La comédie humaine
La commedia dell’arte et ses masques ont été introduits dans ma pédagogie dès le début de l’Ecole. Malheureusement, au fil du temps, l’apparition de clichés, une manière dite « à l’italienne » de jouer a commencé à se répandre. De jeunes comédiens ont fait des stages de commedia dell’arte un peu partout et le jeu s’est appauvri. Le terme lui-même commençait à me gêner. J’ai donc été amené à retourner le phénomène pour en découvrir les dessous, à savoir la comédie humaine. Dès lors, empruntant un chemin beaucoup plus large, nous avons retrouvé une grande liberté d’invention.
Dans ce territoire, sont en jeu les grandes tricheries de la nature humaine : faire croire, leurrer, profiter de tout ; les désirs sont urgents, les personnages en état de « survie ». Dans la commedia dell’arte, tout le monde est naïf et malin ; la faim, l’amour, l’argent animent les personnages. Le thème de base, c’est tendre un piège, pour n’importe quelle raison : pour avoir la fille, l’argent, la nourriture. Très vite, les personnages emportés par leur bêtise se trouvent pris dans leurs propres intrigues. Ce phénomène, poussé à l’extrême, caractérise la comédie humaine et met en évidence le fond tragique qu’elle recouvre.
Loin du cliché sautillant, Arlequin essaie vraiment de comprendre ce qu’il lui arrive, sans y parvenir. Apparaît alors la limite de la nature humaine : pourquoi ne sommes-nous pas plus intelligents pour mieux comprendre ? Tous les personnages ont peur de tout : de se faire prendre, de manquer, de mourir… C’est cette peur profonde qui fait naître l’avarice de Pantalon : il conserve ! Ce fond tragique est un élément essentiel dont Molière s’est emparé dans ses pièces.
De la tradition, deux personnages principaux sont restés : Arlequin le serviteur, et Pantalon son patron. Peu à peu, l’Arlequin primitif appelé zanni, naïf et malin, venu des campagnes de Bergame, est devenu espiègle, intelligent et intrigant. Il s’appelle Scapin chez Molière, après une évolution du personnage pendant plus de deux siècles. Pantalon, marchand de Venise, PDG trafiquant de richesses venues du Moyen-Orient est très intelligent. Il se fait dévaliser »sous amour », croyant avec naïveté qu’il est toujours aimé des belles filles. D’où la pitié que l’on peut avoir pour lui. Cette dimension tragique dans le comique fait rire le public, jamais les personnages.
Si les canevas sont la route à suivre, route obligée qui s’est peu à peu précisée avec le public, si cette route s’est affirmée avec la tradition transmise de père en fils, il faut se méfier de la mécanique et retourner sans cesse vers des situations où l’humanité complexe des personnages peut apparaître.
La commedia dell’arte est un art d’enfance. On passe très rapidement d’une situation à une autre, d’un état à un autre. Arlequin peut pleurer la mort de Pantalon et se réjouir aussitôt de ce que la soupe soit prête ! En cela, la commedia constitue un territoire très cruel, mais surtout un fabuleux territoire de jeu. Les thèmes proposés sont particulièrement simples : Arlequin se gratte ou Arlequin mange des spaghetti, Pantalon compte son argent… Quelqu’un appelle quelqu’un peut devenir un très grand thème, à condition, bien entendu, que celui qui est appelé n’arrive pas ! Entre l’appel de l’un et l’arrivée de l’autre, tout le théâtre peut exister.
Le pédagogue est attentif à deux éléments complémentaires : d’un côté le canevas, l’histoire, les points de passage obligés des joueurs lorsqu’ils improvisent ensemble ; de l’autre, et cela est plus important, il doit insister sur le moteur du jeu. Le moteur, ce n’est pas quoi jouer, c’est comment il faut le jouer. Quelles sont les forces en jeu ? Qui tire ? Qui pousse ? Qui se tire, qui se pousse ? Qui est tiré, qui est poussé ? Répondre à ces questions simples, c’est donner une dynamique au parcours. Si le canevas est linéaire, d’un point à un autre, le moteur est dynamique et procure le relief indispensable au jeu. Cette dynamique monte ou descend, elle ne reste jamais horizontale et, dans la commedia dell’arte, elle déborde les comportements quotidiens pour atteindre une dimension imaginaire. On ne sourit pas, on meurt de rire !
Dans la commedia dell’arte / comédie humaine, le style de jeu est poussé au maximum, les situations portées à leur extrême. Le joueur atteint un très haut niveau de jeu et le public peut observer l’aboutissement d’un comportement… jusqu’à la mort. Fausse, en l’occurrence !
Mon regard porte en priorité sur la capacité des élèves à déployer un sens tactique du jeu. Comment parviennent-ils à monter ou descendre une situation ? Comment mènent-ils un renversement de situation (le voleur volé…) ? Comment s’inscrivent-ils dans un échange rythmé de la parole ?
Une des difficultés rencontrée avec le demi-masque est liée à la voix. En première année, les élèves avaient très peu parlé, or ils se trouvent soudain devant une grande liberté de parole. Ils ont alors tendance à utiliser leur propre voix, ce qui est impossible sous le masque. Le travail consiste donc à trouver la voix du personnage, une voix publique à la dimension du jeu masqué. De même qu’il est impossible de bouger sous un masque comme dans la vie, on ne peut dire un texte sous un demi- masque sans qu’il soit essentialisé. Sous un demi-masque, le texte lui-même est masqué ! Il n’y a aucune possibilité de jeu psychologique. Le dialogue tend au botte e riposte, que les amoureux jouent sans masque.
Les personnages de la comédie italienne naviguent en permanence entre deux pôles contradictoires. Arlequin est à la fois naïf et malin, le Capitaine est fort et peureux, le Docteur sait tout et ne connaît rien, Pantalon est à la fois chef d’entre- prise, maître de lui et totalement fou sous amour. Cette dualité, poussée au maximum, est d’une extrême richesse.
Dans la commedia dell’arte, on meurt de tout : d’envie, de faim, d’amour, de jalousie. En ce sens, ce territoire dramatique prolonge ce que la vie apporte. Le niveau de jeu sera donc poussé au maximum, jusqu’à l’acrobatie. Cependant, comme il est impossible d’en rester toujours au stade extrême du sentiment – on ne peut mourir ou avoir faim en permanence -, le personnage se trouve toujours renvoyé, brutalement, d’un sentiment à l’autre. Celui qui rit au maximum finit par pleurer : nous pouvons ainsi constater qu’entre le rire et les pleurs les gestes sont les mêmes. Arlequin qui pleure ou qui rit se roule par terre de la même manière !
Les lazzi constituent l’espace principal de jeu de la commedia dell’arte. Dans un livre de commedia dell’arte, le moment le plus intéressant est celui où il n’y a rien écrit mais où est signifié lazzi. Seul l’acteur, par son jeu et sa présence comique, peut faire exister cette partie du texte. L’apparente maigreur des canevas est due à la difficulté d’écrire sur du papier ce que l’on doit faire pour être drôle, touchant, convaincant. Il manque l’acteur en jeu. La grande différence entre les gags et les lazzi, c’est que ces derniers ont toujours une référence humaine. Le gag peut être purement mécanique ou absurde, sortir d’une logique pour en proposer une autre, le lazzo met toujours en évidence un élément de l’humanité des personnages.
Dans la commedia dell’arte, principalement réaliste, les objets sont également en jeu de manière fabulante. La batte d’Arlequin peut lui servir de queue, elle peut remplacer sa main quand il veut dire bonjour… sans toucher l’autre. La bourse de Pantalon peut pendre entre ses jambes. L’objet n’est jamais ici un simple accessoire, il permet le développement d’un imaginaire très fort. C’est pourquoi nous ne mimons jamais les objets, nous les utilisons vraiment.
Il est resté peu de textes véritables de la commedia dell’arte, à l’exception des canevas et des botte e riposte. Nous abordons donc parrallèlement les auteurs qui ont emprunté à ce territoire : Molière, Ruzzante, Gozzi, Goldoni, mais aussi Shakespeare ou Goethe. Il est impressionnant de voir combien d’auteurs ont été influencés dans leurs œuvres poétiques par ces comédiens italiens parcourant l’Europe. Ma préférence pédagogique va au début de la commedia dell’arte, à Ruzzante. Elle se porte aussi sur le Molière des débuts, celui des farces.
La technique du corps que nous appliquons est celle de tous les théâtres masqués du monde. Pour que le corps parle au public dans cette forme de théâtre, il doit être parfaitement articulé. J’ai donc mis au point une gymnastique de l’Arlequin. La dimension acrobatique est également présente, comme toujours, justifiée par le drame. Lorsque Pantalon en colère fait un saut périlleux arrière, le public ne doit pas dire : « Quel beau saut périlleux ! » mais « Quelle colère ! ». Pour arriver à un tel niveau d’engagement physique et justifier un tel geste, il faut une charge émotive extraordinaire, en même temps qu’un parfait savoir-faire technique du saut périlleux.
Les dérives les plus courantes sont les hurlements, les gesticulations, le surjeu inutile. Lorsque les élèves ne sont pas assez forts pour atteindre le niveau de jeu exigé, ils essaient, en vain, de compenser par le cri. Pour cette raison, la commedia dell’arte est difficilement abordable par des acteurs trop jeunes. A vingt ans, les élèves n’ont souvent pas le vécu nécessaire, il leur manque notamment la dimension tragique, élément constitutif important de ce territoire. Si nous faisons malgré tout ce travail à l’Ecole, ce n’est pas pour une utilisation immédiate mais pour qu’ils gardent le souvenir de ce niveau de jeu dans leur corps et dans leur tête afin qu’ils puissent s’en servir plus tard.
Rechercher une commedia dell’arte contemporaine a souvent été le rêve des gens de théâtre. Certains souhaiteraient renouveler les archétypes pour les inscrire dans l’actualité sociale ou politique. Cette démarche m’a toujours semblé discutable car historiquement, dans la commedia dell’arte, les relations sociales sont immuables. Il y a des maîtres et des valets, mais le propos n’est pas de changer la société. Il s’agit de mettre en lumière la nature humaine dans la comédie faite de tricheries et de compromis indispensables à la survie des personnages. Arlequin ne fait pas la grève : il s’arrange ! Pantalon ne fait jamais faillite, même s’il le prétend ! La commedia dell’arte est partout et de tous les temps, tant qu’il y aura des patrons et des valets indispensables à son jeu. Ces éléments permanents de la comédie humaine m’intéressent, pour que les élèves, qui eux sont évidemment « contemporains », puissent inventer le théâtre de leur temps.
« C’est du silence que naît le verbe, et le mouvement, de l’immobilité. »
Jacques Lecoq
le Corps poétique / 1997
Et pourtant les années passent et ça contínue à nous parler. Maitre Lecoq nous inspire toujours.
Oui…
C’est sans doute à cela que l’on reconnaît les vrais maîtres.
Merci !