De nos jours, quand un journal pose une question à ses lecteurs, c’est pour leur demander leur avis sur un sujet où chacun a déjà son opinion : on ne risque pas d’apprendre grand-chose. Au XVIIIème siècle, on préférait interroger le public sur des problèmes auxquels justement on n’avait pas encore de réponse. Je ne sais si c’était plus efficace ; c’était plus amusant.
Toujours est-il qu’en vertu de cette habitude un périodique allemand, la Berlinische Monatsschrift, en décembre 1784, a publié une réponse à la question : Was ist Aufklärung (1) ? Et cette réponse était de Kant.
Texte mineur, peut-être. Mais il me semble qu’avec lui entre discrètement dans l’histoire de la pensée une question à laquelle la philosophie moderne n’a pas été capable de répondre, mais dont elle n’est jamais parvenue à se débarrasser. Et sous des formes diverses, voilà deux siècles maintenant qu’elle la répète. De Hegel à Horckheimer ou à Habermas, en passant par Nietzsche ou Max Weber, il n’y a guère de philosophie qui, directement ou indirectement, n’ait été confrontée à cette même question : quel est donc cet événement qu’on appelle l’Aufklärung et qui a déterminé, pour une part au moins, ce que nous sommes, ce que nous pensons et ce que nous faisons aujourd’hui ? Imaginons que la Berlinische Monatsschrift existe encore de nos jours et qu’elle pose à ses lecteurs la question : « Qu’est-ce que la philosophie moderne ? »; peut-être pourrait-on lui répondre en écho : la philosophie moderne, c’est celle qui tente de répondre à la question lancée, voilà deux siècles, avec tant d’imprudence : Was ist Aufklärung?
Arrêtons-nous quelques instants sur ce texte de Kant. Pour plusieurs raisons, il mérite de retenir l’attention.
1) À cette même question Moses Mendelssohn, lui aussi, venait de répondre dans le même journal, deux mois auparavant. Mais Kant ne connaissait pas ce texte quand il avait rédigé le sien. Certes, ce n’est pas de ce moment que date la rencontre du mouvement philosophique allemand avec les nouveaux développements de la culture juive. Il y avait une trentaine d’années déjà que Mendelssohn était à ce carrefour, en compagnie de Lessing. Mais jusqu’alors, il s’était agi de donner droit de cité à la culture juive dans la pensée allemande – ce que Lessing avait tenté de faire dans Die Juden (2) – ou encore de dégager des problèmes communs à la pensée juive et à la philosophie allemande : c’est ce que Mendelssohn avait fait dans les Entretiens sur l’immortalité de l’âme (3). Avec les deux textes parus dans la Berlinische Monatsschrift, l’Aufklärung allemande et l’Haskala juive reconnaissent qu’elles appartiennent à la même histoire ; elles cherchent à déterminer de quel processus commun elles relèvent. Et c’était peut-être une manière d’annoncer l’acceptation d’un destin commun, dont on sait à quel drame il devait mener.
2) Mais il y a plus. En lui-même et à l’intérieur de la tradition chrétienne, ce texte pose un problème nouveau.
Ce n’est certainement pas la première fois que la pensée philosophique cherche à réfléchir sur son propre présent. Mais, schématiquement, on peut dire que cette réflexion avait pris jusqu’alors trois formes principales :
- on peut représenter le présent comme appartenant à un certain âge du monde, distinct des autres par quelques caractères propres, ou séparé des autres par quelque événement dramatique. Ainsi dans le Politique de Platon, les interlocuteurs reconnaissent qu’ils appartiennent à l’une de ces révolutions du monde où celui-ci tourne à l’envers, avec toutes les conséquences négatives que cela peut avoir ;
- on peut aussi interroger le présent pour essayer de déchiffrer en lui les signes annonciateurs d’un événement prochain. On a là le principe d’une sorte d’herméneutique historique dont Augustin pourrait donner un exemple ;
- on peut également analyser le présent comme un point de transition vers l’aurore d’un monde nouveau. C’est cela que décrit Vico dans le dernier chapitre des Principes de la philosophie de l’histoire (4) ; ce qu’il voit « aujourd’hui », c’est « la plus complète civilisation se répandre chez les peuples soumis pour la plupart à quelques grands monarques » ; c’est aussi « l’Europe brillant d’une incomparable civilisation », abondant enfin « de tous les biens qui composent la félicité de la vie humaine ».
Or la manière dont Kant pose la question de l’Aufklärung est tout à fait différente – ni un âge du monde auquel on appartient, ni un événement dont on perçoit les signes, ni l’aurore d’un accomplissement. Kant définit l’Aufklärung d’une façon presque entièrement négative, comme une Ausgang, une « sortie », une « issue ». Dans ses autres textes sur l’histoire, il arrive que Kant pose des questions d’origine ou qu’il définisse la finalité intérieure d’un processus historique. Dans le texte sur l’Aufklärung, la question concerne la pure actualité. Il ne cherche pas à comprendre le présent à partir d’une totalité ou d’un achèvement futur. Il cherche une différence : quelle différence aujourd’hui introduit-il par rapport à hier?
3) Je n’entrerai pas dans le détail du texte qui n’est pas toujours très clair malgré sa brièveté. Je voudrais simplement en retenir trois ou quatre traits qui me paraissent importants pour comprendre comment Kant a posé la question philosophique du présent.
Kant indique tout de suite que cette « sortie » qui caractérise l’Aufklärung est un processus qui nous dégage de l’état de « minorité ». Et par « minorité », il entend un certain état de notre volonté qui nous fait accepter l’autorité de quelqu’un d’autre pour nous conduire dans les domaines où il convient de faire usage de la raison. Kant donne trois exemples : nous sommes en état de minorité lorsqu’un livre nous tient lieu d’entendement, lorsqu’un directeur spirituel nous tient lieu de conscience, lorsqu’un médecin décide à notre place de notre régime (notons en passant qu’on reconnaît facilement le registre des trois critiques, bien que le texte ne le dise pas explicitement). En tout cas, l’Aufklärung est définie par la modification du rapport préexistant entre la volonté, l’autorité et l’usage de la raison.
Il faut aussi remarquer que cette sortie est présentée par Kant de façon assez ambiguë. Il la caractérise comme un fait, un processus en train de se dérouler ; mais il la présente aussi comme une tâche et une obligation. Dès le premier paragraphe, il fait remarquer que l’homme est lui-même responsable de son état de minorité. Il faut donc concevoir qu’il ne pourra en sortir que par un changement qu’il opérera lui-même sur lui-même. D’une façon significative, Kant dit que cette Aufklärung a une « devise » (Wahlspruch) : or la devise, c’est un trait distinctif par lequel on se fait reconnaître ; c’est aussi une consigne qu’on se donne à soi-même et qu’on propose aux autres. Et quelle est cette consigne? Aude saper, « aie le courage, l’audace de savoir ». Il faut donc considérer que l’Aufklärung est à la fois un processus dont les hommes font partie collectivement et un acte de courage à effectuer personnellement. Ils sont à la fois éléments et agents du même processus. Ils peuvent en être les acteurs dans la mesure où ils en font partie; et il se produit dans la mesure où les hommes décident d’en être les acteurs volontaires.
Une troisième difficulté apparaît là dans le texte de Kant. Elle réside dans l’emploi du mot Menschheit. On sait l’importance de ce mot dans la conception kantienne de l’histoire. Faut-il comprendre que c’est l’ensemble de l’espèce humaine qui est prise dans le processus de l’Aufklärung? Et dans ce cas, il faut imaginer que l’Aufklärung est un changement historique qui touche à l’existence politique et sociale de tous les hommes sur la surface de la terre. Ou faut-il comprendre qu’il s’agit d’un changement qui affecte ce qui constitue l’humanité de l’être humain ? Et la question alors se pose de savoir ce qu’est ce changement. Là encore, la réponse de Kant n’est pas dénuée d’une certaine ambiguïté. En tout cas, sous des allures simples, elle est assez complexe.
Kant définit deux conditions essentielles pour que l’homme sorte de sa minorité. Et ces deux conditions sont à la fois spirituelles et institutionnelles, éthiques et politiques.
La première de ces conditions, c’est que soit bien distingué ce qui relève de l’obéissance et ce qui relève de l’usage de la raison. Kant, pour caractériser brièvement l’état de minorité, cite l’expression courante : « Obéissez, ne raisonnez pas » : telle est, selon lui, la forme dans laquelle s’exercent d’ordinaire la discipline militaire, le pouvoir politique, l’autorité religieuse. L’humanité deviendra majeure non pas lorsqu’elle n’aura plus à obéir, mais lorsqu’on lui dira: « Obéissez, et vous pourrez raisonner autant que vous voudrez. » Il faut noter que le mot allemand ici employé est räzonieren; ce mot, qu’on trouve aussi employé dans les Critiques, ne se rapporte pas à un usage quelconque de la raison, mais à un usage de la raison dans lequel celle-ci n’a pas d’autre fin qu’elle-même ; räzonieren, c’est raisonner pour raisonner. Et Kant donne des exemples, eux aussi tout à fait triviaux en apparence : payer ses impôts, mais pouvoir raisonner autant qu’on veut sur la fiscalité, voilà ce qui caractérise l’état de majorité ; ou encore assurer, quand on est pasteur, le service d’une paroisse, conformément aux principes de l’Église à laquelle on appartient, mais raisonner comme on veut au sujet des dogmes religieux.
On pourrait penser qu’il n’y a là rien de bien différent de ce qu’on entend, depuis le XVIème siècle, par la liberté de conscience : le droit de penser comme on veut, pourvu qu’on obéisse comme il faut. Or c’est là que Kant fait intervenir une autre distinction et la fait intervenir d’une façon assez surprenante. Il s’agit de la distinction entre l’usage privé et l’usage public de la raison. Mais il ajoute aussitôt que la raison doit être libre dans son usage public et qu’elle doit être soumise dans son usage privé. Ce qui est, terme à terme, le contraire de ce qu’on appelle d’ordinaire la liberté de conscience.
Mais il faut préciser un peu. Quel est, selon Kant, cet usage privé de la raison ? Quel est le domaine où il s’exerce ? L’homme, dit Kant, fait un usage privé de sa raison, lorsqu’il est « une pièce d’une machine »; c’est-à-dire lorsqu’il a un rôle à jouer dans la société et des fonctions à exercer : être soldat, avoir des impôts à payer, être en charge d’une paroisse, être fonctionnaire d’un gouvernement, tout cela fait de l’être humain un segment particulier dans la société ; il se trouve mis par là dans une position définie, où il doit appliquer des règles et poursuivre des fins particulières. Kant ne demande pas qu’on pratique une obéissance aveugle et bête ; mais qu’on fasse de sa raison un usage adapté à ces circonstances déterminées ; et la raison doit alors se soumettre à ces fins particulières. Il ne peut donc pas y avoir là d’usage libre de la raison.
En revanche, quand on ne raisonne que pour faire usage de sa raison, quand on raisonne en tant qu’être raisonnable (et non pas en tant que pièce d’une machine), quand on raisonne comme membre de l’humanité raisonnable, alors l’usage de la raison doit être libre et public. L’Aufklärung n’est donc pas seulement le processus par lequel les individus se verraient garantir leur liberté personnelle de pensée. Il y a Aufklärung lorsqu’il y a superposition de l’usage universel, de l’usage libre et de l’usage public de la raison.
Or cela nous amène à une quatrième question qu’il faut poser à ce texte de Kant. On conçoit bien que l’usage universel de la raison (en dehors de toute fin particulière) est affaire du sujet lui-même en tant qu’individu ; on conçoit bien aussi que la liberté de cet usage puisse être assurée de façon purement négative par l’absence de toute poursuite contre lui ; mais comment assurer un usage public de cette raison ? L’Aufklärung, on le voit, ne doit pas être conçue simplement comme un processus général affectant toute l’humanité ; elle ne doit pas être conçue seulement comme une obligation prescrite aux individus : elle apparaît maintenant comme un problème politique. La question, en tout cas, se pose de savoir comment l’usage de la raison petit prendre la forme publique qui lui est nécessaire, comment l’audace de savoir peut s’exercer en plein jour, tandis que les individus obéiront aussi exactement que possible. Et Kant, pour terminer, propose à Frédéric 11, en termes à peine voilés, une sorte de contrat. Ce qu’on pourrait appeler le contrat du despotisme rationnel avec la libre raison : l’usage public et libre de la raison autonome sera la meilleure garantie de l’obéissance, à la condition toutefois que le principe politique auquel il faut obéir soit lui-même conforme à la raison universelle.
Laissons là ce texte. je n’entends pas du tout le considérer comme pouvant constituer une description adéquate de l’Aufklärung ; et aucun historien, je pense, ne pourrait s’en satisfaire pour analyser les transformations sociales, politiques et culturelles qui se sont produites à la fin du XVIIIème siècle.
Cependant, malgré son caractère circonstanciel, et sans vouloir lui donner une place exagérée dans l’œuvre de Kant, je crois qu’il faut souligner le lien qui existe entre ce bref article et les trois Critiques. Il décrit en effet l’Aufklärung comme le moment où l’humanité va faire usage de sa propre raison, sans se soumettre à aucune autorité ; or c’est précisément à ce moment-là que la Critique est nécessaire, puisqu’elle a pour rôle de définir les conditions dans lesquelles l’usage de la raison est légitime pour déterminer ce qu’on peut connaître, ce qu’il faut faire et ce qu’il est permis d’espérer. C’est un usage illégitime de la raison qui fait naître, avec l’illusion, le dogmatisme et l’hétéronomie ; c’est, en revanche, lorsque l’usage légitime de la raison a été clairement défini dans ses principes que son autonomie peut être assurée. La Critique, c’est en quelque sorte le livre de bord de la raison devenue majeure dans l’Aufklärung; et inversement, l’Aufklärung, c’est l’âge de la Critique.
Il faut aussi, je crois, souligner le rapport entre ce texte de Kant et les autres textes consacrés à l’histoire. Ceux-ci, pour la plupart, cherchent à définir la finalité interne du temps et le point vers lequel s’achemine l’histoire de l’humanité. Or l’analyse de l’Aufklärung, en définissant celle-ci comme le passage de l’humanité à son état de majorité, situe l’actualité par rapport à ce mouvement d’ensemble et ses directions fondamentales. Mais, en même temps, elle montre comment, dans ce moment actuel, chacun se trouve responsable d’une certaine façon de ce processus d’ensemble.
L’hypothèse que je voudrais avancer, c’est que ce petit texte se trouve en quelque sorte à la charnière de la réflexion critique et de la réflexion sur l’histoire. C’est une réflexion de Kant sur l’actualité de son entreprise. Sans doute, ce n’est pas la première fois qu’un philosophe donne les raisons qu’il a d’entreprendre son œuvre en tel ou tel moment. Mais il me semble que c’est la première fois qu’un philosophe lie ainsi, de façon étroite et de l’intérieur, la signification de son œuvre par rapport à la connaissance, une réflexion sur l’histoire et une analyse particulière du moment singulier où il écrit et à cause duquel il écrit. La réflexion sur « aujourd’hui » comme différence dans l’histoire et comme motif pour une tâche philosophique particulière me paraît être la nouveauté de ce texte.
Et, en l’envisageant ainsi, il me semble qu’on peut y reconnaître un point de départ : l’esquisse de ce qu’on pourrait appeler l’attitude de modernité.
Je sais qu’on parle souvent de la modernité comme d’une époque ou en tout cas comme d’un ensemble de traits caractéristiques d’une époque; on la situe sur un calendrier où elle serait précédée d’une prémodernité, plus ou moins naïve ou archaïque et suivie d’une énigmatique et inquiétante « postmodernité ». Et on s’interroge alors pour savoir si la modernité constitue la suite de l’Aufklärung et son développement, ou s’il faut y voir une rupture ou une déviation par rapport aux principes fondamentaux du XVIIIème siècle.
En me référant au texte de Kant, je me demande si on ne peut pas envisager la modernité plutôt comme une attitude que comme une période de l’histoire. Par attitude, je veux dire un mode de relation à l’égard de l’actualité ; un choix volontaire qui est fait par certains; enfin, une manière de penser et de sentir, une manière aussi d’agir et de se conduire qui, tout à la fois, marque une appartenance et se présente comme une tâche. Un peu, sans doute, comme ce que les Grecs appelaient un êthos. Par conséquent, plutôt que de vouloir distinguer la « période moderne » des époques « pré » ou « postmoderne », je crois qu’il vaudrait mieux chercher comment l’attitude de modernité, depuis qu’elle s’est formée, s’est trouvée en lutte avec des attitudes de « contre-modernité ».
Pour caractériser brièvement cette attitude de modernité, je prendrai un exemple qui est presque nécessaire : il s’agit de Baudelaire, puisque c’est chez lui qu’on reconnaît en général l’une des consciences les plus aiguës de la modernité au XIXème siècle.
1) On essaie souvent de caractériser la modernité par la conscience de la discontinuité du temps : rupture de la tradition, sentiment de la nouveauté, vertige de ce qui passe. Et c’est bien ce que semble dire Baudelaire lorsqu’il définit la modernité par « le transitoire, le fugitif, le contingent » (5) . Mais, pour lui, être moderne, ce n’est pas reconnaître et accepter ce mouvement perpétuel ; c’est au contraire prendre une certaine attitude à l’égard de ce mouvement; et cette attitude volontaire, difficile, consiste à ressaisir quelque chose d’éternel qui n’est pas au-delà de l’instant présent, ni derrière lui, mais en lui. La modernité se distingue de la mode qui ne fait que suivre le cours du temps ; c’est l’attitude qui permet de saisir ce qu’il y a « d’héroïque » dans le moment présent. La modernité n’est pas un fait de sensibilité au présent fugitif ; c’est une volonté d’ « héroïser » le présent.
Je me contenterai de citer ce que dit Baudelaire de la peinture des personnages contemporains. Baudelaire se moque de ces peintres qui, trouvant trop laide la tenue des hommes du XIXème siècle, ne voulaient représenter que des toges antiques. Mais la modernité de la peinture ne consistera pas pour lui à introduire les habits noirs dans un tableau. Le peintre moderne sera celui qui montrera cette sombre redingote comme « l’habit nécessaire de notre époque ». C’est celui qui saura faire voir, dans cette mode du jour, le rapport essentiel, permanent, obsédant que notre époque entretient avec la mort. « L’habit noir et la redingote ont non seulement leur beauté poétique, qui est l’expression de l’égalité universelle, mais encore leur poétique qui est l’expression de l’âme publique ; une immense défilade de croque-morts, politiques, amoureux, bourgeois. Nous célébrons tous quelque enterrement » (6). Pour désigner cette attitude de modernité, Baudelaire use parfois d’une litote qui est très significative, parce qu’elle se présente sous la forme d’un précepte : « Vous n’avez pas le droit de mépriser le présent. »
2) Cette héroïsation est ironique, bien entendu. Il ne s’agit aucunement, dans l’attitude de modernité, de sacraliser le moment qui passe pour essayer de le maintenir ou de le perpétuer. Il ne s’agit surtout pas de le recueillir comme une curiosité fugitive et intéressante : ce serait là ce que Baudelaire appelle une attitude de « flânerie ». La flânerie se contente d’ouvrir les yeux, de faire attention et de collectionner dans le souvenir. À l’homme de flânerie Baudelaire oppose l’homme de modernité : « Il va, il court, il cherche. À coup sûr, cet homme, ce solitaire doué d’une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes, a un but plus élevé que celui d’un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité. Il s’agit pour lui de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique. » Et comme exemple de modernité, Baudelaire cite le dessinateur Constantin Guys. En apparence, un flâneur, un collectionneur de curiosités ; il reste « le dernier partout où peut resplendir la lumière, retentir la poésie, fourmiller la vie, vibrer la musique, partout où une passion peut poser son œil, partout où l’homme naturel et l’homme de convention se montrent dans une beauté bizarre, partout où le soleil éclaire les joies rapides de l’animal dépravé » (7).
Mais il ne faut pas s’y tromper. Constantin Guys n’est pas un flâneur; ce qui en fait, aux yeux de Baudelaire, le peintre moderne par excellence, c’est qu’à l’heure où le monde entier entre en sommeil, il se met, lui, au travail, et il le transfigure. Transfiguration qui n’est pas annulation du réel, mais jeu difficile entre la vérité du réel et l’exercice de la liberté ; les choses « naturelles » y deviennent « plus que naturelles », les choses « belles » y deviennent « plus que belles » et les choses singulières apparaissent « dotées d’une vie enthousiaste comme l’âme de l’auteur » (8) . Pour l’attitude de modernité, la haute valeur du présent est indissociable de l’acharnement à l’imaginer, à l’imaginer autrement qu’il n’est et à le transformer non pas en le détruisant, mais en le captant dans ce qu’il est. La modernité baudelairienne est un exercice où l’extrême attention au réel est confrontée à la pratique d’une liberté qui tout à la fois respecte ce réel et le viole.
3) Cependant, pour Baudelaire, la modernité n’est pas simplement forme de rapport au présent ; c’est aussi un mode de rapport qu’il faut établir à soi-même. L’attitude volontaire de modernité est liée à un ascétisme indispensable. Être moderne, ce n’est pas s’accepter soi-même tel qu’on est dans le flux de moments qui passent ; c’est se prendre soi-même comme objet d’une élaboration complexe et dure : ce que Baudelaire appelle, selon le vocabulaire de l’époque, le « dandysme ». Je ne rappellerai pas des pages qui sont trop connues : celles sur la nature « grossière, terrestre, immonde » ; celles sur la révolte indispensable de l’homme par rapport à lui-même ; celle sur la « doctrine de l’élégance » qui impose « à ses ambitieux et humbles sectaires » une discipline plus despotique que les plus terribles des religions ; les pages, enfin, sur l’ascétisme du dandy qui fait de son corps, de son comportement, de ses sentiments et passions, de son existence, une œuvre d’art. L’homme moderne, pour Baudelaire, n’est pas celui qui part à la découverte de lui- même, de ses secrets et de sa vérité cachée ; il est celui qui cherche à s’inventer lui-même. Cette modernité ne libère pas l’homme en son être propre ; elle l’astreint à la tâche de s’élaborer lui-même.
4) Enfin, j’ajouterai un mot seulement. Cette héroïsation ironique du présent, ce jeu de la liberté avec le réel pour sa transfiguration, cette élaboration ascétique de soi, Baudelaire ne conçoit pas qu’ils puissent avoir leur lieu dans la société elle-même ou dans le corps politique. Ils ne peuvent se produire que dans un lieu autre que Baudelaire appelle l’art.
Je ne prétends pas résumer à ces quelques traits ni l’événement historique complexe qu’a été l’Aufklärung à la fin du XVIIIème siècle ni non plus l’attitude de modernité sous les différentes formes qu’elle a pu prendre au cours des deux derniers siècles.
Je voulais, d’une part, souligner l’enracinement dans l’Aufklärung d’un type d’interrogation philosophique qui problématise à la fois le rapport au présent, le mode d’être historique et la constitution de soi-même comme sujet autonome ; je voulais souligner, d’autre part, que le fil qui peut nous rattacher de cette manière à l’Aufklärung n’est pas la fidélité à des éléments de doctrine, mais plutôt la réactivation permanente d’une attitude ; c’est-à-dire d’un êthos philosophique qu’on pourrait caractériser comme critique permanente de notre être historique. C’est cet êthos que je voudrais très brièvement caractériser.
A. Négativement. 1) Cet êthos implique d’abord qu’on refuse ce que j’appellerai volontiers le « chantage » à l’Aufklärung. je pense que l’Aufklärung, comme ensemble d’événements politiques, économiques, sociaux, institutionnels, culturels, dont nous dépendons encore pour une grande partie, constitue un domaine d’analyse privilégié. Je pense aussi que, comme entreprise pour lier par un lien de relation directe le progrès de la vérité et l’histoire de la liberté, elle a formulé une question philosophique qui nous demeure posée. Je pense enfin – j’ai essayé de le montrer à propos du texte de Kant – qu’elle a défini une certaine manière de philosopher.
Mais cela ne veut pas dire qu’il faut être pour ou contre l’Aufklärung. Cela veut même dire précisément qu’il faut refuser tout ce qui se présenterait sous la forme d’une alternative simpliste et autoritaire : ou vous acceptez l’Aufklärung, et vous restez dans la tradition de son rationalisme (ce qui est par certains considéré comme positif et par d’autres au contraire comme un reproche) ; ou vous critiquez l’Aufklärung et vous tentez alors d’échapper à ces principes de rationalité (ce qui peut être encore une fois pris en bonne ou en mauvaise part). Et ce n’est pas sortir de ce chantage que d’y introduire des nuances « dialectiques » en cherchant à déterminer ce qu’il a pu y avoir de bon et de mauvais dans l’Aufklärung.
Il faut essayer de faire l’analyse de nous-mêmes en tant qu’êtres historiquement déterminés, pour une certaine part, par l’Aufklärung. Ce qui implique une série d’enquêtes historiques aussi précises que possible ; et ces enquêtes ne seront pas orientées rétrospectivement vers le « noyau essentiel de rationalité » qu’on peut trouver dans l’Aufklärung et qu’il faudrait sauver en tout état de cause ; elles seront orientées vers « les limites actuelles du nécessaire » : c’est-à-dire vers ce qui n’est pas ou plus indispensable pour la constitution de nous-mêmes comme sujets autonomes.
2) Cette critique permanente de nous-mêmes doit éviter les confusions toujours trop faciles entre l’humanisme et l’Aufklärung. Il ne faut jamais oublier que l’Aufklärung est un événement ou un ensemble d’événements et de processus historiques complexes, qui se sont situés à un certain moment du développement des sociétés européennes. Cet ensemble comporte des éléments de transformations sociales, des types d’institutions politiques, des formes de savoir, des projets de rationalisation des connaissances et des pratiques, des mutations technologiques qu’il est très difficile de résumer d’un mot, même si beaucoup de ces phénomènes sont encore importants à l’heure actuelle. Celui que j’ai relevé et qui me paraît avoir été fondateur de toute une forme de réflexion philosophique ne concerne que le mode de rapport réflexif au présent.
Michel Foucault
Qu’est-ce que les Lumières ? / 1983
1 In Bertiniscbe Monatsschrift, décembre 1784, vol. IV, pp.481-491 « Qu’est-ce que les Lumières ? », trad. Wismann, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1985, t. Il.
2 Lessing (G.), Die Juden, 1749.
3 Mendelssohn (M.), Phädon oder liber die Unsterblichkeit der Seele, Berlin, 1767, 1768, 1769.
4 Vico (G.), Principii di una scienza nuova d’interno alla comune natura delle nazioni, 1725 (Principes de la philosophie de l’histoire,trad. Michelet, Paris, 1835 ; rééd. Paris, & Colin, 1963).
5 Baudelaire (C.), le Peintre de la vie moderne, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1976, t. II, p.695.
6 Id., « De l’héroïsme de la vie moderne », op. cit., p.494.
7 Baudelaire (C.), le Peintre de la vie moderne, op. cit., pp. 693-694.
8 Ibid., p. 694.
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Beckett
Beauté de Beckett. La solitude, le soir, la rue, les bars, le whisky. Le théâtre aussi, le jour (pour mémoire, la présence précise, admirable, de Roger Blin). Imbécillité d’époque (la nôtre) : le tenir pour affable, gai, sociable. Pas père : on ne le peut tout de même pas – rien chez lui qui le conduise à se commettre dans la reproduction (la reproduction de l’espèce : comique de répétition). Pas reproduit donc, mais tout ce qu’il y a d’attentif, aux autres, aux enfants, de compatissant, c’est ce qu’on a dit (ce qu’il devait être aussi, ce qu’il devait être sans doute). Un livre l’a dit, Comment c’était. Souvenirs sur Samuel Beckett, d’Anne Atik ; et tout le monde de pouvoir enfin dire (Sollers le premier et, à sa suite, tout ce qui plaide pour la joie légère et y applaudit) : n’en croyez pas les œuvres, elles cachent l’homme, le gâchent. L’homme, allons, voyons, si aimable, si prévenant, si bien fait pour que nul ne trouve à redire à sa propre absurdité (bonté par surcroît de Beckett : faire que sa propre absurdité ne convainque pas chacun de la sienne dans sa vie). À ce train, Thomas Bernhard passera lui aussi bientôt pour bon fils, bon amant, bon mari, bon voisin, ce qu’on voudra, le talent en plus, cela va sans dire puisque ce dont il s’agit ici, c’est de faire l’éloge de la littérature ; de la littérature, mais pas de n’importe laquelle, pas de celle qui est : sombre, sale, démente, morbide, caractérielle, ressassante, névrotique, etc. Seulement de celle qui témoigne de cette joie légère. Mais n’est-ce pas déjà fait ? ce l’est sans doute. Il faut bien que ceux qui sont partout se vengent de ceux qui ne savent pas comment faire pour n’être nulle part.
Tact de Beckett : il ne répond pas de son œuvre (quelques photos de lui cependant attestent d’elle en outre), s’éloigne d’où on l’honore, s’emploie à ne pas lui tenir lieu de preuve (plus personne qui ne veuille tenir lieu de preuve à ce qu’on croit qu’il est, qui ne joue ce jeu, à la fin qui ne le [se] justifie). Qu’à cela ne tienne : on l’opposera post mortem à son œuvre, on fera de lui la preuve qu’elle n’est pas celle qu’on a lue. Pour finir, partout le même désir que la littérature s’expie – qu’expient ceux qui s’y sont asservis. Partout le même révisionnisme : tout convertir au divertissement (au sens, stricto sensu, de Pascal ; dans tous les autres, depuis). Y convertir : 1. a posteriori ce qui fut antérieur à sa domination, 2. a fortiori ce qui lui fut hostile.
Pas d’écrivain aujourd’hui qui ne se produise partout où on l’invite à le faire : entretiens, lectures, corps, voix, lumières, sons (numérisés). Pas un pour douter de lui-même ; autrement dit, pour avoir honte ou se sentir ridicule (pourtant la littérature est ridicule au moins autant qu’elle fait honte). Imagine-t-on Beckett lire, s’entretenir ? Répondre aux questions (d’un public de passage ; pourquoi écrivez-vous, pourquoi écrivez-vous cela et comment ? on connaît de toute façon la réponse : « Bon qu’à ça »). Régler sur lui la lumière ou le son ? faire que son corps leur convienne ? Beckett, ou Michaux, ou Bataille ou Blanchot, etc. ?
Beckett n’est pourtant pas sans présence ; il a simplement fait en sorte qu’un autre lui en tienne lieu (qu’un autre l’absorbe ou que lui-même s’y dilue). Beaucoup d’autres le pouvaient et l’ont fait (le feront) : il a réglé sa « disparition » de telle sorte qu’elle ne soit que partielle ; que d’autres aient le corps qu’il ne pouvait pas avoir assez ; d’autres la voix ; que ces corps, ces voix se superposent aux siens, absentent les siens ; non pas pour tout à coup être sans corps ni voix, mais pour que les siens ne le soient plus, ne lui appartiennent plus, qu’il n’ait plus rien en propre. C’est un dispositif. Et un tel dispositif s’appelle : le théâtre.
David Warrilow aura été ce dispositif ou, si l’on veut, ce théâtre. Quiconque l’a vu le sait, et le tient pour tels. Spectral, sépulcral, Warrilow est le nom du corps et de la voix dans lesquels ont disparu – pour exister – le corps et la voix de Beckett.
En somme, Warrilow aura été fait par Beckett pour que Beckett n’eût pas à paraître. Ou, plus précisément, pour qu’il parût sous des traits auxquels il empruntait une existence qu’il lui semblait ne pas pouvoir laisser paraître autrement qu’en fuyant. Non pas pour qu’il n’eût pas d’existence ni ne répondît aucunement de la sienne, mais pour qu’en répondît quiconque avait la même ; pour que quiconque – le premier venu – pût faire apparaître ce qu’il y a dans toute existence d’aussi absolument impersonnel (si j’osais une remarque politique, je dirais que c’est là la leçon que Beckett a tiré de la Résistance, en plus d’un point semblable à celle qu’en ont tiré les déportés qui lui ont survécu – Antelme, Cayrol…).
Beckett/Warrilow : la même beauté d’une voix/ d’un corps deux fois dédoublés, faits pour entraîner dans d’autres dédoublements (ni tous ni n’importe lesquels ; aucune hystérie là-dedans).
Je me souviens de ceci, mais sans en être sûr aujourd’hui : d’une unique lumière tombant d’un réverbère (en réalité des cintres) sur Warrilow. Lequel « disait » : voix basse, basse continue, parfaite immobilité du corps réduit à la seule expression de la voix. Au fur et à mesure que cette voix disait, prononçait, la lumière tombant des cintres s’amenuisait. Jusqu’à ce que cessât de tomber des cintres aucune lumière et que le noir seul reçût la voix montant d’un corps maintenant tout entier obscurci et pétrifié. Solo. La disparition de Beckett était faite pour entraîner avec elle-même celle de celui qui s’était porté à son secours, lui prêtait la sienne.
Théorème ou fable : on jugera des écrivains à ce qu’ils sont capables : 1. de disparaître ; 2. de faire que disparaissent eux-mêmes ceux qui se portent vers eux, leur prêtent leur voix (les lisent, les disent). De ce jugement, il résultera a contrario que ne pourra prétendre à passer pour « écrivain » quiconque cherchera, de quelque façon que ce soit, à apparaître (ce qui ne rend pas vrai l’inverse ; il faut donc préciser : s’il ne suffira pas de disparaître [d’où que ce soit] pour se faire écrivain, il suffira en revanche d’apparaître [où que ce soit] pour n’en être pas un – ou pour avoir cédé sur ce qu’en être un veut).
… Kafka
La même époque, les mêmes qui la représentent, veulent que Kafka, comme Beckett, ait : « été drôle », « fait rire »…
La preuve ? Il aurait lui-même ri de certains de ses textes (on le leur a dit, ils le disent). Oui, il a ri quand il lut, à Brod je crois, je crois la Métamorphose. Quelle preuve, en effet ! S’il rit, c’est de honte. On peut l’imaginer (la honte est entêtante chez lui) ; je peux l’imaginer (j’ai toujours eu honte de ce que j’écrivais et j’en ai toujours ri ; ri et de ce que j’écrivais et de ce que j’en aie honte). Pas d’abord. On rit après, la chose faite, quand on ne peut plus faire qu’elle ne l’ait pas été, et pour en être excusé en quelque sorte (on en conviendra, plus beaucoup de livres faits pour que leurs auteurs en aient honte, encore moins pour qu’on les en accuse, ni qu’ils en rient). Après tout, tant de malheur est risible. Cette très grande drôlerie, seuls ceux qui ont été au bout la connaissent. Au bout : ont bu, aimé, vu de près la mort, aimé de nouveau, bu quand même… Toute cette joie légère, cette petite jouissance à laquelle on voudrait que tout soit aujourd’hui réduit n’y résiste pas – tient du rire enregistré.
Kafka fuit, feint, se défausse. S’il avait pu ne pas, il aurait mieux aimé. Entre autres, ne pas être Kafka ni l’auteur d’aucun des livres qu’on lui prête. S’il n’avait tenu qu’à lui, la littérature eût compté pour rien ; pour moins que ce dont la vie est pleine : mettre un maillot de bain, faire de la barque avec des amis, nager, pêcher, mordre dans un fruit, prendre le train, monter dans un aéroplane. L’époque est aux écrivains qui voudraient que la littérature ne coûte rien, ne les prive de rien. Pour Kafka, il y aurait eu tout ce dont la vie est pleine, et le fait « inempêchable » que la littérature lui fît objection. Il a choisi la littérature quoiqu’il n’eût pas moins aimé qu’elle tout ce dont elle l’a privé.
Il faudrait pouvoir se représenter que celui à qui la littérature était plus qu’à tout autre essentielle, se fût aussi bien volontiers passé d’elle ; autrement dit, eût pu aimer n’importe quoi d’autre autant qu’elle.
Entre autres choses qu’on ne peut plus dire (que l’époque ne permet plus qu’on dise) : que la littérature est un supplice, et qu’il n’y a personne qui ne l’aime pourtant plus que tout qui ne puisse désirer d’en être délivré.
Le dilemme kafkaïen (comme on dit) : littérature ou mariage / mariage ou littérature ?, ne dit réellement quelque chose (rien de ce qu’on pense d’abord : bohème ou bourgeoisie ; dissipation ou convention ; héroïsme ou anonymat ; solitude ou foyer, etc.) qu’à la condition qu’on mesure qu’il n’eût pas moins aimé, ni moins follement, qu’il n’a, follement, écrit. Autrement dit, qu’il fallait qu’il fût en mesure d’aimer follement pour que l’amour, dans son esprit, prétendît se tenir un seul instant à la hauteur de la littérature. Bien sûr, une troisième possibilité existe qui désespère, elle : qu’il lui arrivât de tenir la littérature pour décevante au point qu’il la sacrifiât à un amour qui pût ne pas l’être moins.
Kafka, ou l’impossibilité de cesser de questionner une œuvre dont il eût fui les questions qu’elle lui posait, si fuir lui avait été possible. À moins que : il ait écrit cette œuvre infiniment questionnante parce que fuir lui était impossible. Tous ceux qui écrivent sur elle le savent. Ce qui m’intéresse ici, c’est que, quelque volonté de fuir qu’il eût, de fuir son œuvre ou de fuir au moyen d’elle, il ait posé la question de celle-ci, de la littérature, en des termes auxquels on n’échappe pas. Et ces termes sont : la littérature ou rien. Rien n’oblige de la choisir, rien ne veut qu’on ne lui préfère pas tout. Une chose est impossible cependant : qu’on veuille la littérature et le reste, sitôt qu’on choisit la littérature ou le reste. Le contraire, donc, de ce qu’on dit un peu partout, et fait. Rien chez lui de la possibilité que le reste se soustraie à la littérature ni que la littérature s’ajoute au reste. L’opposition est entière. Il y va de : vivre ou écrire. Comme chez Pascal (comme chez Nietzsche aussi). La même séparation ; le même renoncement. On le remarquera : que n’accuse aucun anathème. Kafka n’est pas de ceux qui pensent avoir raison de choisir l’un contre l’autre. Je l’ai dit, il est vraisemblable que, s’il n’avait tenu qu’à lui, le reste – l’existence dans sa totalité, le rire, l’amour, etc. – lui eût paru préférable. À ceci près qu’il lui revenait que la littérature lui échût et que l’existence lui échappât (lui fût refusée). Parce que rares sont ceux qu’elle élit. Et plus rares encore ceux qui ne maudissent pas cette « élection ».
… Pascal
Le pire des trois. Tous les dons : l’intelligence pure, peut-être même la légèreté et la jouissance de la jeunesse – mais pour y renoncer (le jansénisme comme nom d’époque de ce renoncement, auquel il se rallie moins pour être lui aussi Janséniste que pour renoncer). Renoncement qu’il : pèse, calcule, argumente, théorise. Dont il se défend, qu’il diffère. Qu’il veut exemplaire (il a des titres à l’être) parce qu’il veut que tous le suivent. Mais pour quoi ? Pour un Dieu que son calcul ne rend qu’un peu plus hypothétique ? Ou pour rien ? À la vérité, Dieu ne devient le nom de ce renoncement que parce qu’il fallait que celui-ci eût un nom, et qu’il était le seul qui s’y prêtait et qui lui prêtait son absence de mesure.
En réalité, il ne renonce pas sans condition. D’abord, il raidit le jansénisme (peut-être la dernière grande hérésie du christianisme) ; de l’autre, il l’égaye follement (il l’arsouille). Maudit-il le monde ? c’est ce qu’il semble. En réalité, il raille ce qui conspire à ce monde (tout ce qui s’accommode, s’arrange, pactise – les Jésuites : ses ennemis sont les mêmes que les nôtres aujourd’hui). S’il triche, c’est qu’il ne raidit, ne radicalise le jansénisme qu’en partie. Parce que, pour le reste, il rit. Des trois, il est le seul qui rie vraiment (il est d’une insolence folle, d’une insolence heureuse). Des Jésuites ? Des Jésuites, bien sûr – ils sont le parti qui domine. Mais son désir de rire se serait trouvé d’autres cibles si les Jésuites avaient manqué. Parce qu’il lui fallait une bêtise. Parce qu’il fallait que son refus du monde fût le refus d’une bêtise. Peut-être parce qu’il n’y a rien comme elle qui facilite son refus (et parce que refuser ne se donne pas facile- ment). De la bêtise en soi qu’il y a d’être au monde ; de la bêtise a fortiori qu’il y a d’abonder dans son sens. Dernière grande hérésie du christianisme veut dire : dernier grand désir de le changer ou dernière grande politique de son changement. Or Pascal sera celui qui, passant des Provinciales aux Pensées, fera passer le jansénisme de la négation d’un monde au renoncement au monde – dernière grande politique, puis premier grand nihilisme.
Même les Jésuites en effet n’ont pas suffi à son renoncement ; et, faute qu’ils y suffisent, il lui a fallu trouver une raison supérieure. Dieu ? Ce sera Dieu, mais, de même, sous condition. Les Provinciales étaient un pur jeu de logique et d’ironie (grand moment : celui où il se demande si railler à ce point est encore chrétien ; il feint une attention passionnée au reproche que les Jésuites lui en font ; se montre prêt au repentir ; en appelle à Augustin et Tertullien ; à la fin, s’autorise de rien moins que… Dieu – autrement dit, il fait entrer Dieu au nombre de ses raisons, quand il semblait que c’était pour Dieu qu’il faisait montre de toutes ses raisons). Les Pensées seront aussi un pur jeu de logique, mais sans ironie, désespéré même (le satiriste en lui s’est retiré, a disparu). La condition à laquelle il soumet Dieu, comme il a soumis les Jésuites, c’est : « Existe » – pure commination. Paradoxe du pari : Pascal peut à bon droit y passer pour le premier qui a mis Dieu rationnellement en cause – lui laissant peu de chance, d’ailleurs ; il peut aussi bien passer pour celui qui la lui a donnée (qui lui a du moins donné sa dernière chance). Jusque-là, nul n’aurait dû douter de Dieu ; à partir de lui, une partie aurait pu y croire. En somme, il le dotait d’un statut nouveau, que le calcul ou la chance élirait. Il ne fallait pas moins que Pascal pour que Dieu existât ou pour qu’il n’existât pas. Son insolence est intacte, mais elle a perdu de la joie qui l’animait ; il le sait : sans Dieu, son renoncement ne sera pas moindre, il sera au contraire un peu plus entier : il lui faudra alors renoncer jusqu’aux raisons de son renoncement. Coût ou piège de sa logique elle-même. À laquelle on ne prétend qu’à tort qu’il a renoncé.
La seule chose à la fin à laquelle il n’ait pas renoncé.
(Anecdote en guise de codicille : chez les pères jésuites où j’ai été élevé, Nietzsche pouvait être nommé [il l’était même souvent] ; Sartre pouvait l’être aussi [certes, pas depuis longtemps]. Presque tous pouvaient l’être. Mais Pascal, pas. Jamais. Jamais, tout le temps que j’y fus, je ne l’y ai entendu, ne serait-ce que, nommé. Pascal l’innommable.)
Michel Surya
Beckett Kafka Pascal / 2010
in Contre-Attaques (Al Dante)
Parce que nous refusons le silence, parce que nous ne consentons pas à la politique menée en France à l’égard des Roms depuis cet été et depuis 2002, parce que nous condamnons la xénophobie des politiques migratoires, marquons notre opposition à ce racisme d’Etat.
L’été a été particulièrement violent en matière de politique française, puisque le gouvernement a ostensiblement fait expulser des ressortissants de l’Union européenne vers la Roumanie et la Bulgarie, à raison de leur origine ethnique. Les expulsions sont orchestrées au mépris du droit européen (principe de la libre circulation) et des valeurs les plus fondamentales. Ce racisme d’état, qui stigmatise une catégorie de population extrêmement congrue de France, permet d’occulter des problèmes réels qui ne sont ni roumains, ni bulgares, ni tsiganes, ni même européens mais bien français.
Certains, malgré la période estivale, ont manifesté leur opposition à cette politique indigne. Mais il nous semble nécessaire que, sur une question qui engage ce qu’il y a de plus fondamental en termes de droits humains, nous nous exprimions collectivement. Il nous semble donc utile et urgent de réagir haut, fort et ensemble à ces dérives dramatiques qui pourraient nous mener encore plus loin si nous n’affirmons pas, au plus vite, que nous les condamnons fermement.
C’est dans ce cadre que nous vous invitons à participer à ce grand événement qui aura lieu à Montreuil le samedi 11 septembre 2010 à partir de 14h00.
Tables rondes, débats, projections, concert, cette manifestation entend affirmer la détermination de tous ceux qui s’opposent aux dérives de la politique française actuelle.
Avec : Henriette Asséo (historienne des tsiganes), Etienne Balibar (philosophe), Luc Boltanski (sociologue), Cécile Canut (sociolinguiste), Eric Fassin (sociologue), Marie Gaille (philosophe), le GISTI, Patrick Henriot (magistrat), Cécile Kovacshazy (comparatiste), La Bande Passante, Thomas Lacoste (cinéaste et éditeur), Danièle Lochak (juriste), Migreurop, Christophe Mileschi (italianiste et écrivain), Jacques Rancière (philosophe), Isabelle Saint-Saëns (revue Vacarme), le Syndicat de la magistrature, la revue Vacarme, Sophie Wahnich (historienne), Patrick Williams (historien), etc.
Et sous réserve : Fanny Ardant (comédienne et réalisatrice), Laurent Bonelli (sociologue), Paul Brannac (critique d’art), Catherine Coquio (comparatiste), Thomas Dutronc (musicien), Saimir Milé (Voix des Rroms), Marie Ndiaye (écrivain), Toni Negri (philosophe), Tzvetan Todorov (historien et essayiste), etc.
Ce rassemblement est organisé par Cécile Canut (professeur de sociolinguistique à l’Université Paris-Descartes), Cécile Kovacshazy (maître de conférences en littérature comparée à l’Université de Limoges) et Thomas Lacoste (cinéaste et éditeur, la Bande passante). Il a lieu à la Parole errante qui héberge depuis peu les Roms de Montreuil récemment expulsés.
Samedi 11 septembre 2010 à partir de 14h00
Lieu : Maison de l’arbre (la Parole errante)
9, rue François Debergue, 93100 Montreuil
tél. : 01 48 70 00 76
à 300m du Métro Croix de Chavaux (ligne 9)
13h30 Accueil des participants
14h00 Table ronde 1 : Penser l’Europe avec les Roms. Henriette Asséo, Etienne Balibar, Catherine Coquio (sous réserve), Eric Fassin, Gisti, Migreurop, Saimir Milé (sous réserve), Patrick Williams.
Intermède lecture de textes littéraires romani (par Fanny Ardant, sous réserve).
15h00 Table ronde 2 : « L’identité nationale » ou le racisme d’État. Paul Brannac, Marie Gaille, Patrick Henriot (vice-président du Syndicat de la magistrature), Christophe Mileschi, Jacques Rancière, Sophie Wahnich.
Intermède Lecture d’un texte par la réalisatrice Claire Denis (sous réserve).
16h00 Table ronde 3 : Face à la dérive politique actuelle, quel engagement ? Luc Boltanski, Danièle Lochak, Marie Ndiaye (sous réserve), Toni Negri (sous réserve), Isabelle Saint-Saëns, Tzvetan Todorov (sous réserve), revue Vacarme.
17h00 Projection en avant-première du film de Thomas Lacoste (en présence du réalisateur) : Ulysse clandestin, Pour la nécessaire suppression du ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale (93′, 2010).
Entrée libre pour tous !