L’humanisme est tout autre chose : c’est un thème ou plutôt un ensemble de thèmes qui ont réapparu à plusieurs reprises à travers le temps, dans les sociétés européennes ; ces thèmes, toujours liés à des jugements de valeur, ont évidemment toujours beaucoup varié dans leur contenu, ainsi que dans les valeurs qu’ils ont retenues. De plus, ils ont servi de principe critique de différenciation : il y a eu un humanisme qui se présentait comme critique du christianisme ou de la religion en général ; il y a eu un humanisme chrétien en opposition à un humanisme ascétique et beaucoup plus théocentrique (cela au XVIIème siècle). Au XIXème siècle, il y a eu un humanisme méfiant, hostile et critique à l’égard de la science ; et un autre qui plaçait (au contraire) son espoir dans cette même science. Le marxisme a été un humanisme, l’existentialisme, le personnalisme l’ont été aussi ; il y eut un temps où on soutenait les valeurs humanistes représentées par le national-socialisme, et où les staliniens eux-mêmes disaient qu’ils étaient humanistes.
De cela il ne faut pas tirer la conséquence que tout ce qui a pu se réclamer de l’humanisme est à rejeter ; mais que la thématique humaniste est en elle-même trop souple, trop diverse, trop inconsistante pour servir d’axe à la réflexion. Et c’est un fait qu’au moins depuis le XVIIème siècle ce qu’on appelle l’humanisme a toujours été obligé de prendre son appui sur certaines conceptions de l’homme qui sont empruntées à la religion, à la science, à la politique. L’humanisme sert à colorer et à justifier les conceptions de l’homme auxquelles il est bien obligé d’avoir recours.
Or justement, je crois qu’on peut opposer à cette thématique, si souvent récurrente et toujours dépendante de l’humanisme, le principe d’une critique et d’une création permanente de nous-mêmes dans notre autonomie : c’est-à-dire un principe qui est au cœur de la conscience historique que l’Aufklärung a eue d’elle-même. De ce point de vue je verrais plutôt une tension entre Aufklärung et humanisme qu’une identité.
En tout cas, les confondre me parait dangereux ; et d’ailleurs historiquement inexact. Si la question de l’homme, de l’espèce humaine, de l’humaniste a été importante tout au long du XVIII ème siècle, c’est très rarement, je crois, que l’Aufklärung s’est considérée elle-même comme un humanisme. Il vaut la peine aussi de noter que, au long du XIXème siècle, l’historiographie de l’humanisme au XVIème siècle, qui a été si importante chez des gens comme Sainte Beuve ou Burckhardt, a été toujours distincte et parfois explicitement opposée aux Lumières et au XVIIIème siècle. Le XIXème siècle a eu tendance à les opposer, au moins autant qu’à les confondre.
En tout cas, je crois que, tout comme il faut échapper au chantage intellectuel et politique « être pour ou contre l’Aufklärung« , il faut échapper au confusionnisme historique et moral qui mêle le thème de l’humanisme et la question de l’Aufklärung. Une analyse de leurs relations complexes au cours des deux derniers siècles serait un travail à faire, qui serait important pour débrouiller un peu la conscience que nous avons de nous-mêmes et de notre passé.
B. Positivement. Mais, en tenant compte de ces précautions, il faut évidemment donner un contenu plus positif à ce que peut être un êthos philosophique consistant dans une critique de ce que nous disons, pensons et faisons, à travers une ontologie historique de nous-mêmes.
1) Cet êthos philosophique peut se caractériser comme une attitude limite. il ne s’agit pas d’un comportement de rejet. On doit échapper à l’alternative du dehors et du dedans ; il faut être aux frontières. La critique, c’est bien l’analyse des limites et la réflexion sur elles. Mais si la question kantienne était de savoir quelles limites la connaissance doit renoncer à franchir, il me semble que la question critique, aujourd’hui, doit être retournée en question positive : dans ce qui nous est donné comme universel, nécessaire, obligatoire, quelle est la part de ce qui est singulier, contingent et dû à des contraintes arbitraires. Il s’agit en somme de transformer la critique exercée dans la forme de la limitation nécessaire en une critique pratique dans la forme du franchissement possible.
Ce qui, on le voit, entraîne pour conséquences que la critique va s’exercer non plus dans la recherche des structures formelles qui ont valeur universelle, mais comme enquête historique à travers les événements qui nous ont amenés à nous constituer à nous reconnaître comme sujets de ce que nous faisons, pensons, disons. En ce sens, cette critique n’est pas transcendantale, et n’a pas pour fin de rendre possible une métaphysique – elle est généalogique dans sa finalité et archéologique dans sa méthode. Archéologique – et non pas transcendantale – en ce sens qu’elle ne cherchera pas à dégager les structures universelles de toute connaissance ou de toute action morale possible ; mais à traiter les discours qui articulent ce que nous pensons, disons et faisons comme autant d’événements historiques. Et cette critique sera généalogique en ce sens qu’elle ne déduira pas de la forme de ce que nous sommes ce qu’il nous est impossible de faire ou de connaître; mais elle dégagera de la contingence qui nous a fait être ce que nous sommes la possibilité de ne plus être, faire ou penser ce que nous sommes, faisons ou pensons.
Elle ne cherche pas à rendre possible la métaphysique enfin devenue science ; elle cherche à relancer aussi loin et aussi largement que possible le travail indéfini de la liberté.
2) Mais pour qu’il ne s’agisse pas simplement de l’affirmation ou du rêve vide de la liberté, il me semble que cette attitude historico-critique doit être aussi une attitude expérimentale. je veux dire que ce travail fait aux limites de nous-mêmes doit d’un côté ouvrir un domaine d’enquêtes historiques et de l’autre se mettre à l’épreuve de la réalité et de l’actualité, à la fois pour saisir les points où le changement est possible et souhaitable et pour déterminer la forme précise à donner à ce changement. C’est dire que cette ontologie historique de nous-mêmes doit se détourner de tous ces projets qui prétendent être globaux et radicaux. En fait, on sait par expérience que la prétention à échapper au système de l’actualité pour donner des programmes d’ensemble d’une autre société, d’un autre mode de penser, d’une autre culture, d’une autre vision du monde n’ont mené en fait qu’à reconduire les plus dangereuses traditions.
Je préfère les transformations très précises qui ont pu avoir lieu depuis vingt ans dans un certain nombre de domaines qui concernent nos modes d’être et de penser, les relations d’autorité, les rapports de sexes, la façon dont nous percevons la folie ou la maladie, je préfère ces transformations même partielles qui ont été faites dans la corrélation de l’analyse historique et de l’attitude pratique aux promesses de l’homme nouveau que les pires systèmes politiques ont répétées au long du XXème siècle.
Je caractériserai donc l’êthos philosophique propre à l’ontologie critique de nous-mêmes comme une épreuve historico-pratique des limites que nous pouvons franchir, et donc comme travail de nous-mêmes sur nous-mêmes en tant qu’êtres libres.
3) Mais sans doute serait-il tout à fait légitime de faire l’objection suivante : à se borner à ce genre d’enquêtes ou d’épreuves toujours partielles et locales, n’y a-t-il pas risque à se laisser déterminer par des structures plus générales dont on risque de n’avoir ni la conscience ni la maîtrise?
À cela deux réponses. Il est vrai qu’il faut renoncer à l’espoir d’accéder jamais à un point de vue qui pourrait nous donner accès à la connaissance complète et définitive de ce qui peut constituer nos limites historiques. Et, de ce point de vue, l’expérience théorique et pratique que nous faisons de nos limites et de leur franchissement possible est toujours elle-même limitée, déterminée et donc à recommencer.
Mais cela ne veut pas dire que tout travail ne peut se faire que dans le désordre et la contingence. Ce travail a sa généralité, sa systématicité, son homogénéité et son enjeu.
Son enjeu. Il est indiqué par ce qu’on pourrait appeler « le paradoxe (des rapports) de la capacité et du pouvoir ». On sait que la grande promesse ou le grand espoir du XVIIIème siècle, ou d’une partie du XVIIIème siècle, était dans la croissance simultanée et proportionnelle de la capacité technique à agir sur les choses, et de la liberté des individus les uns par rapport aux autres. D’ailleurs on peut voir qu’à travers toute l’histoire des sociétés occidentales (c’est peut-être là que se trouve la racine de leur singulière destinée historique – si particulière, si différente [des autres] dans sa trajectoire et si universalisante, dominante par rapport aux autres) l’acquisition des capacités et la lutte pour la liberté ont constitué les éléments permanents. Or les relations entre croissance des capacités et croissance de l’autonomie ne sont pas aussi simples que le XVIIIème siècle pouvait le croire. On a pu voir quelles formes de relations de pouvoir étaient véhiculées à travers des technologies diverses (qu’il s’agisse des productions à fins économiques, d’institutions à fin de régulations sociales, de techniques de communication) : les disciplines à la fois collectives et individuelles, les procédures de normalisation exercées au nom du pouvoir de l’État, des exigences de la société ou des régions de la population en sont des exemples. L’enjeu est donc : comment déconnecter la croissance des capacités et l’intensification des relations de pouvoir ?
Homogénéité. Ce qui mène à l’étude de ce qu’on pourrait appeler les « ensembles pratiques ». Il s’agit de prendre comme domaine homogène de référence non pas les représentations que les hommes se donnent d’eux-mêmes, non pas les conditions qui les déterminent sans qu’ils le sachent. Mais ce qu’ils font et la façon dont ils le font. C’est-à-dire les formes de rationalité qui organisent les manières de faire (ce qu’on pourrait appeler leur aspect technologique) ; et la liberté avec laquelle ils agissent dans ces systèmes pratiques, réagissant à ce que font les autres, modifiant jusqu’à un certain point les règles du jeu (c’est ce qu’on pourrait appeler le versant stratégique de ces pratiques). L’homogénéité de ces analyses historico-critiques est donc assurée par ce domaine des pratiques avec leur versant technologique et leur versant stratégique.
Systématicité. Ces ensembles pratiques relèvent de trois grands domaines : celui des rapports de maîtrise sur les choses, celui des rapports d’action sur les autres, celui des rapports à soi-même. Cela ne veut pas dire que ce sont là trois domaines complètement étrangers les uns aux autres. On sait bien que la maîtrise sur les choses passe par le rapport aux autres ; et celui-ci implique toujours des relations à soi ; et inversement. Mais il s’agit de trois axes dont il faut analyser la spécificité et l’intrication : l’axe du savoir, l’axe du pouvoir, l’axe de l’éthique. En d’autres termes, l’ontologie historique de nous-mêmes a à répondre à une série ouverte de questions, elle a affaire à un nombre non défini d’enquêtes qu’on peut multiplier et préciser autant qu’on voudra ; mais elles répondront toutes à la systématisation suivante : comment nous sommes-nous constitués comme sujets de notre savoir ; comment nous sommes-nous constitués comme sujets qui exercent ou subissent des relations de pouvoir ; comment nous sommes-nous constitués comme sujets moraux de nos actions.
Généralité. Enfin, ces enquêtes historico-critiques sont bien particulières en ce sens qu’elles portent toujours sur un matériel, une époque, un corps de pratiques et de discours déterminés. Mais, au moins à l’échelle des sociétés occidentales dont nous dérivons, elles ont leur généralité : en ce sens que jusqu’à nous elles ont été récurrentes ; ainsi le problème des rapports entre raison et folie, ou maladie et santé, ou crime et loi ; le problème de la place à donner aux rapports sexuels, etc.
Mais, si j’évoque cette généralité, ce n’est pas pour dire qu’il faut la retracer dans sa continuité métahistorique à travers le temps, ni non plus suivre ses variations. Ce qu’il faut saisir c’est dans quelle mesure ce que nous en savons, les formes de pouvoir qui s’y exercent et l’expérience que nous y faisons de nous-mêmes ne constituent que des figures historiques déterminées par une certaine forme de problématisation qui définit des objets, des règles d’action, des modes de rapport à soi. L’étude des (modes de) problématisations (c’est-à-dire de ce qui n’est ni constante anthropologique ni variation chronologique) est donc la façon d’analyser, dans leur forme historiquement singulière, des questions à portée générale.
Un mot de résumé pour terminer et revenir à Kant. je ne sais pas si jamais nous deviendrons majeurs. Beaucoup de choses dans notre expérience nous convainquent que l’événement historique de l’Aufklärung ne nous a pas rendus majeurs ; et que nous ne le sommes pas encore. Cependant, il me semble qu’on peut donner un sens à cette interrogation critique sur le présent et sur nous-mêmes que Kant a formulée en réfléchissant sur l’Aufklärung. Il me semble que c’est même là une façon de philosopher qui n’a pas été sans importance ni efficacité depuis les deux derniers siècles. L’ontologie critique de nous-mêmes, il faut la considérer non certes comme une théorie, une doctrine, ni même un corps permanent de savoir qui s’accumule ; il faut la concevoir comme une attitude, un êthos, une vie philosophique où la critique de ce que nous sommes est à la fois analyse historique des limites qui nous sont posées et épreuve de leur franchissement possible.
Cette attitude philosophique doit se traduire dans un travail d’enquêtes diverses ; celles-ci ont leur cohérence méthodologique dans l’étude à la fois archéologique et généalogique de pratiques envisagées simultanément comme type technologique de rationalité et jeux stratégiques des libertés ; elles ont leur cohérence théorique dans la définition des formes historiquement singulières dans lesquelles ont été problématisées les généralités de notre rapport aux choses, aux autres et à nous mêmes. Elles ont leur cohérence pratique dans le soin apporté à mettre la réflexion historico-critique à l’épreuve des pratiques concrètes. Je ne sais s’il faut dire aujourd’hui que le travail critique implique encore la foi dans les Lumières ; il nécessite, je pense, toujours le travail sur nos limites, c’est-à-dire un labeur patient qui donne forme à l’impatience de la liberté.
Michel Foucault
Qu’est-ce que les Lumières ? / 1983
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