fait partie de l’exposition The Family of Man, organisée par Steichen, dont les orientations à la tête du MOMA sont contestées et battues en brèche par son successeur, John Szarkovski.
Le travail de LC est rapproché aussi de celui de Diane Arbus, qui se suicide l‘année de la parution de Tulsa, en 1971, et qui devient immédiatement une figure mythique de la photographie Américaine. Mais le registre photographique est très différent, notamment ces effets de distanciation et d’ironie qu’on ne retrouve pas chez LC.
2 Quand Teenage Lust est publié 12 ans plus tard, c’est à une véritable réévaluation symbolique de son travail que se livre LC. En effet, cet ouvrage qui s’ouvre sur des photos de lui bébé et enfant, est sous-titré Une autobiographie. LC reprend ses photos des années 60, celles où il apparaît lui-même, celles où ses copains le regardent explicitement comme s’adressant à lui. Les regards fuyants des protagonistes de Tulsa sont remplacés par ce recentrage sur la personne de LC, effet majoré par l’inclusion dans le livre de coupures de presse et de polaroïds faits pendant son séjour en prison, notamment son tatouage Tulsa sur l’épaule. Cette entrée dans l’autobiographie change la donne. LC est alors cité en référence par Nan Goldin qui réalise dans les années 80 une plongée photographique avec ses proches malades du sida dans leur vie intime.
LC est aussi récupéré par le mouvement français qui s’intitule Photobiographie dans les années 80 et qui est mené par Denis Roche, Gilles Mora, Claude Nori et dans une moindre mesure Bernard Plossu et Arnaud Claas. La vie de LC y est héroïsée, son séjour en prison attribué à la parution de Tulsa qui montre des gens qui se droguent (c’est illégal), séjour qui de plus se serait déroulé à Sing-Sing et non à la moins dure prison d’Oklahoma City. LC assurerait donc alors la continuité du trajet de l’autobiographie, de Robert Frank à Goldin et Araki. Je pense que c’est là une mésinterprétation, ou tout au moins une interprétation très insuffisante, de Tulsa et des intentions générales du travail de LC.

b) Relations à l’art contemporain
Il paraît plus intéressant de réévaluer cette œuvre en relation à l’art de son époque. LC a fait des études dans les sous-sols d’une école d’art, et en reste très marqué :
« Mes amis étaient des étudiants artistes qui faisaient de la sculpture, de la peinture, et j’ai compris qu’on pouvait se servir de n’importe quoi pour s’exprimer. J’aurais sans doute préféré être peintre ou sculpteur, n’importe quoi mais pas photographe, écrivain même, mais j’ai eu un appareil photo. »
En 1971 Chris Burden se livre dans son école d’art à une performance qui le rend célèbre, et dont attestent des photographies : un ami lui tire une balle dans le bras gauche, avec une carabine. Burden, touché, a mis son corps en danger, a pris des risques vitaux. Difficile de ne pas faire une relation avec ce qu’on voit dans Tulsa.
Dès le milieu des années 70, Paul McCarthy, Mike Kelley, se font connaître par des performances, des films et des installations qui convoquent l’univers de l’enfance et de l’adolescence, leur sexualité, le monde des contes et la violence de l’univers familial. Face un art Américain alors très dématérialisé (art minimal, art conceptuel), ces artistes réintroduisent la chair et la matière organique dans l’art, en réaction à cette dématérialisation. Le corps trivial, souffrant, ses humeurs, ses déchets, les violences qu’il a à subir, tout cela prend le contre-pied de l’art dominant de l’époque. Ces œuvres sont d’ailleurs peu et mal reçues à ce moment-là. Comment ne pas alors regarder d’un autre œil cette photo dans Tulsa de trois adolescents qui se sont roulés dans la boue et dans la peinture ?
LC dit d’ailleurs à propos de son travail à Tulsa : « Ça faisait partie de la scène, c’était organique. »
Mike Kelley réalisera par la suite une grande interview de LC pour Flash Art, en 1992.
Enfin, il faut dire un mot de l’extraordinaire premier livre de Brett Easton Ellis, Moins que Zéro, écrit à l’âge de 20 ans en 1983 et paru en 1985. On y croise des adolescents dont la vie est vide de tout sens et de toute valeur morale, évoluant comme des zombies, et se livrant à la violence, au sexe et à la drogue avec l’indifférence la plus parfaite. Moins que Zéro, c’est l’autobiographie du retour d’Ellis chez lui après un semestre de fac, et qui commence ainsi dans l’avion : « Plus rien ne semble important. Ni que j’aie dix-huit ans, que nous soyons en décembre et que le vol ait été plutôt pénible, avec ce couple de Santa Barbara assis en face de moi en première classe et qui a passé son temps à se saouler. Ni la boue qui, plus tôt dans la journée, devant un aéroport du New Hampshire, a éclaboussé le bas de mes jeans, brusquement froids et collants. Ni la tache sur le bras de ma chemise humide et fripée… »
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Ken Park / 2002

c) Relation à la politique américaine
Comment ne pas l’évoquer ? Comment se contenter d’une autobiographie individualiste ? Dans les années 80, Nan Goldin fait ses photographies dans le contexte de l’épidémie incontrôlable du sida : ses amis, elle-même, son milieu sont accusés par les pouvoirs en place de propager la maladie par leurs comportements. C’est toute une remise en cause de ceux-ci, qui est relayée par les grands médias.
Le contexte du début des années 70 est tout aussi significatif. L’Amérique se livre à une guerre sanglante au Vietnam, ses images de mort emplissent les écrans de TV. L’artiste américaine Martha Rossler remplace d’ailleurs les baies vitrées des villas américaines par ces images de guerre en un raccourci spectaculaire.
Ce que nous montre LC, me semble-t-il, ce sont ces corps de jeunes Américains promis à la destruction. Ceux-ci sont dans une sorte d’alternative entre la mort par les armes ou la mort par la drogue. La récurrence des armes à feu dans les photos montre cette violence d’Etat à laquelle sont soumis ces gens. C’est la métaphore au plan individuel d’une guerre menée collectivement, mais refusée par toute une frange de la population. Mais, de toute façon, une mort qui plane. Tulsa existerait alors comme l’un des deux éléments de cette alternative binaire. Binarité réintroduite dans Teenage Lust par une figure que reprendra plus tard Michael Moore dans son film Bowling for Columbine, où sans cesse se font les aller-retours du singulier au collectif et à l’Etat. Tulsa exprime l’impossibilité d’échapper à cette violence d’Etat qui précipite les adolescents dans une voie sans issue, impossibilité que montre bien Punishment Park de Peter Watkins, qui sort lui aussi en 1971.
Un fort mouvement de contestation de la guerre qui se développe alors, et l’Etat Américain veut le réduire à néant. C’est en 1971 que Nixon déclare aussi la guerre au trafic de drogue, et tout montre que c’est à partir de ce moment que l’héroïne va inonder tout le pays. Depuis, de nombreuses enquêtes et rapports montrent que la CIA est le principal organisateur de ce trafic dont les objectifs sont doubles : armer et financer des états amis, en général des dictatures, et réduire aux Etats-Unis les mouvements de contestation. La drogue est utilisée à cet effet lors de la guerre du Vietnam, et plus tard, avec le crack, dans le quartier noir de South Central à Los Angeles, quartier dans lequel LC tournera Wassup Rockers (2006). L’Etat Américain se livre à un véritable anéantissement de toute une frange de la jeunesse de son pays, dont Tulsa est aussi l’un des premiers témoignages, comme l’annonce d’un massacre à venir.

Une aberration topographique
Dans le chef d’œuvre de Gus Van Sant, Elephant, on voit l’univers du lycée comme un lieu glacé fait de couloirs immenses dans lesquels se déplacent, souvent seuls, les adolescents. La caméra bouge comme dans un jeu vidéo, renforçant un sentiment de dématérialisation, de désincarnation. Cet univers sans empathie n’est plus référencé à rien, tout est alors désolation, évitement, rien n’est expliqué. Gus Van Sant semble réaliser ce à quoi en appelle Marilyn Manson dans le film Bowling for Columbine de Moore. A la question : « Que diriez-vous aux adolescents ? », il répond : « Rien, je demande qu’on les écoute, ce que personne n’a fait jusqu’ici ». Et, comme l’écrit Patrice Blouin dans Art Press : « Entrer dans le lycée d’Elephant, c’est pénétrer dans un asile panoptique pour adolescents séniles où chacun semble condamné à errer éternellement le long d’interminables couloirs… Il suffit que deux trajectoires individuelles cessent un instant de se croiser harmonieusement pour qu’elles s’entremêlent et forment un abcès de fixation. La chambre des assassins est dans le film cette aberration topographique… »
Tulsa se manifeste comme la première de ces aberrations topographiques. Là se trouve le lieu de la désolation, sans référence aucune à un quelconque monde extérieur, et qui va donc son chemin à l’aveugle, jusqu’à l’anéantissement. C’est la vraie morale de vérité que revendique LC : regardez vraiment ce que nous sommes. Pour LC, il n’y a pas de « en dehors » d’où juger des comportements, pas de compréhension sans engagement. C’est à cette exigence que nous invite Tulsa
Philippe Bazin
Larry Clark : le corps du délit
(Ce texte a fait l’objet d’une conférence au Centre Georges Pompidou en février 2008, dans le cadre du séminaire Désir et technologie, organisé par Mathilde Girard et Bernard Stiegler)
Publié dans Chimères n°73 / parution novembre 2010
Sur la censure de l’expo, lire également Paris Art
Et cette vidéo ICI
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Présentation du « Lexique de biopolitique » / Pierangelo Di Vittorio

Pierangelo Di Vittorio
Présentation du Lexique de Biopolitique / 6-7 mai 2010
Journées Européennes de Logos, Perpignan / Pourquoi nous obéissons
Cliquez ICI
et là : http://pdivittorio.wordpress.com/
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