Archive mensuelle de juin 2010

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Le Forgeron / Arthur Rimbaud

Palais des Tuileries, vers le 10 août 1792.

Le bras sur un marteau gigantesque, effrayant
D’ivresse et de grandeur, le front vaste, riant
Comme un clairon d’airain, avec toute sa bouche,
Et prenant ce gros-là dans son regard farouche,
Le Forgeron parlait à Louis Seize, un jour
Que le Peuple était là, se tordant tout autour,
Et sur les lambris d’or traînant sa veste sale.
Or le bon roi, debout sur son ventre, était pâle
Pâle comme un vaincu qu’on prend pour le gibet,
Et, soumis comme un chien, jamais ne regimbait
Car ce maraud de forge aux énormes épaules
Lui disait de vieux mots et des choses si drôles,
Que cela l’empoignait au front, comme cela !

« Or, tu sais bien, Monsieur, nous chantions tra la la
Et nous piquions les boeufs vers les sillons des autres :
Le Chanoine au soleil filait des patenôtres
Sur des chapelets clairs grenés de pièces d’or.
Le Seigneur, à cheval, passait, sonnant du cor
Et l’un avec la hart, l’autre avec la cravache
Nous fouaillaient. – Hébétés comme des yeux de vache,
Nos yeux ne pleuraient plus ; nous allions, nous allions,
Et quand nous avions mis le pays en sillons,
Quand nous avions laissé dans cette terre noire
Un peu de notre chair… nous avions un pourboire :
On nous faisait flamber nos taudis dans la nuit ;
Nos petits y faisaient un gâteau fort bien cuit.

… »Oh ! je ne me plains pas. Je te dis mes bêtises,
C’est entre nous. J’admets que tu me contredises.
Or, n’est-ce pas joyeux de voir, au mois de juin
Dans les granges entrer des voitures de foin
Énormes ? De sentir l’odeur de ce qui pousse,
Des vergers quand il pleut un peu, de l’herbe rousse ?
De voir des blés, des blés, des épis pleins de grain,
De penser que cela prépare bien du pain ?…
Oh ! plus fort, on irait, au fourneau qui s’allume,
Chanter joyeusement en martelant l’enclume,
Si l’on était certain de pouvoir prendre un peu,
Étant homme, à la fin ! de ce que donne Dieu !
- Mais voilà, c’est toujours la même vieille histoire !

« Mais je sais, maintenant ! Moi, je ne peux plus croire,
Quand j’ai deux bonnes mains, mon front et mon marteau,
Qu’un homme vienne là, dague sur le manteau,
Et me dise : Mon gars, ensemence ma terre ;
Que l’on arrive encor, quand ce serait la guerre,
Me prendre mon garçon comme cela, chez moi !
- Moi, je serais un homme, et toi, tu serais roi,
Tu me dirais : Je veux !… – Tu vois bien, c’est stupide.
Tu crois que j’aime voir ta baraque splendide,
Tes officiers dorés, tes mille chenapans,
Tes palsembleu bâtards tournant comme des paons :
Ils ont rempli ton nid de l’odeur de nos filles
Et de petits billets pour nous mettre aux Bastilles,
Et nous dirons : C’est bien : les pauvres à genoux !
Nous dorerons ton Louvre en donnant nos gros sous !
Et tu te soûleras, tu feras belle fête.
- Et ces Messieurs riront, les reins sur notre tête !

« Non. Ces saletés-là datent de nos papas !
Oh ! Le Peuple n’est plus une putain. Trois pas
Et, tous, nous avons mis ta Bastille en poussière.
Cette bête suait du sang à chaque pierre
Et c’était dégoûtant, la Bastille debout
Avec ses murs lépreux qui nous racontaient tout
Et, toujours, nous tenaient enfermés dans leur ombre !
- Citoyen ! citoyen ! c’était le passé sombre
Qui croulait, qui râlait, quand nous primes la tour !
Nous avions quelque chose au coeur comme l’amour.
Nous avions embrassé nos fils sur nos poitrines.
Et, comme des chevaux, en soufflant des narines
Nous allions, fiers et forts, et ça nous battait là…
Nous marchions au soleil, front haut, – comme cela, -
Dans Paris ! On venait devant nos vestes sales.
Enfin ! Nous nous sentions Hommes ! Nous étions pâles,
Sire, nous étions soûls de terribles espoirs :
Et quand nous fûmes là, devant les donjons noirs,
Agitant nos clairons et nos feuilles de chêne,
Les piques à la main ; nous n’eûmes pas de haine,
- Nous nous sentions si forts, nous voulions être doux !

« Et depuis ce jour-là, nous sommes comme fous !
Le tas des ouvriers a monté dans la rue,
Et ces maudits s’en vont, foule toujours accrue
De sombres revenants, aux portes des richards.
Moi, je cours avec eux assommer les mouchards :
Et je vais dans Paris, noir, marteau sur l’épaule,
Farouche, à chaque coin balayant quelque drôle,
Et, si tu me riais au nez, je te tuerais !
- Puis, tu peux y compter, tu te feras des frais
Avec tes hommes noirs, qui prennent nos requêtes
Pour se les renvoyer comme sur des raquettes
Et, tout bas, les malins ! se disent  » Qu’ils sont sots ! »
Pour mitonner des lois, coller de petits pots
Pleins de jolis décrets roses et de droguailles,
S’amuser à couper proprement quelques tailles,
Puis se boucher le nez quand nous marchons près d’eux,
-Nos doux représentants qui nous trouvent crasseux ! -
Pour ne rien redouter, rien, que les baïonnettes…,
C’est très bien. Foin de leur tabatière à sornettes!
Nous en avons assez, là, de ces cerveaux plats
Et de ces ventres-dieux. Ah ! ce sont là les plats
Que tu nous sers, bourgeois, quand nous somme féroces,
Quand nous brisons déjà les sceptres et les crosses !… »

Il le prend par le bras, arrache le velours
Des rideaux, et lui montre en bas les larges cours
Où fourmille, où fourmille, où se lève la foule,
La foule épouvantable avec des bruits de houle,
Hurlant comme une chienne, hurlant comme une mer,
Avec ses bâtons forts et ses piques de fer,
Ses tambours, ses grands cris de halles et de bouges,
Tas sombre de haillons saignants de bonnets rouges :
L’Homme, par la fenêtre ouverte, montre tout
Au roi pâle et suant qui chancelle debout,
Malade à regarder cela !
« C’est la Crapule,
Sire. Ca bave aux murs, ça monte, ça pullule :
- Puisqu’ils ne mangent pas, Sire, ce sont des gueux !
Je suis un forgeron : ma femme est avec eux,
Folle ! Elle croit trouver du pain aux Tuileries !
- On ne veut pas de nous dans les boulangeries.
J’ai trois petits. Je suis crapule. – Je connais
Des vieilles qui s’en vont pleurant sous leurs bonnets
Parce qu’on leur a pris leur garçon ou leur fille :
C’est la crapule. – Un homme était à la Bastille,
Un autre était forçat : et tous deux, citoyens
Honnêtes. Libérés, ils sont comme des chiens :
On les insulte ! Alors, ils ont là quelque chose
Qui leur fait mal, allez ! C’est terrible, et c’est cause
Que se sentant brisés, que, se sentant damnés,
Ils sont là, maintenant, hurlant sous votre nez !
Crapule. – Là-dedans sont des filles, infâmes
Parce que, – vous saviez que c’est faible, les femmes -
Messeigneurs de la cour, – que ça veut toujours bien, -
Vous leur avez craché sur l’âme, comme rien !
Vos belles, aujourd’hui, sont là. C’est la crapule.

« Oh ! tous les Malheureux, tous ceux dont le dos brûle
Sous le soleil féroce, et qui vont, et qui vont,
Qui dans ce travail-là sentent crever leur front,
Chapeau bas, mes bourgeois ! Oh ! ceux-là, sont les Hommes !
Nous sommes Ouvriers, Sire ! Ouvriers ! Nous sommes
Pour les grands temps nouveaux où l’on voudra savoir,
Où l’Homme forgera du matin jusqu’au soir,
Chasseur des grands effets, chasseur des grandes causes,
Où, lentement vainqueur, il domptera les choses
Et montera sur Tout, comme sur un cheval !
Oh ! splendides lueurs des forges ! Plus de mal,
Plus ! – Ce qu’on ne sait pas, c’est peut-être terrible :
Nous saurons ! – Nos marteaux en main, passons au crible
Tout ce que nous savons : puis, Frères, en avant !
Nous faisons quelquefois ce grand rêve émouvant
De vivre simplement, ardemment, sans rien dire
De mauvais, travaillant sous l’auguste sourire
D’une femme qu’on aime avec un noble amour :
Et l’on travaillerait fièrement tout le jour,
Écoutant le devoir comme un clairon qui sonne :
Et l’on se sentirait très heureux ; et personne,
Oh ! personne, surtout, ne vous ferait ployer !
On aurait un fusil au-dessus du foyer…

« Oh ! mais l’air est tout plein d’une odeur de bataille.
Que te disais-je donc ? Je suis de la canaille !
Il reste des mouchards et des accapareurs.
Nous sommes libres, nous ! Nous avons des terreurs
Où nous nous sentons grands, oh ! si grands ! Tout à l’heure
Je parlais de devoir calme, d’une demeure…
Regarde donc le ciel ! – C’est trop petit pour nous,
Nous crèverions de chaud, nous serions à genoux !
Regarde donc le ciel ! – Je rentre dans la foule,
Dans la grande canaille effroyable, qui roule,
Sire, tes vieux canons sur les sales pavés :
- Oh ! quand nous serons morts, nous les aurons lavés !
- Et si, devant nos cris, devant notre vengeance,
Les pattes des vieux rois mordorés, sur la France
Poussent leurs régiments en habits de gala,
Eh bien, n’est-ce pas, vous tous ? Merde à ces chiens-là ! »

- Il reprit son marteau sur l’épaule.
La foule
Près de cet homme-là se sentait l’âme soûle,
Et, dans la grande cour, dans les appartements,
Où Paris haletait avec des hurlements,
Un frisson secoua l’immense populace.
Alors, de sa main large et superbe de crasse,
Bien que le roi ventru suât, le Forgeron,
Terrible, lui jeta le bonnet rouge au front !
Arthur Rimbaud
le Forgeron
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A 5 heures de Paris… Gaza ! / Union juive française pour la paix / communiqué Utopia

« En privilégiant une forme de cinéma à une autre, un discours face à un autre, un petit film indépendant que 99% des salles françaises n’ont pas programmé à un film qui bénéficie d’une sortie nationale dans 50 salles, Utopia a agi en programmateur professionnel, libre et (certes) engagé » / Eyal Sivan cinéaste israélien

A l’heure où la flottille humanitaire pour Gaza est arraisonnée par des commandos israéliens dans les eaux internationales, et que nous pouvons suivre quasiment en direct l’assassinat de certains passagers, les cinémas Utopia prennent la décision modeste et courageuse de déprogrammer provisoirement une comédie sentimentale israélienne (A cinq heures de Paris) pour reprogrammer le film Rachel, de la cinéaste israélienne Simone Bitton.
Ce film remarquable, que l’UJFP a accompagné à maintes reprises en France, est une véritable enquête sur la parodie d’enquête à propos du meurtre de Rachel Corrie, la militante pacifiste américaine écrasée par un char israélien en voulant s’opposer à la destruction d’une maison dans la bande de Gaza en 2003 – Rachel Corrie est le nom qui a été donné à un des bateaux de la flottille.
Le réseau Utopia est probablement un de ceux qui ont donné à voir le plus de films israéliens et palestiniens et n’envisage pas d’y renoncer, il s’agit d’autant moins d’une opération de boycott que l’échange de programmation s’est fait entre deux productions israéliennes, et que A 5h de Paris est programmé en septembre prochain.
Cependant et dans le même esprit que la campagne BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) appelée par la société civile palestinienne et reprise dans le monde y compris par des militants israéliens, Utopia veut réfléchir à la consommation y compris culturelle avec ses spectateurs.
Ce qui semble évident vu son travail depuis des années.
Ce qui l’est moins c’est la campagne médiatique qui s’est développée ces derniers jours contre le choix d’Utopia, avec les accusations scandaleuses et imbéciles d’antisémitisme ou de remise en cause de la liberté de création.
En d’autres termes, ce qui est attendu d’Utopia comme de la société française c’est, le silence et l’obéissance. Sur les crimes contre Gaza et aussi contre la solidarité internationale.
L’UJFP dénonce fermement une campagne punitive à l’égard d’Utopia, chargée d’intimider tous ceux qui risqueraient de les imiter en rappelant qu’ A 5 heures de Paris, ce dont il faut parler et que tant de médias veulent faire oublier, c’ est du siège de Gaza et de la mort lente d’un million et demi de civils.
Bureau national de l’UJFP / 15 Juin 2010

A 5 heures de Paris, un film de Leon Prudovsky (Israël 2009 1h30 VOSTF). C’est l’histoire d’un amour impossible… tiens donc ? Un film pas polémique pour deux sous, où on ne voit même pas l’oreille d’un Arabe… Distribué par une adorable société de distribution, dont on programme quasi tous les films, il était prévu à Utopia Tournefeuille en sortie nationale le 23 Juin et on s’apprêtait à le caser en bonne place dans la nouvelle gazette que nous sommes en train de fabriquer quand, tout soudain, nous parvient l’écho de l’agression de l’armée israélienne contre les navires pacifistes qui voguaient vers Gaza… je ne vous en dis pas plus, vous avez tous suivi.
Que faire pour manifester de manière un peu visible la réprobation d’un petit cinéma citoyen de rien du tout ? Un petit cinéma qui s’est toujours fait avec enthousiasme le relais de tous les beaux films israéliens et des rares palestiniens diffusés en France, accompagnés de nombreux débats, et qui s’exaspère de voir Israël attaquer, au mépris du droit, des navires transportant du matériel d’urgence et des militants pacifistes réclamant la cessation du blocus de Gaza, cette prison à ciel ouvert dont le beau film Aisheen nous donne encore aujourd’hui une vision désespérante.
Depuis tant d’années qu’Israël s’assied avec la plus parfaite arrogance sur les résolutions successives de l’ONU, se bat les flancs de toutes les protestations (plus ou moins molles) des états occidentaux (ceux qui ont le fric et les armes) à chaque mise à mal du droit international… quelle arme reste-t-il à des citoyens lambda, qui excluent d’office les moyens violents, pour faire savoir que trop, c’est trop et qu’il serait temps que les choses bougent ? Les dockers suédois et sud-africains ont apporté leur réponse en refusant de décharger les bateaux israéliens accostant dans leurs ports ; nous, cinéma Utopia, avons décidé de déprogrammer le film À cinq heures de Paris, soutenu par Israël Film Fund et Isratim (on n’a rien contre ce gentil petit film que nous nous engageons à programmer au premier signe de lever du blocus israélien de Gaza).
On a fini en effet par comprendre, au fil du temps et des pétitions, que nos élus, tétanisés par la crainte de mécontenter un état soutenu inconditionnellement par les Américains, feraient systématiquement passer la raison économique et donc celle du plus fort avant toute autre considération, en se contentant d’émettre des vœux pieux…
D’ailleurs qu’y a-t-il à cinq heures de Paris ? Tel Aviv, jumelée avec Toulouse… Subventionnée par le Conseil Régional et organisée par la Chambre de Commerce France Israël, une flottille de décideurs toulousains bien nourris, frétillants à l’idée de trouver stimulation et échanges auprès de ces pirates de haute mer, est partie le 4 Juin pour Tel Aviv. On s’interrogera au passage sur ces échanges d’une innocence toute relative puisque, parmi les multiples collaborations qui lient les deux villes, il y a celles qui tournent autour des drones dernier modèle (EADS/IAI), qui sont ce qu’il y a de plus sophistiqué dans les systèmes de combat… Des effusions qui ne s’arrêtent d’ailleurs pas aux portes de la ville rose puisque des soldats israéliens s’entrainent à la guerre électronique et à l’attaque de sites radar au milieu des pins des Landes, alors que nos soldats à nous, embrassons nous Folleville, devraient, si l’on en croit le Canard Enchaîné du 2 juin, partir s’entrainer incessamment à la guerilla maritime (euh ! urbaine) dans les territoires palestiniens et au Liban.
Dans ce contexte-là, de violence et de haine, la déprogrammation d’un film peut sembler bien mignonne et bien dérisoire… Pourtant, à voir la quantité d’appels de tous les médias de France et de la planète dès l’annonce (par le distributeur) de notre décision, on se dit que tout petits et tout isolés que nous sommes, on a mis le doigt sur la seule façon de faire entendre notre désapprobation.
On programme à la place le très beau film de Simone Bitton, Rachel (un film qui a été très peu passé par les salles de cinéma en France, sans que personne ne s’en indigne), qui nous semble beaucoup plus d’actualité. Jeudi 24 juin à 20h à Tournefeuille, la projection sera suivie d’une rencontre avec les associations Génération Palestine, Palestine 33 et l’Union Juive Française pour la Paix.
Cinéma Utopia
Lire aussi Simone Bitton
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« Tue un Turc et repose-toi » / Uri Avnery

L’idée d’une flottille comme moyen de briser le blocus frise le génie. Elle plaçait le gouvernement israélien devant un dilemme insoluble – le choix entre plusieurs options, toutes mauvaises.
En pleine mer, hors des eaux territoriales, le bateau fut arrêté par la Marine. Les commandos le prirent d’assaut. Des centaines de gens sur le pont résistèrent, les soldats utilisèrent la force. Des passagers furent tués, un grand nombre d’entre eux furent blessés. Le bateau fut conduit au port, les passagers en furent retirés par la force. Le monde entier les vit marcher sur le quai, hommes et femmes, jeunes et vieux, épuisés, l’un après l’autre, chacun encadré de deux soldats.
Le bateau s’appelait “Exodus 1947”. Il avait quitté la France dans l’espoir de briser le blocus britannique imposé pour empêcher les bateaux remplis de survivants de l’Holocauste d’atteindre les rivages de Palestine. S’il avait été autorisé à atteindre le pays, les immigrants illégaux auraient débarqué et les Britanniques les auraient envoyés dans des camps de détention à Chypre, comme ils l’avaient fait auparavant. L’incident aurait été oublié au bout de deux jours.
Mais la personne responsable était Ernest Bevin, un leader du parti travailliste, un ministre britannique arrogant, brutal, et aimant le pouvoir. Il n’était pas prêt à laisser une bande de Juifs lui dicter ce qu’il avait à faire. Il décida de leur donner une leçon aux yeux du monde entier. “C’est une provocation !” s’exclama-t-il, et bien sûr il avait raison. Le principal but était en effet de faire une provocation pour attirer l’attention du monde sur le blocus britannique.
Ce qui s’en suivit est bien connu : l’épisode traîna en longueur, s’éternisa, une stupidité en entraînant une autre, le monde entier eut de la sympathie pour les passagers. Mais les Britanniques ne cédèrent pas et en payèrent le prix. Un prix lourd.
Beaucoup de gens pensent que l’épisode de “l’Exodus” constitua le tournant de la lutte pour la création de l’Etat d’Israël. Les Britanniques cédèrent sous le poids de la condamnation internationale et décidèrent d’abandonner leur mandat sur la Palestine. Il y eut, bien sûr, bien plus d’arguments de poids pour cette décision, mais “l’Exodus” s’avéra être la goutte d’eau qui fit déborder le vase.
JE NE SUIS pas le seul à m’être souvenu de cet épisode cette semaine. En fait, il était presque impossible de ne pas y repenser, particulièrement pour ceux d’entre nous qui vivaient en Palestine à l’époque et qui en furent les témoins.
Il y a évidemment d’importantes différences entre les deux événements. A l’époque, les passagers étaient des survivants de l’Holocauste, cette fois-ci ils étaient des militants pacifistes du monde entier. Mais dans les deux cas le monde vit des soldats lourdement armés attaquer brutalement des passagers sans armes, qui résistèrent avec tout ce qui leur tombait sous la main, bâtons et mains nues. Dans les deux cas, c’est arrivé en haute mer – 40 km du rivage alors, 65 km aujourd’hui.
Rétrospectivement, le comportement britannique dans cette affaire apparaît d’une stupidité incroyable. Mais Bevin n’était pas idiot, et les officiers britanniques qui commandaient l’action n’étaient pas des cornichons. Après tout, ils sortaient de la Deuxième Guerre mondiale dans le camp des vainqueurs.
S’ils se comportèrent comme de parfaits imbéciles du début à la fin, ce fut en raison de leur arrogance, de leur insensibilité et de leur insondable mépris pour l’opinion publique mondiale.
Ehoud Barak est le Bevin israélien. Ce n’est pas un imbécile, pas plus que tous nos grands pontes. Mais ils sont responsables d’une chaîne d’actes stupides, aux implications désastreuses qu’il est difficile d’évaluer. L’ancien ministre et actuel commentateur Yossi Sarid a appelé le “comité ministériel des sept”, qui prend les décisions sur les questions de sécurité, “les sept idiots” – et je dois protester. C’est une insulte pour les idiots.
LES PREPARATIFS pour la flottille ont duré plus d’un an. Des centaines de messages électroniques ont circulé dans tous les sens. J’en ai reçu moi-même plusieurs dizaines. Ce n’était pas un secret. Tout s’est fait au grand jour.
Nos institutions politiques et militaires eurent beaucoup de temps pour se préparer à l’arrivée des bateaux. Les hommes politiques consultèrent. Les soldats s’entraînèrent. Les diplomates firent des rapports. Les équipes des services de renseignements firent leur travail.
Cela n’a servi à rien. Toutes les décisions furent mauvaises du premier instant jusqu’à l’instant présent. Et ce n’est pas encore fini.
L’idée d’une flottille comme moyen de briser le blocus frise le génie. Elle plaçait le gouvernement israélien devant un dilemme insoluble – le choix entre plusieurs options, toutes mauvaises. Tous les généraux souhaitent mettre leurs adversaires dans une telle situation.
Les options étaient :
a) Laisser la flottille atteindre Gaza sans obstacles. Le cabinet ministériel – ou secrétatiat du gouvernement (« Cabinet Secretary ») a soutenu cette option. Cela aurait abouti à la fin du blocus, parce qu’après cette flottille-ci, il y en aurait eu d’autres, plus importantes.
b) Stopper les bateaux dans les eaux territoriales, inspecter leur cargaison et s’assurer qu’ils ne comportaient ni armes, ni “terroristes”, puis les laisser continuer leur route. Cela aurait soulevé de vagues protestations dans le monde mais maintenu le principe du blocus.
c) Capturer les bateaux en haute mer et les conduire à Ashdod, risquant une bataille frontale avec les militants à bord.
Comme l’ont toujours fait nos gouvernements lorsqu’ils sont confrontés à un choix entre plusieurs options mauvaises, le gouvernement Netanyahou a choisi la pire.
Quiconque a suivi les préparatifs tels qu’ils ont été relatés dans les médias pouvait prévoir qu’on aboutirait à ce que des gens soient tués et blessés. On ne peut pas prendre d’assaut un bateau turc et s’attendre à être reçu par de jolies petites filles offrant des fleurs. Les Turcs n’ont pas la réputation d’être des gens qui capitulent facilement.
Les ordres donnés aux forces armées et rendus publics comprenaient les trois mots fatidiques : “à tout prix”. Tous les soldats savent ce que ces trois terribles mots signifient. De surcroît, sur la liste des objectifs, la prise en considération des passagers apparaissait seulement en troisième position, après la sauvegarde de la sécurité des soldats et la réalisation de la mission.
Si Benjamin Netanyahou, Ehoud Barak, le chef d’état-major et le commandant en chef de la Marine n’ont pas compris que cela conduirait à tuer et à blesser des gens, alors il faut en conclure – même pour ceux qui étaient réticents à considérer ceci jusqu’à présent – qu’ils sont extrêmement incompétents. On doit leur dire, avec les mots immortels d’Olivier Cromwell au Parlement : “Vous siégez depuis trop longtemps par rapport à ce que vous avez fait de bien ces derniers temps… Je vous dis : Partez et finissons-en avec vous. Au nom de Dieu, allez-vous-en !”
CET ÉVÉNEMENT met le doigt sur l’un des aspects les plus graves de la situation : nous vivons dans une bulle, dans une sorte de ghetto mental, qui nous isole et nous empêche de voir une autre réalité, celle perçue par le reste du monde. Un psychiatre pourrait diagnostiquer qu’il s’agit du symptôme d’un problème mental grave.
La propagande du gouvernement et de l’armée raconte une histoire simple : nos héroïques soldats, déterminés et sensibles, l’élite de l’élite, sont descendus sur le bateau afin de “parler” et ils ont été attaqués par une foule sauvage et violente. Les porte-parole officiels répètent à l’envi le mot “lynchage”.
Le premier jour, presque tous les médias israéliens ont accepté cette histoire. Après tout, il est clair que nous, les Juifs, sommes les victimes. Toujours. Cela s’applique aux soldats juifs, aussi. Certes, nous prenons d’assaut un bateau étranger en pleine mer, mais nous nous transformons immédiatement en victimes qui n’avons pas le choix et qui nous défendons contre des antisémites violents et remontés.
Il est impossible de ne pas se rappeler la blague juive classique sur la mère juive en Russie prenant congé de son fils qui est appelé à servir le tsar dans la guerre contre la Turquie. “Ne t’épuise pas” l’implore-t-elle, “Tue un Turc et repose-toi. Tue un autre Turc et repose-toi encore…”
“Mais maman, “ l’interrompt le fils, “Et si le Turc me tue ?”
“Toi ? S’exclame la mère, “Mais pourquoi ? Qu’est-ce que tu lui as fait ?”
Pour toute personne normale, ceci semble dément. Des soldats lourdement armés d’une unité d’un commando d’élite abordent un bateau en haute mer au milieu de la nuit, par mer et par air – et ils sont les victimes ?
Mais il y a un grain de vérité là-dedans : ils sont les victimes de commandants arrogants et incompétents, de politiciens irresponsables et de médias alimentés par eux. Et, en fait, victimes des Israéliens dans leur ensemble, puisque la plupart des gens ont voté pour ce gouvernement ou pour l’opposition, qui n’est pas différente.
L’affaire “Exodus” s’est répétée, mais avec un changement des rôles. Aujourd’hui nous sommes les Britanniques.
Quelque part, un nouveau Leon Uris s’apprête à écrire son nouveau livre “Exodus 2010”. Un nouvel Otto Preminger prépare un film qui deviendra un grand succès. Un nouveau Paul Newman en sera la vedette – après tout, ce n’est pas les acteurs turcs talentueux qui manquent.
IL Y A PLUS de 200 ans, Thomas Jefferson déclara que toute nation devait agir avec un “ respect scrupuleux des opinions de l’humanité”. Les dirigeants israéliens n’ont jamais accepté la sagesse de cette maxime. Ils adhèrent au dicton de David Ben-Gourion : “Ce que disent les Goys n’est pas important, ce qui est important, c’est ce que font les Juifs.” Peut-être supposait-il que les Juifs n’agiraient pas de façon stupide.
Faire des Turcs des ennemis est plus que stupide. Pendant des décennies, la Turquie a été notre plus proche allié dans la région, beaucoup plus proche qu’on ne le sait généralement. La Turquie pourrait jouer, dans l’avenir, un rôle important comme médiateur entre Israël et le monde arabo-musulman, entre Israël et la Syrie, et, même, oui, entre Israël et l’Iran. Peut-être avons-nous réussi aujourd’hui à unir les Turcs contre nous – et certains disent que c’est le seul sujet sur lequel les Turcs sont aujourd’hui unis.
C’est le chapitre 2 de l’opération “Plomb durci”. Nous avions alors dressé la plupart des pays du monde contre nous, choqué nos quelques amis et réjoui nos ennemis. Aujourd’hui, nous avons recommencé, et peut-être avec encore plus de succès. L’opinion mondiale est en train de se retourner contre nous.
C’est un lent processus. Il ressemble à l’accumulation d’eau derrière un barrage. L’eau monte lentement, tranquillement, et le changement est difficilement perceptible. Mais quand il atteint un niveau critique, le barrage explose et le désastre nous tombe dessus. Nous sommes constamment en train de nous rapprocher de ce moment.
“Tue un Turc et repose-toi” dit la mère de la blague. Notre gouvernement ne se repose même pas. Il semble qu’il ne s’arrêtera que lorsqu’il aura transformé en ennemis les derniers de nos amis.
Uri Avnery
Tue un Turc et repose-toi / 5 juin 2010
des extraits de cet article ont été publiés dans le Maariv, le second plus grand tirage des journaux israéliens
publié sur le site de Gush Shalom – Traduit de l’anglais Kill a Turk and rest pour l’AFPS
L’AFPS soutient le peuple Palestinien dans sa lutte pour la réalisation de ses droits nationaux. Elle agit pour une paix réelle et durable, fondée sur l’application du droit international. lire la charte
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