Depuis le 19è siècle, le regard de la société sur la jeunesse s’est transformé. Quelles que soient les stratégies employées par les dirigeants successifs, la logique est restée la même : préserver les intérêts des classes possédantes.
De l’innocent coupable à l’enfant criminel : de la préservation de l’ordre moral à la mise en place d’un nouvel ordre économique
A l’aube de la grande industrie, la bourgeoisie de l’époque, doutant de la capacité de la famille ouvrière à assurer dans les meilleurs conditions – hygiéniques et morales – la reproduction de la force de travail, met en place des équipements, soit caritatifs soit publics. Les « filles perdues » sont placées dans les institutions religieuses, pour être rééduquées à grands coups de repentance et de pénitence… L’adoption de la loi de 1841 sur le travail des enfants fixe la durée de travail selon des tranches d’age : 10 heures pour les enfants de 8 à 10 ans – 12 h pour les enfants de 10 à 14 ans – 13h pour les 14 à 16 ans dans les manufactures. C’est une erreur de croire que les jeunes ouvriers ne reçoivent aucune instruction dans les fabriques. Sous le précepte « un travail continu est le meilleur garant d’une bonne conduite », ils y prennent l’habitude du travail, de l’ordre et de l’obéissance.
Dans les mêmes années ce sera aussi la loi Guizot sur l’instruction primaire. Ces deux lois d’encadrement de la jeunesse participent à la stratégie des manufacturiers qui désignaient comme un foyer d’immoralité l’espace exigu de la famille ouvrière. On parle à cette période « d’innocents coupables » et on associe guérison et punition.
Le vagabondage et le chapardage sont d’autant plus réprimés que ces pratiques viennent entraver l’industrialisation forcée de la France. La première guerre mondiale verra un début de défaite de la classe ouvrière. L’assaut prolétarien des années 1920 et la grande crise économique modifieront la volonté du législateur. Aux yeux de la société, « l’innocent coupable » devient « l’enfant criminel ». Jusqu’au milieu des années 1930, la politique répressive à l’égard des enfants va se poursuivre avec la mise en place des colonies pénitentiaires et des bagnes pour enfants. Durant cette période, le travail va être un élément important de la peine : il s’agit d’en faire une nouvelle forme de subordination, dont le capitalisme industriel a besoin pour asseoir sa domination. On assiste simplement à un retour de la conception des manufacturiers du dix-neuvième siècle.
En 1934, suite à des campagnes de presse vigoureuses, l’opinion publique soutient les mineurs en révolte de la colonie pénitentiaire de Belle-Ile. Le regard de l’opinion change de nouveau : ces enfants ne sont plus seulement menaçants, ils sont aussi victimes.
Le pétainisme « fera école » pour créer une France Nouvelle : camps de jeunesse, encadrement dans la perspective d’ une jeunesse saine qui croit en l’avenir du pays. Dans les écoles des cadres de la République (1), la formation est assurée par des catholiques de gauche et des membres d’organisations ouvrières pacifiées sous la botte allemande. Ces cadres resteront en place jusqu’à leur retraite. L’expérience des camps de jeunesse (sur le modèle pétainiste) restera pendant longtemps un modèle « d’éducation populaire ».
Après cette seconde défaite de la classe ouvrière qui a vu les ouvriers européens se massacrer pour les intérêts du capital, l’expérience des camps et le retour des prisonniers de guerre accélèrent la remise en question des colonies pénitentiaires. L’ordonnance de 1945 va instaurer dans les textes la primauté de l’éducatif sur le répressif : on sépare la peine et la mesure éducative, on redonne un sens éducatif à la peine. Mais l’enfermement demeure, avec un nouvel arsenal de structures coercitives (centres d’observation, internats de rééducation ou IPES, internats correctifs…).
En 1958, les centres spéciaux d’observation de l’éducation surveillée (CSOES) sont mis en place dans l’enceinte des prisons, ces structures sont donc gérées par l’éducation surveillée mais restent au sein des quartiers pénitentiaires.
Après le grand assaut prolétarien des années 68 le capital met en place sa propre révolution. C’est que dans les années 70, « Le travail vivant a perdu sa centralité dans le processus de transformation du monde et c’est le capital, entant qu’il est rapport social et non démiurge abstrait, qui a fait sa révolution économique et techno-scientifique » (2).
Dans ces années-là l’éducation surveillée va plus loin et décide de fuir l’espace carcéral, en créant ses propres lieux d’enfermement : les centres d’observations fermés. Il ne s’agit officiellement plus de prison mais les murs d’enceinte, les grilles sont toujours de rigueur.
À partir des années 80, on ne jure plus que par l’action éducative en milieu ouvert (AEMO). Même si les travailleurs et travailleuses sociales identifient bien que ce qui est nommé délinquance est une réaction aux injustices sociales, la réponse faite aux jeunes c’est la psychologisation.
Le renforcement des technologies de discipline
En 1990, vient le retour à une perception du/de la mineurE dans sa dangerosité sociale.
Il s’agit de surveiller et contenir toute une partie de la population reléguée géographiquement, socialement et économiquement dans les équipements du pouvoir ( HLM, Maison de quartier).
Le travail social produit ses futurs clients pour se pérenniser. « A défaut de la révolution par les forces productives, on a la révolution des forces productives ».
Au début des années 2000, les technologies de discipline alliant l’éducatif, le médical (via la psychologie et la psychiatrie) et le carcéral se renforcent avec la création de nouveaux établissements. Les premiers Centres Éducatifs Renforcés (CER) ouvrent en 1998, on en dénombre 57 en 2002 quand sont créés les Centres Éducatifs Fermés (CEF) avec comme objectif : un CEF par département. Toujours en 2002, le ministère de la Justice programme la construction de nouvelles prisons dont 7 Établissements Pénitentiaires pour Mineurs (EPM). Les mineurEs sont depuis longtemps incarcéréEs dans les quartiers qui leurs sont « réservées » dans les taules (leur nombre est, d’ailleurs, en constante augmentation). Mais avec ces EPM, c’est la première fois dans toute l’histoire moderne que l’état associe le terme « prison » à la gestion des mineurs et leur enfermement. Cela participe au processus de banalisation des prisons.
Ces EPM nous sont « vendus » comme des lieux éducatifs. En réalité, ce sont bien les 3 leviers de normalisation que sont l’éducatif, le médical et le carcéral, qui sont en jeu ici.
Quant à l’outil médical et son versant psychologie, on assiste ces derniers temps à un retour en grâce de courants de la psychologie issus du début du siècle dernier (notamment l’utopie comportementalisme, souvent anglo-américaine) qui identifiaient des caractères innés dans les déviances et la délinquance. Nous présenter la délinquance comme une maladie est effectivement un des objectifs du récent rapport de l’INSERM (Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale) sur le trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent.
C’est une tentative de faire passer la transgression des règles établies par le pouvoir comme étant intimement liée à la question de la santé mentale des êtres. Ainsi, toute attitude hors du cadre établi, ne renverrait pas à une remise en cause du système, mais à une inadaptation personnelle relevant du domaine psychiatrique.
L’éducation comme outil d’intériorisation des normes du système en place
On peut constater des allers-retours permanents entre répression et « éducation ». Mais, ne devons-nous pas interroger plus précisément cette notion d’éducation ? Lorsque l’on parle d’éducation aujourd’hui, il s’agit avant tout de conformer les individus à ce qu’on attend d’eux : obéir aux règles qu’on leur pose sans qu’ils les remettent trop en cause ; se préparer non pas, comme on veut nous le faire croire, à devenir autonome et critique mais à devenir productif et utile à la société, à savoir se vendre et se satisfaire de sa condition…
Dans ce sens, un ensemble d’institutions a été utilisé et/ou mis en place pour éduquer des « citoyens » : la famille, l’école avec son internat, la religion, la caserne, le salariat… Ces dernières institutions se constituent en relais de la famille, premier lieu de socialisation et de transmission des valeurs morales dont a besoin l’ordre établi pour se perpétuer.
D’une part, on y apprend la discipline et l’obéissance par les premières relations hiérarchiques entre et avec les parents. Dans le même temps, on y intègre, sous la pression des pairs, les comportements adéquats à la vie en société : le travail, la consommation, la « raison ». Aujourd’hui plus que jamais, l’état intensifie son contrôle sur ce que doit être l’éducation familiale et, lorsque la famille a été rendue défaillante (précarisation, stigmatisation,…), des institutions « spécialisées » prennent en charge les enfants pour pallier à cette carence dans l’éducation, au cas où un individu échapperait par chance au conditionnement recherché.
Pour susciter l’adhésion, cette éducation sociale a besoin de reposer sur des liants abstraits, ceux de la Démocratie et de la Nation, maintenus par la peur de l’Autre, de l’Étranger.
Le développement des sciences humaines qui dissèquent les comportements sociaux, par le biais de la sociologie, et individuels, par le biais de la psychologie, a nourri ce mouvement. La compréhension des processus agissant dans la société a permis la mise en œuvre toujours plus efficace de certains mécanismes. Ces mécanismes visent à asseoir les individus dans le rôle social qui leur est attribué, à apprivoiser les comportements et lisser ou éliminer les fonctionnements humains considérés comme déviants.
Des instances répressives nécessaires au maintien de l’ordre établi
Les récents projets d’EPM sont les derniers outils d’éducation/intégration.
La psychiatrie s’est posée, ces dernières années, comme un pilier répressif. En dix ans, le nombre d’hospitalisations d’office ou à la demande d’un tiers a augmenté de 86 %. Tout écart à la norme relève désormais du domaine de la maladie et ce, dès le plus jeune âge. La psychiatrie joue entre deux types d’enfermement : l’enfermement physique et/ou la camisole chimique, prenant en charge des personnes en réelle difficulté psychique mais aussi qui « simplement » dérangent. La « pilule de l’obéissance », comme la Ritaline, dont les ventes ont explosé ces dernières années, en particulier pour faciliter la scolarisation, en est une illustration parfaite. Cela mène ainsi de plus en plus de personnes à perdre le droit et la capacité à décider de leur propre existence.
La prison, y compris les EPM (Établissements Pénitentiaires pour Mineurs), est le second pilier de cette répression. De nouveaux délits apparaissent, des délits deviennent des crimes, les peines sont de plus en plus importantes, en terme de prononcé de la peine comme d’exécution… et il faut construire, construire de nouvelles places de prison, opération qui constitue une « merveilleuse » manne financière.
La prison est une instance qui sert à faire peur.
Cette institution a aussi et surtout pour but de soumettre de force les corps et les esprits à un degré toujours plus élevé. C’est ce qu’on appelle « donner l’exemple ». Il s’agit de « devenir adulte » – entendons « être adulte » comme « être ayant acquis norme et discipline ».
Ces deux formes de réponse, l’enfermement psychiatrique et carcéral, marquent le refus de cette société d’être mise en jeu et, par leur existence, limitent les velléités de remise en cause. Elles permettent de ne jamais lire la violence de l’enfant à la lumière de la violence de l’autorité, ni son hyperactivité à celle de son manque d’espace et de dépense d’énergie. Exception faite de leur caractère illégal, que représentent le deal ou le vol à l’étalage en comparaison du commerce orchestré par ceux qui sont au pouvoir ? Comment aborder la question des déviances sexuelles, sans interroger l’image véhiculée des hommes et des femmes et les frustrations affectives ? Autant de questions que nous avons envie de nous poser et de poser.
le Laboratoire anarchiste
http://lelaboratoire.over-blog.com/
Texte modifié d’un tract distribué lors de la mobilisation contre l’ouverture de l’EPM d’Orvault
Sur l’Education populaire, voir Franck Lepage, http://www.scoplepave.org/ et notamment toutes les vidéos sur ce site de ces spectacles Inculture(s) :
http://www.scoplepave.org/conf_incul_1_vid.php
http://www.scoplepave.org/conf_incul_2_vid.php
(note Silence qui parle)
Educ PJJ c’est quoi ? C’est un fonctionnaire du ministère de la Justice. Mandaté par le juge pour enfants, l’éducateur de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) suit les mineurs en difficulté, soit dans le cadre de la protection de l’enfance, soit dans le cadre pénal. Il a le statut de fonctionnaire de l’Etat.
- Les notes historiques sur les lois Guizot et la loi des manufacturiers ont été écrites après la lecture des Révoltes logiques n°3.
- Le concept des équipement du pouvoir est extrait du livre de la collection Recherche n°13.
1 Uriage a deux fonctions : d’une part, dans le contexte d’une débâcle militaire, le gouvernement de Collaboration tente de maintenir l’ordre en prévenant toute tentative de reprise de la lutte armée. Ainsi, les Chantiers de la jeunesse, secondés par Uriage, prennent en charge les jeunes démobilisés. D’autre part, l’école des cadres doit servir de laboratoire idéologique. (Antoine Delestre, Uriage, une école et une communauté dans la tourmente, 1940-1945, Presses universitaires de Nancy, 1989)
2 Extrait du livre de Jacques Wajnsztejn Après la révolution du capital.