Beckett
Beauté de Beckett. La solitude, le soir, la rue, les bars, le whisky. Le théâtre aussi, le jour (pour mémoire, la présence précise, admirable, de Roger Blin). Imbécillité d’époque (la nôtre) : le tenir pour affable, gai, sociable. Pas père : on ne le peut tout de même pas – rien chez lui qui le conduise à se commettre dans la reproduction (la reproduction de l’espèce : comique de répétition). Pas reproduit donc, mais tout ce qu’il y a d’attentif, aux autres, aux enfants, de compatissant, c’est ce qu’on a dit (ce qu’il devait être aussi, ce qu’il devait être sans doute). Un livre l’a dit, Comment c’était. Souvenirs sur Samuel Beckett, d’Anne Atik ; et tout le monde de pouvoir enfin dire (Sollers le premier et, à sa suite, tout ce qui plaide pour la joie légère et y applaudit) : n’en croyez pas les œuvres, elles cachent l’homme, le gâchent. L’homme, allons, voyons, si aimable, si prévenant, si bien fait pour que nul ne trouve à redire à sa propre absurdité (bonté par surcroît de Beckett : faire que sa propre absurdité ne convainque pas chacun de la sienne dans sa vie). À ce train, Thomas Bernhard passera lui aussi bientôt pour bon fils, bon amant, bon mari, bon voisin, ce qu’on voudra, le talent en plus, cela va sans dire puisque ce dont il s’agit ici, c’est de faire l’éloge de la littérature ; de la littérature, mais pas de n’importe laquelle, pas de celle qui est : sombre, sale, démente, morbide, caractérielle, ressassante, névrotique, etc. Seulement de celle qui témoigne de cette joie légère. Mais n’est-ce pas déjà fait ? ce l’est sans doute. Il faut bien que ceux qui sont partout se vengent de ceux qui ne savent pas comment faire pour n’être nulle part.
Tact de Beckett : il ne répond pas de son œuvre (quelques photos de lui cependant attestent d’elle en outre), s’éloigne d’où on l’honore, s’emploie à ne pas lui tenir lieu de preuve (plus personne qui ne veuille tenir lieu de preuve à ce qu’on croit qu’il est, qui ne joue ce jeu, à la fin qui ne le [se] justifie). Qu’à cela ne tienne : on l’opposera post mortem à son œuvre, on fera de lui la preuve qu’elle n’est pas celle qu’on a lue. Pour finir, partout le même désir que la littérature s’expie – qu’expient ceux qui s’y sont asservis. Partout le même révisionnisme : tout convertir au divertissement (au sens, stricto sensu, de Pascal ; dans tous les autres, depuis). Y convertir : 1. a posteriori ce qui fut antérieur à sa domination, 2. a fortiori ce qui lui fut hostile.
Pas d’écrivain aujourd’hui qui ne se produise partout où on l’invite à le faire : entretiens, lectures, corps, voix, lumières, sons (numérisés). Pas un pour douter de lui-même ; autrement dit, pour avoir honte ou se sentir ridicule (pourtant la littérature est ridicule au moins autant qu’elle fait honte). Imagine-t-on Beckett lire, s’entretenir ? Répondre aux questions (d’un public de passage ; pourquoi écrivez-vous, pourquoi écrivez-vous cela et comment ? on connaît de toute façon la réponse : « Bon qu’à ça »). Régler sur lui la lumière ou le son ? faire que son corps leur convienne ? Beckett, ou Michaux, ou Bataille ou Blanchot, etc. ?
Beckett n’est pourtant pas sans présence ; il a simplement fait en sorte qu’un autre lui en tienne lieu (qu’un autre l’absorbe ou que lui-même s’y dilue). Beaucoup d’autres le pouvaient et l’ont fait (le feront) : il a réglé sa « disparition » de telle sorte qu’elle ne soit que partielle ; que d’autres aient le corps qu’il ne pouvait pas avoir assez ; d’autres la voix ; que ces corps, ces voix se superposent aux siens, absentent les siens ; non pas pour tout à coup être sans corps ni voix, mais pour que les siens ne le soient plus, ne lui appartiennent plus, qu’il n’ait plus rien en propre. C’est un dispositif. Et un tel dispositif s’appelle : le théâtre.
David Warrilow aura été ce dispositif ou, si l’on veut, ce théâtre. Quiconque l’a vu le sait, et le tient pour tels. Spectral, sépulcral, Warrilow est le nom du corps et de la voix dans lesquels ont disparu – pour exister – le corps et la voix de Beckett.
En somme, Warrilow aura été fait par Beckett pour que Beckett n’eût pas à paraître. Ou, plus précisément, pour qu’il parût sous des traits auxquels il empruntait une existence qu’il lui semblait ne pas pouvoir laisser paraître autrement qu’en fuyant. Non pas pour qu’il n’eût pas d’existence ni ne répondît aucunement de la sienne, mais pour qu’en répondît quiconque avait la même ; pour que quiconque – le premier venu – pût faire apparaître ce qu’il y a dans toute existence d’aussi absolument impersonnel (si j’osais une remarque politique, je dirais que c’est là la leçon que Beckett a tiré de la Résistance, en plus d’un point semblable à celle qu’en ont tiré les déportés qui lui ont survécu – Antelme, Cayrol…).
Beckett/Warrilow : la même beauté d’une voix/ d’un corps deux fois dédoublés, faits pour entraîner dans d’autres dédoublements (ni tous ni n’importe lesquels ; aucune hystérie là-dedans).
Je me souviens de ceci, mais sans en être sûr aujourd’hui : d’une unique lumière tombant d’un réverbère (en réalité des cintres) sur Warrilow. Lequel « disait » : voix basse, basse continue, parfaite immobilité du corps réduit à la seule expression de la voix. Au fur et à mesure que cette voix disait, prononçait, la lumière tombant des cintres s’amenuisait. Jusqu’à ce que cessât de tomber des cintres aucune lumière et que le noir seul reçût la voix montant d’un corps maintenant tout entier obscurci et pétrifié. Solo. La disparition de Beckett était faite pour entraîner avec elle-même celle de celui qui s’était porté à son secours, lui prêtait la sienne.
Théorème ou fable : on jugera des écrivains à ce qu’ils sont capables : 1. de disparaître ; 2. de faire que disparaissent eux-mêmes ceux qui se portent vers eux, leur prêtent leur voix (les lisent, les disent). De ce jugement, il résultera a contrario que ne pourra prétendre à passer pour « écrivain » quiconque cherchera, de quelque façon que ce soit, à apparaître (ce qui ne rend pas vrai l’inverse ; il faut donc préciser : s’il ne suffira pas de disparaître [d’où que ce soit] pour se faire écrivain, il suffira en revanche d’apparaître [où que ce soit] pour n’en être pas un – ou pour avoir cédé sur ce qu’en être un veut).
… Kafka
La même époque, les mêmes qui la représentent, veulent que Kafka, comme Beckett, ait : « été drôle », « fait rire »…
La preuve ? Il aurait lui-même ri de certains de ses textes (on le leur a dit, ils le disent). Oui, il a ri quand il lut, à Brod je crois, je crois la Métamorphose. Quelle preuve, en effet ! S’il rit, c’est de honte. On peut l’imaginer (la honte est entêtante chez lui) ; je peux l’imaginer (j’ai toujours eu honte de ce que j’écrivais et j’en ai toujours ri ; ri et de ce que j’écrivais et de ce que j’en aie honte). Pas d’abord. On rit après, la chose faite, quand on ne peut plus faire qu’elle ne l’ait pas été, et pour en être excusé en quelque sorte (on en conviendra, plus beaucoup de livres faits pour que leurs auteurs en aient honte, encore moins pour qu’on les en accuse, ni qu’ils en rient). Après tout, tant de malheur est risible. Cette très grande drôlerie, seuls ceux qui ont été au bout la connaissent. Au bout : ont bu, aimé, vu de près la mort, aimé de nouveau, bu quand même… Toute cette joie légère, cette petite jouissance à laquelle on voudrait que tout soit aujourd’hui réduit n’y résiste pas – tient du rire enregistré.
Kafka fuit, feint, se défausse. S’il avait pu ne pas, il aurait mieux aimé. Entre autres, ne pas être Kafka ni l’auteur d’aucun des livres qu’on lui prête. S’il n’avait tenu qu’à lui, la littérature eût compté pour rien ; pour moins que ce dont la vie est pleine : mettre un maillot de bain, faire de la barque avec des amis, nager, pêcher, mordre dans un fruit, prendre le train, monter dans un aéroplane. L’époque est aux écrivains qui voudraient que la littérature ne coûte rien, ne les prive de rien. Pour Kafka, il y aurait eu tout ce dont la vie est pleine, et le fait « inempêchable » que la littérature lui fît objection. Il a choisi la littérature quoiqu’il n’eût pas moins aimé qu’elle tout ce dont elle l’a privé.
Il faudrait pouvoir se représenter que celui à qui la littérature était plus qu’à tout autre essentielle, se fût aussi bien volontiers passé d’elle ; autrement dit, eût pu aimer n’importe quoi d’autre autant qu’elle.
Entre autres choses qu’on ne peut plus dire (que l’époque ne permet plus qu’on dise) : que la littérature est un supplice, et qu’il n’y a personne qui ne l’aime pourtant plus que tout qui ne puisse désirer d’en être délivré.
Le dilemme kafkaïen (comme on dit) : littérature ou mariage / mariage ou littérature ?, ne dit réellement quelque chose (rien de ce qu’on pense d’abord : bohème ou bourgeoisie ; dissipation ou convention ; héroïsme ou anonymat ; solitude ou foyer, etc.) qu’à la condition qu’on mesure qu’il n’eût pas moins aimé, ni moins follement, qu’il n’a, follement, écrit. Autrement dit, qu’il fallait qu’il fût en mesure d’aimer follement pour que l’amour, dans son esprit, prétendît se tenir un seul instant à la hauteur de la littérature. Bien sûr, une troisième possibilité existe qui désespère, elle : qu’il lui arrivât de tenir la littérature pour décevante au point qu’il la sacrifiât à un amour qui pût ne pas l’être moins.
Kafka, ou l’impossibilité de cesser de questionner une œuvre dont il eût fui les questions qu’elle lui posait, si fuir lui avait été possible. À moins que : il ait écrit cette œuvre infiniment questionnante parce que fuir lui était impossible. Tous ceux qui écrivent sur elle le savent. Ce qui m’intéresse ici, c’est que, quelque volonté de fuir qu’il eût, de fuir son œuvre ou de fuir au moyen d’elle, il ait posé la question de celle-ci, de la littérature, en des termes auxquels on n’échappe pas. Et ces termes sont : la littérature ou rien. Rien n’oblige de la choisir, rien ne veut qu’on ne lui préfère pas tout. Une chose est impossible cependant : qu’on veuille la littérature et le reste, sitôt qu’on choisit la littérature ou le reste. Le contraire, donc, de ce qu’on dit un peu partout, et fait. Rien chez lui de la possibilité que le reste se soustraie à la littérature ni que la littérature s’ajoute au reste. L’opposition est entière. Il y va de : vivre ou écrire. Comme chez Pascal (comme chez Nietzsche aussi). La même séparation ; le même renoncement. On le remarquera : que n’accuse aucun anathème. Kafka n’est pas de ceux qui pensent avoir raison de choisir l’un contre l’autre. Je l’ai dit, il est vraisemblable que, s’il n’avait tenu qu’à lui, le reste – l’existence dans sa totalité, le rire, l’amour, etc. – lui eût paru préférable. À ceci près qu’il lui revenait que la littérature lui échût et que l’existence lui échappât (lui fût refusée). Parce que rares sont ceux qu’elle élit. Et plus rares encore ceux qui ne maudissent pas cette « élection ».
… Pascal
Le pire des trois. Tous les dons : l’intelligence pure, peut-être même la légèreté et la jouissance de la jeunesse – mais pour y renoncer (le jansénisme comme nom d’époque de ce renoncement, auquel il se rallie moins pour être lui aussi Janséniste que pour renoncer). Renoncement qu’il : pèse, calcule, argumente, théorise. Dont il se défend, qu’il diffère. Qu’il veut exemplaire (il a des titres à l’être) parce qu’il veut que tous le suivent. Mais pour quoi ? Pour un Dieu que son calcul ne rend qu’un peu plus hypothétique ? Ou pour rien ? À la vérité, Dieu ne devient le nom de ce renoncement que parce qu’il fallait que celui-ci eût un nom, et qu’il était le seul qui s’y prêtait et qui lui prêtait son absence de mesure.
En réalité, il ne renonce pas sans condition. D’abord, il raidit le jansénisme (peut-être la dernière grande hérésie du christianisme) ; de l’autre, il l’égaye follement (il l’arsouille). Maudit-il le monde ? c’est ce qu’il semble. En réalité, il raille ce qui conspire à ce monde (tout ce qui s’accommode, s’arrange, pactise – les Jésuites : ses ennemis sont les mêmes que les nôtres aujourd’hui). S’il triche, c’est qu’il ne raidit, ne radicalise le jansénisme qu’en partie. Parce que, pour le reste, il rit. Des trois, il est le seul qui rie vraiment (il est d’une insolence folle, d’une insolence heureuse). Des Jésuites ? Des Jésuites, bien sûr – ils sont le parti qui domine. Mais son désir de rire se serait trouvé d’autres cibles si les Jésuites avaient manqué. Parce qu’il lui fallait une bêtise. Parce qu’il fallait que son refus du monde fût le refus d’une bêtise. Peut-être parce qu’il n’y a rien comme elle qui facilite son refus (et parce que refuser ne se donne pas facile- ment). De la bêtise en soi qu’il y a d’être au monde ; de la bêtise a fortiori qu’il y a d’abonder dans son sens. Dernière grande hérésie du christianisme veut dire : dernier grand désir de le changer ou dernière grande politique de son changement. Or Pascal sera celui qui, passant des Provinciales aux Pensées, fera passer le jansénisme de la négation d’un monde au renoncement au monde – dernière grande politique, puis premier grand nihilisme.
Même les Jésuites en effet n’ont pas suffi à son renoncement ; et, faute qu’ils y suffisent, il lui a fallu trouver une raison supérieure. Dieu ? Ce sera Dieu, mais, de même, sous condition. Les Provinciales étaient un pur jeu de logique et d’ironie (grand moment : celui où il se demande si railler à ce point est encore chrétien ; il feint une attention passionnée au reproche que les Jésuites lui en font ; se montre prêt au repentir ; en appelle à Augustin et Tertullien ; à la fin, s’autorise de rien moins que… Dieu – autrement dit, il fait entrer Dieu au nombre de ses raisons, quand il semblait que c’était pour Dieu qu’il faisait montre de toutes ses raisons). Les Pensées seront aussi un pur jeu de logique, mais sans ironie, désespéré même (le satiriste en lui s’est retiré, a disparu). La condition à laquelle il soumet Dieu, comme il a soumis les Jésuites, c’est : « Existe » – pure commination. Paradoxe du pari : Pascal peut à bon droit y passer pour le premier qui a mis Dieu rationnellement en cause – lui laissant peu de chance, d’ailleurs ; il peut aussi bien passer pour celui qui la lui a donnée (qui lui a du moins donné sa dernière chance). Jusque-là, nul n’aurait dû douter de Dieu ; à partir de lui, une partie aurait pu y croire. En somme, il le dotait d’un statut nouveau, que le calcul ou la chance élirait. Il ne fallait pas moins que Pascal pour que Dieu existât ou pour qu’il n’existât pas. Son insolence est intacte, mais elle a perdu de la joie qui l’animait ; il le sait : sans Dieu, son renoncement ne sera pas moindre, il sera au contraire un peu plus entier : il lui faudra alors renoncer jusqu’aux raisons de son renoncement. Coût ou piège de sa logique elle-même. À laquelle on ne prétend qu’à tort qu’il a renoncé.
La seule chose à la fin à laquelle il n’ait pas renoncé.
(Anecdote en guise de codicille : chez les pères jésuites où j’ai été élevé, Nietzsche pouvait être nommé [il l’était même souvent] ; Sartre pouvait l’être aussi [certes, pas depuis longtemps]. Presque tous pouvaient l’être. Mais Pascal, pas. Jamais. Jamais, tout le temps que j’y fus, je ne l’y ai entendu, ne serait-ce que, nommé. Pascal l’innommable.)
Michel Surya
Beckett Kafka Pascal / 2010
in Contre-Attaques (Al Dante)
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