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Archive journalière du 25 juin 2010

Ligne de conduite ou lignes d’erre ? (2) / Sophie Mendelsohn / Chimères n°72, Clinique et politique

l’Arachnéen
Le réseau est le lieu propre à cette politique de la présence. Hérité de la guerre, et plus précisément de la résistance, expérimenté avec les « graines de crapule » et autres « vagabonds efficaces », le réseau est devenu en pratique pour Deligny une carte favorisant les rencontres de hasard et les événements qui en résultent. De ce qu’il décrit, on peut concevoir que ce qui fait événement relève d’une construction d’espace qui viendrait couper la linéarité du temps et de l’histoire – toujours cette idée, qu’il y ait de la place pour quelque chose là où rien n’est attendu, afin de ne pas se laisser aller à penser que rien n’est possible. Cette pratique s’est encore radicalisée avec les enfants autistes, qui échappent de toutes parts, n’ayant d’existence que l’errance. Organiser une errance à plusieurs comme concession à l’existence, telle a été la politique de Deligny dans les Cévennes :
« Nous avons nos habitudes. ‘Nous’ nous installons là, dans ce lieu, ‘nous’ y sommes, ‘nous’ y vivons. Un ou deux enfants aussi fous que des enfants peuvent l’être y sont, eux aussi. Nous y avons nos trajets, nos gestes, nos maniers, nos projets, nos routines : tel est l’établi. Tel est ce ‘nous autres’-là, petit ensemble, tel que nous le percevons, tel qu’il nous apparaît, tel qu’il serait possible d’en faire une carte. Et l’enfant fou qui est là, lui aussi, c’est sa ligne d’existence que je désigne par le terme de ligne d’erre, et ce qui reviendra comme un refrain peut se dire :
- Cette ligne dont il s’agit de rechercher l’écriture, elle est d’erre. Elle nous mène dans cette recherche de cet ‘autre chose’, objet élémentaire de cette quémande manifeste qui émane du moindre geste d’un enfant quel qu’il soit et qui s’exaspère venant de la part d’un enfant inadapté . »

Ce qu’il s’agit de mettre en suspens dans cette pratique collective de l’errance, qui néanmoins fait trace de s’écrire (sous forme de dessins de cartes par exemple), c’est donc la séparation de tous avec tous. C’est la condition que Deligny pose pour qu’une clinique puisse advenir, soit l’émergence d’un point de singularité qui déroute ponctuellement le cours des choses. Le « jeune dur » ressemble fugitivement à un ange délicat, l’enfant autiste devient pendant quelques heures l’eau qui coule entre deux cailloux et qu’il ne peut ni quitter des yeux, ni arrêter de boire – et lui qui semble n’être jamais nulle part, apparaît là faire partie d’un monde qui n’est plus forcément organisé en règnes séparés, végétal, minéral, animal…
Le réseau est un dispositif à ce point central chez Deligny, qu’il lui a trouvé un nom et une image lui permettant d’en singulariser l’usage – on peut entendre, sans doute, le choix de s’appeler « L’Arachnéen » fait par la maison d’édition, qui s’est constituée spécifiquement en vue de publier les œuvres complètes de Deligny, comme un judicieux hommage… L’Arachnéen est en effet le nom delignien du réseau. Au fil de l’œuvre, les caractéristiques de l’arachnéen se dégagent, sans jamais faire pour autant l’objet d’un exposé systématique, qui serait, on l’aura compris, à l’envers du style et des préoccupations de Deligny. Il ne me semble pas inutile, pourtant, d’en préciser les dispositions, tant l’arachnéen permet de cerner ce qu’il en est dans ce travail de la fonction clinique des lignes d’erre.
L’arachnéen est l’antimétaphore : les cartes dessinées avec les enfants autistes présentent un enchevêtrement de traits isolé comme une sorte de geste esthétique n’ayant a priori que peu à voir avec une quelconque fonction signifiante, qui reste délibérément tout à fait énigmatique, voire hypothétique. La carte ne dit ni ne représente rien, elle est un agir.
Le réseau est d’agir : le réseau est une pratique, pas une idéologie, et n’a donc pas de visée de réencastrement social. Le réseau est le lieu multiple de tentatives qui n’ont pas pour vocation de produire des résultats – il se pourrait bien que quelque chose ait lieu, simplement on ne peut pas compter dessus.
Le matérialisme arachnéen : le réseau est là où il est fait, sans qu’il soit pour autant possible de dire ce qu’il est ni où il est exactement – le faire n’implique pas le dire, tandis que le dire fait souvent obstacle au faire. Le matérialisme arachnéen fait donc valoir le repérer plutôt que le pérorer, le trajet plutôt que le projet, et mise à la fois sur le hasard et la persistance :
« Que peut-il en être du vouloir d’un gamin qui s’envoie la tête dans le mur et ce d’une manière réitérée ? Sur le mode du vouloir, les réponses sont faciles : se la casser, se faire mal, etc. Le hasard nous amène à vivre près d’une fontaine. Le gamin ne s’envoie plus la tête dans le mur. C’est donc là ce qu’il voulait ? De l’eau ? […] On voit bien qu’on peut enlever la nécessité du vouloir pour s’en tenir à la coïncidence, la coïncidence étant une position que nous pouvions tenir sans en être assiégés . »
Sans doute faudrait-il alors ici souligner que, loin de la décourager, le hasard sert la persistance. Ce qui implique que la persistance n’est effectivement pas donnée, qu’elle pourrait être mise en déroute par des assauts trop soutenus – or, n’est-ce pas le propre de la volonté que d’être assaillante ?
Rencontrer le réel : Deligny a raconté une anecdote qui permet de mettre en équivalence le réseau et le réel d’une part, et de les placer tous deux sous le signe de la rencontre (un bel exemple de la tuché, au sens où Lacan s’en sert pour matérialiser la différence).
« Il n’était que de voir, évoque Deligny, pendant la dernière guerre, l’attrait des messages personnels diffusés sur les ondes vers les réseaux ; le moins qu’on puisse dire, c’est que ces messages ne l’étaient en rien. Et combien de milliers et de milliers de gens qui n’étaient d’aucun réseau, ont écouté, curieusement charmés, ces chapelets de phrases insensées, sachant bien que, pour certains, c’était là un signal . »
Quel réel est donc là rencontré sous la forme du réseau diffracté sur les ondes radiophoniques? Celui d’un « mode d’être désubjectivé », pour reprendre les termes de Deligny lui-même. Ainsi des voix anonymes saisissent des auditeurs non identifiés et innombrables, qui en deviennent les destinataires hasardeux, tandis que par hasard elles peuvent aussi atteindre ceux-là mêmes à qui elles s’adressent, mais qui resteront non identifiables. Dans les critères que Deligny propose pour approcher un tel mode d’être, on entendra sans doute déjà certains accords de la petite musique rhizomatique : il est proliférant, il est mouvant, il est incertain.
Le rhizome, clinique et politique
Dans « Rhizome« , l’introduction de Mille Plateaux, ce second temps de la recherche clinique et politique de Deleuze et Guattari, il est fait mention du travail de Deligny avec les enfants autistes, et en particulier des cartes. Ils parlent alors, justement, de méthode : « La méthode Deligny : faire la carte des gestes et des mouvements d’un enfant autiste, combiner plusieurs cartes pour le même enfant, pour plusieurs enfants … ».
Pourquoi est-il là question de méthode ? Parce qu’il est question de l’accomplissement d’une tâche politique, qui consiste à déterminer les moyens à mettre en œuvre pour réaliser un vivre-ensemble qui ne se réduise pas au plus petit dénominateur commun (vivre les uns à côté des autres sans que cela affecte en rien les existences des uns et des autres), mais qui vise au contraire le déploiement des singularités (comment provoquer des points d’affectation mutuelle, et ensuite qu’en faire ?). Il s’agit pour Deleuze et Guattari de jouer la carte contre le calque (le mimétisme étant toujours favorable aux puissances dominantes, qu’elles soient symboliques ou politiques), l’espace multidirectionnel contre le temps mémoriel, et puis encore de défaire ces jeux d’opposition binaire… Si la visée est politique, la méthode, elle, est clinique – c’est en tout cas un des sens, me semble-t-il, de la référence à Deligny, présente entre les lignes dans toute cette introduction. Deleuze et Guattari reprennent en effet ici les choses là où Deligny les a laissées : Deligny n’est pas le théoricien de sa propre pratique. Il la décrit dans un style unique, à la fois poétique, polémique et critique, il en pressent les enjeux politiques larges, mais il n’en tire aucun concept. Ce qu’il sait faire, lui, c’est expérimenter et décrire ses expériences. « Rhizome » doit beaucoup – et beaucoup plus qu’il n’en est dit explicitement – aux expériences de Deligny. A se pencher de près sur la question, il ne semble pas excessif de penser que le concept de rhizome tient, sinon son existence, du moins son importance dans Mille Plateaux, des lignes d’erre cartographiées dans les Cévennes.
Qu’est-ce qu’un rhizome ? Il existe une définition botanique du rhizome, qui est la tige souterraine, généralement horizontale, de certaines plantes vivaces. Il diffère d’une racine par sa structure interne, qui produit des tiges aériennes et des racines adventives. Le rhizome peut dans certains cas se ramifier considérablement et permettre ainsi la multiplication végétative de la plante, qui peut devenir proliférante ; c’est le cas du chiendent ou des bambous. Deleuze et Guattari s’en servent pour cerner des modalités d’existence qui ne seraient pas régies par le modèle de l’arbre ou de la racine (arborescences externes ou internes, hiérarchies et dominations) fixant un ordre prédéterminé. Ils font donc du « rhizome » un support pour penser les principes de connexion et d’hétérogénéité, de multiplicité, de rupture asignifiante, de cartographie et de décalcomanie (« un rhizome n’est justiciable d’aucun modèle structural ou génératif »).
Sans entrer ici dans toutes les implications de la conception deleuzo-guattarienne du « rhizome », il s’agit néanmoins de préciser en quoi ce concept donne son nom à une méthode qui soutient la clinique. Quel est en effet l’enjeu clinique ? Produire de l’inconscient. Contrairement à la psychanalyse, qui postule l’existence de l’inconscient et en explore les ressorts, pour Deleuze et Guattari comme pour Deligny, rien n’est donné a priori : l’enjeu clinique consiste à déjouer les effets de répétition en produisant de la différence. Si l’on rapporte cette perspective à la tentative de Deligny avec les enfants autistes, il apparaît que le tracé des cartes a cette fonction : plutôt que de ne voir ces trajets erratiques que comme un symptôme de leur incapacité à s’orienter ou de leur défaut à s’y retrouver avec la signification symbolique qui voudrait qu’un trajet se définisse d’aller d’un point à un autre et pour faire quelque chose, la carte fait exister à cet endroit la possibilité d’une production. Le dessin se présente comme une proposition faite aux autres : voilà une promenade, une quête, une danse, un tourbillon… Le tracé devient trace d’un moment auquel peuvent se greffer divers prolongements : inventer une histoire, y voir des formes animales ou végétales… La perspective delignienne entre directement en résonnance avec l’intérêt de Deleuze et Guattari pour l’idée d’un désir errant, sans attache avec des formes déjà instituées de légitimation. Suivre les méandres du rhizome, ce serait ainsi rendre au désir son errance, celle-là même qui lui permet de rester vivant. Pourtant, s’en tenir à une telle présentation des choses produirait inévitablement un risque d’enchantement, car on n’en a jamais fini avec les reterritorialisations du désir : si l’on peut favoriser la production de moments d’ouverture, le battement propre de l’inconscient, que Freud pensait en fonction de la pulsion, ne permet pas de maintenir l’ouvert. La carte, de ce fait, ne peut pas être une solution, mais elle peut être une méthode.
Au centre de sa méthode, Deligny situe la présence : « comme une aragne blanche, dans ce coutumier resurgit le CHEVETRE des trajets nôtres, à quelque pas de la pierre sertie de ce blanc dont nous marquons ce qui fait effet de REPERE • le trajet a repris, ligne d’erre embardée sur quelque trajet d’antan que le transcrit révèle • la présence proche en chair et en os prédomine à nouveau, se fait aimant pour ce qu’il y aurait de fer vivant dans la moelle de ce gamin là […] • reste à savoir si, profitant de cette joie manifeste, ce lui-là, proche, en a profité pour y aller, faire là-bas un bon tas de bois, ou si… • « .
L’arachnéen et le rhizome adviennent par et dans la construction d’une communauté, dont les limites sont variables, mais qui soutient l’invention ou la réinvention perpétuelle d’une possibilité d’être-ensemble. Dans un entretien récent, Edouard Glissant donnait un aperçu de cet enjeu du rhizome en évoquant la façon dont ce concept avait traversé son propre territoire : « le rhizome […] était fait de racines qui s’entre-aidaient et qui se relayaient. Il y avait aussi le cas des épiphytes qui me concernait beaucoup parce que tous les arbres et toutes les forêts de la Caraïbe sont recouverts de ces épiphytes. Nous appelons ça des lianes, et qui ne tuent pas l’arbre mais qui le renforcent. Par conséquent, cette notion de rhizome, du point de vue identitaire, était précieuse, d’autant plus que, quand on disait l’errance de l’identité, les gens pensaient l’absence de l’identité. Il était important de faire savoir que l’errance de l’identité n’est pas une absence de l’identité. Le rhizome n’est pas une absence de racines, c’est une racine d’un genre particulier. Une racine entre-aidante . »
Au croisement de la « présence » et de l’arachnéen ou du rhizome, on a peut-être une chance de rencontrer ce « mode d’être désubjectivé », qui, momentanément, produirait de la différence en lieu et place de l’identique, rendant ainsi possible ce que Deleuze et Guattari nomment des « opérations transformationnelles », des maniements de la matière subjective – et il se pourrait même que « la psychanalyse serve, oh malgré elle, de point d’appui « 
Sophie Mendelsohn
Ligne de conduite ou lignes d’erre ? / 2010
Publié dans Chimères n°72, Clinique et politique
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11 F. Deligny, Lignes d’erre (mai 1972), in Œuvres, op. cit., p. 779.
12 F. Deligny, l’Arachnéen et autres textes, Paris, L’Arachnéen, 2008, p. 48.
13 Ibid., p. 59.
14 G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980.
15 G. Deleuze et F. Guattari, op. cit., p. 19.
16 F. Deligny est un habitué des néologismes : l’araignée devient « l’aragne », une figure de trajets multiples ; l’enchevêtrement de l’être se dit en un mot contracté, le « chevêtre ».
17 F. Deligny, Voix et voir, in Cahiers de l’immuable, n° 1 ; dans Œuvres, op. cit., p. 826-827.
18 « Rhizome et créolisation, une poétique. Rencontre avec Edouard Glissant », l’Unebévue, n° 26. http://www.unebevue.org/unebeweb/unebeweb26/rencontre-avec-edouard-glissant
19 G. Deleuze et F. Guattari, op. cit., p. 23.
20 Ibid.




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