Contre la logique de l’un, la politique de l’identitaire, vivent les tiques, les meutes, les larves, qui bousculent nos seuils de perception et nos instruments de mesure ! En politique, en art, en clinique, en philosophie, l’animal bouleverse nos répartitions rigides et permet une écologie du multiple, des milieux associés, des rapports de force aléatoires et mouvants. À plus forte raison lorsque l’on s’intéresse au collectif, à l’imperceptible, à l’immature…
L’animal n’est plus l’individu vivant conçu à notre image quoique dépourvu de conscience. Comme la nôtre, sa belle unité individuelle factice s’évanouit : place à la meute, à l’animalité multiple et différentielle, au collectif anonyme de la bande, aux existences mineures, dérisoires, pullulantes.
Nous avons plutôt été habitués à penser à l’échelle des individus stables, des organisations constituées, des formes assez lentes pour que nous puissions les attraper ou qui nous donnent l’impression de tenir quelque chose. En portant l’attention sur les meutes, tiques et larves, on franchit le seuil de l’humain, anthropos, fier de la coupure qui sépare sa culture de la nature animale, son esprit de la matière. De l’animal, on ne garde même pas l’identité achevée, remarquable, unifiée : la larve dérape dans une sorte de sillage prospectif, la tique nous plonge dans l’échelle intensive de l’innommable, du subalterne ; avec la meute, l’individu devient innombrable. Cette logique du multiple vaut à toutes les échelles et pour tous les degrés de nos vies sociales, amoureuses, théoriques. Fini d’opposer l’individu au social, l’un au multiple, l’homme à la femme selon la musiquette scolaire qui a façonné nos états de conscience et moulé nos inconscients.
Enjeu stratégique, l’animal occupe une fonction de coupure qui polarise les clivages, et assure la séparation entre animalité et humanité en contractant orgueilleusement l’humain autour de son essence divine, laissant l’animal vagabonder du côté du vivant animé ou l’écartant d’un geste, comme boîte à ressorts mécanique. Il sert de verrou théorique pour garantir cette distinction hiérarchique obsolète entre les règnes de l’humain, du vivant et de la matière. L’animal guette donc aux frontières de l’anthropologie, machine théorique qui nous permet de dynamiter les conceptions usuelles d’une domination de l’homme sur les autres animaux, femmes et inférieurs compris.
Ces clivages dépendent d’une glorification de l’Homme, de l’Un, de l’universel une fois pour toutes identique à soi. Ces notions avec majuscules provoquent une politique de l’uniforme, qui procède par division et partition autoritaire : l’universel sert à exclure et s’entend d’abord pragmatiquement comme une volonté de trier, à gauche les exclus, à droite, les semblables, selon une logique binaire exclusive – excluante.
Humains et animaux, hommes et femmes, les uns, les autres. Où qu’on fasse passer la coupure, elle se reproduit mécaniquement chaque fois qu’on trie du différent, dans l’intention bien ferme de claquemurer les uns dans la soute et de filtrer ceux qu’on laisse monter sur le pont. La ségrégation ethnique et la politique discriminatoire menée actuellement contre les Roms exposent ces mécanismes à l’œuvre. Claire Auzias les analyse : le statut contrasté des Roms et des Manouches est un test infaillible des régimes autoritaires, parce qu’ils sont les migrants les plus visibles, notoires de longue mémoire de xénophobe européen. Alain Brossat revient sur la politique des discours qui stigmatisent le parasite, typique menace brandie pour conforter une identité supposée autonome : en déconstruisant sa figure abjecte, il en redéploie les puissances toniques : un parasitisme actif, rétif, joyeux et inventif. Laura Turbarek porte la question des migrants et des sédentaires du côté des nomades de l’Est et de leur statut dans les discours eurasiens : indispensable pour le pouvoir tsariste, cette « science », mise en veille par les Soviétiques, reprend force chez les eurasistes qui l’utilisent pour ressusciter le fantasme d’un empire, en partie ranimé par la vigueur nomade. Une véritable nomadologie politique reste à construire, qui nous permette de penser ces modes sociaux non sédentaires ou mixtes. Nos catégories doivent cesser de privilégier les ensembles fermés, les entités closes, les propriétés – géographiques ou logiques.
Une logique du multiple se dresse contre la politique de l’Un et de l’identitaire, contre la valorisation de l’achevé, du remarquable et de l’ensemble complet. On dira qu’une telle logique s’insinue dans une pluralité croissante de discours politiques, sociologiques, artistiques, etc…, en passe aujourd’hui de devenir l’étendard d’une nouvelle forme de prêt-à-penser, prête à se transformer en nouvelle universalité. C’est qu’il faut en jouer réellement au niveau de nos seuils perceptifs, de nos catégories de pensée, pour pluraliser nos limites du côté collectif, imperceptible et fluctuant des meutes, tiques et autres larves, la liste n’est pas close. L’erreur serait de transformer cette tentative en scolastique abstraite, un nouveau code binaire garantissant le salut théorique à ceux qui l’entonnent. Passer de l’un au multiple ne veut pas dire utiliser le multiple comme nouveau signe d’appartenance unitaire ! Ce serait revenir au dualisme. Cette paire méthodologique n’oppose pas le multiple à l’un comme deux entités affrontées, mais fait valoir son sursaut polémique, sa virulence vindicative – unité de combat, non d’essence. L’unité est toujours de défense, de bataille ou de réduction, un abrégé tactique, une organisation stratégique : l’État, mon corps, l’identité française, l’homme en général, un mot, du sens. Cela nous oriente vers un style de théorisation qui contamine et pluralise les domaines théoriques autant que les concepts que nous utilisons pour fractionner, diviser, saisir, ou encore nos partages perceptifs, nos seuils de tolérance, qui nous qualifient en effet, mais provisoirement et de manière variable.
Si l’on prête attention aux modes de passage, si l’on prend garde aux seuils, aux gradations, au pluriel indistinct plutôt qu’à l’identifié solitaire, on ne se prive ni de déterminations ni de repères, mais on cesse de les figer autour d’une identité donnée, immuable et préalable. C’est bien ainsi que cela se passe sur le terrain. Pierre Creton, peseur au contrôle laitier dans le secteur 545 du pays de Caux et cinéaste, visite les éleveurs pour analyser la quantité et la qualité du lait de chaque vache, caméra au poignet, et leur demande quelle différence ils font entre l’homme et l’animal. En filmant leur communauté industrielle, leur solidarité quotidienne, il témoigne qu’en Normandie comme ailleurs, la vie agricole mélange les animaux et les hommes. Le seuil de la culture, que nous croyons universel, est une fiction occidentale, très peu répandue dans bien d’autres cultures tout aussi humaines, comme le rappelle Eduardo Viveiros de Castro, lu par Manola Antonioli. De son expérience d’assistante sociale dans un service proposant un « accompagnement social » à des hommes en difficulté, Anne-Marie Cormery indique, en reprenant des extraits de son journal professionnel, qu’elle ne peut s’en tenir aux catégories de l’individu (coupable) et de la société (punitive) pour penser sa pratique dans l’institution. Ces catégories binaires se découvrent inopérantes dès qu’on entre dans le détail des métiers. Valentin Schaepelynck le souligne en présentant un livre consacré à l’œuvre pédagogique et psychosociologique de Lapassade, performer, trublion des organisations constituées, refusant toute normativité « adulte » au profit d’un inachèvement dynamique.
En réalité, l’animal, comme entité subalterne explose en même temps que l’Homme, dominant universel. On ne le confine dans son sac hermétique qu’à supposer une émergence non biologique de l’humain, comme si l’homme (et la femme) avaient délicatement été déposés sur Terre par une quelconque cuiller divine. S’il y a humanisation biologique, pourquoi faire passer la coupure ici plutôt que là, garder l’humain et non le primate, le vertébré et non la bactérieou le virus ? Pour Jean-Clet Martin, l’animal est animation, animé d’un principe mobile, une âme : où commence cette mobilité capable de s’affecter elle-même ? De l’effort, de la vivacité sont en jeu dans le moindre atome. Michel Juffé nous met à l’école des bactéries, imperceptibles et négligées, mais plus nombreuses et anciennes que tout autres vivants confondus. Insoucieuses des espèces comme des genres qui ne valent pas à leur échelle, elles entrent dans la composition de tous les vivants agrégés. Thierry Bardini poursuit cette exploration ludique des symbioses du côté des virus, des guêpes et des babouins : les guêpes mâles fertilisent les orchidées à l’occasion de couplages où insectes et fleurs pratiquent un commerce sexuel asymétrique, entre êtres aucunement semblables. La biologie moléculaire procède d’un métissage ingénieux continuel, indispensable à toute vie. Plus d’entité, d’individus, de population, ni même d’espèces au niveau des virus. Les relations priment sur les identités, résultats provisoires et mutants d’hybridations hétérogènes.
Revenant à l’échelle humaine, de telles symbioses et mutations se découvrent : Bruno Heuzé nous parle du crissement de cigale métallique de l’Ipodiste, dont le devenir-insecte signale notre entrée dispersée dans une société de petits synthétiseurs mobiles. Zafer Aracagök cherche au-delà du devenir-mineur, devenir-animal ou devenir-femme, un devenir-queer : si le mâle tend à réprimer la « femme » dans une forme statistique figée, un modèle analogue prive également les garçons de leur devenir-homme. Qui est alors ce « voleur » de devenir et où est-il ?
En cessant de fixer l’humain autour d’une essence en général masculine, blanche, et plutôt riche que pauvre, adulte qu’adolescente, saine que malade etc., on disqualifie l’anthropologie, sans dissoudre le politique dans le biologique. Si les effets de subjectivité ne tiennent plus à une essence de l’homme, à un sujet substantiel (entendez : ni femme, ni Rom, ni handicapé, ni larvaire), la séparation entre nature et culture devient indifférente sans que la question politique du pouvoir ne perde son actualité. Il ne s’agit pas de dévaluer les enjeux des institutions et des créations culturelles, en les diluant dans une belle nature passe-partout, rétrograde et fascinante, que nous aurions perdue, mais de penser ce mixte de nature et de culture, cette « émulsion », pour reprendre l’expression de Pierre Sterxcks. Pas d’écologie sentimentale qui cherche à hisser l’animal au statut d’un sujet de droit ou d’un objet de préservation patrimoniale. Pas de retour à l’origine, qui reverse tranquillement les champs sociaux et les espaces intellectuels dans une prétendue nature, au même titre que les inondations, tremblements de terre et autres mauvaises récoltes, au lieu de se mettre en peine de construire des solutions différenciées.
Du côté de l’art et de la clinique, de telles modulations de différences agissent. Dans les tableaux de Vuillard, vus par Ange-Henri Pieraggi, la dépersonnalisation des figures se traduit par une dispersion de couleurs dans un décor qui les attire inexorablement sur un mode caméléon. Michel Nedjar parle de ses poupées suspendues et de sa série Animo, où l’homme porte l’animal, ou l’animal, l’homme, c’est selon, « interchangeable », dit-il dans son entretien avec Francis Bérezné. Pierre Sterckx insiste sur le fait que Wim Delvoye ne pratique pas le collage, la greffe de codes distincts mais une émulsion turbulente, où le multiple se met à « prendre », chaque terme mis en contact basculant dans un devenir improbable : une bonbonne de gaz et un Delft, une cathédrale et un camion, ou encore ces cochons tatoués, « désobéissants à toute loi, ni viande de boucherie ni objet d’art », « exclus-inclus ». Dans l’écriture de Daniel Cabanis ou de Krystyna Jocz, de telles transformations s’opèrent. Ce sont elles également qui nous meuvent au plan clinique, quand Francis Bérézné explique comment une tête de chienne phagocyte le visage d’une amie, ou quand Christiane Vollaire analyse les Dreamers, les chimpanzés du roman de Russell Banks, American Darling. Clinique et mise en tension politique des affects communiquent : dans le travail de Larry Clark, selon Philippe Bazin, des adolescents pris sur le vifs font valoir leur puissance politique, leur claudication immature, l’objectif tenu à bout de souffle. Toutes ces formes de marginalité touchent aux puissances larvaires, imperceptibles et collectives du devenir-animal.
Tiques, meutes et larve, l’animal est anomal, il n’est pas l’autre de l’humain, mais son adversaire parfois, son allié le plus souvent, dans une émulsion réelle et diversifiée. Il en va des tiques et des larves comme des autres minorités bien humaines, pour lesquelles on ne se propose de conquérir un statut majoritaire dominant, dans une posture en miroir, symétrique et contraire. L’alternative elle-même n’est pas invalidée, elle produit en réalité des effets de pouvoirs – mais elle se voit déplacée, transformée. Les variables majeures et mineures ne préexistent pas à leur mise en tension polaire, au processus qui les produit toutes deux. Ce qui existe, c’est l’effet de pouvoir qui actualise simultanément une instance de domination, et le résultat de cette opération. Tiques, larves ou meutes ne sont pas intéressantes parce qu’elles seraient opprimées ou tenues pour négligeables, par rapport au dominant majeur que serait l’homme blanc, supposé normal. Elles jouent à titre anomal de bordure, comme devenir qui nous force à penser la pluralité des cultures et la diversité des postures vitales. Chaque fois que notre pensée se repose sur des mots isolés, des entités stables, qu’elle se met à compter sur ses doigts – glissons vers les tiques, les meutes, les larves que nous sommes, avec qui nous formons des compositions de rapports.
Anne Sauvagnargues
Meutes, tiques, larves / Editorial Chimères n°73 / décembre 2010
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