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Archive journalière du 5 juin 2010

Deleuze et l’Anti-Œdipe, la production du désir / Guillaume Sibertin-Blanc

Processus révolutionnaire, masses et groupes-sujets : le lieu schizo-analytique.
C’est le circuit de méconnaissance dans son ensemble que concentre l’oblitération d’un plan d’investissement proprement libidinal du champ social. Selon l’Anti-Œdipe, un tel plan de désir inconscient est relativement autonome par rapport à la dialectique de la conscience de classe, cette dialectique surdéterminée par la forme-parti entre « intérêts objectifs » et « investissements préconscients d’intérêts » ; mais il produit cependant ses effets à tous les niveaux de cette dialectique, travaillant aussi bien dans l’infrastructure économique que dans les appareils politiques. Relativement autonome : car sans doute la place et la part qu’on a dans une société en fonction des lois de la reproduction sociale, et les intérêts objectifs correspondants, « poussent la libido à investir tel socius en tant que corps plein ». Mais cet investissement ne découle pas de ces intérêts. « Bien plus, c’est l’investissement libidinal inconscient qui nous détermine à chercher notre intérêt d’un côté plutôt que d’un autre » (, 413-414). C’est lui qui peut rendre compte du fait qu’un petit capitaliste sans grands intérêts « sans grand profit ni espoir, maintient intégralement l’ensemble de ses investissements » ; que des hommes qui en ont encore moins et donc dont les investissements préconscient d’intérêt « ne devraient pas aller dans le sens du capitalisme, maintiennent un investissement libidinal inconscient conforme au capitalisme, ou qui ne le menace guère », en cantonnant « leur intérêt préconscient dans l’augmentation de salaire et l’amélioration du niveau de vie » (, 449) ; que des individus qui à la limite n’y ont plus aucun intérêt objectif assignable, « les plus défavorisés, les plus exclus », investissent encore « avec passion le système qui les opprime, et où ils trouvent toujours un intérêt, puisque c’est là qu’ils le cherchent et le mesurent. L’intérêt suit toujours » (, 415).
Est-ce à dire qu’il suffise que les deux types d’investissement « coïncident » pour que se résorbe l’écart entre classe en soi et classe pour soi, pour que l’être objectif de classe rejoigne un devenir-sujet des masses comme agent d’une coupure révolutionnaire enfin univoque ? C’est ce que contestent finalement toute la théorie de l’inconscient machinique et la thèse d’un mode de production du désir qui, immanent aux formes variables d’organisation de la production sociale, trace en chacune la limite absolue qu’aucune ne peur rejoindre sans que ne s’effondrent les conditions de sa propre reproduction. Il y a bien une coupure révolutionnaire déterminable au niveau des investissements inconscients du champ social ; mais elle n’a pas le même mode ni les mêmes coordonnées que la coupure révolutionnaire déterminée au niveau des investissements préconscients et représentée dans une conscience collective (, 416-417, 450). Il y a donc une bivalence de la coupure révolutionnaire qui, sans privilège d’un mode sur l’autre, tient toutefois à la distinction suivante. Une coupure révolutionnaire dans les investissements préconscient d’intérêt ne devient assignable qu’en fonction d’investissements d’un nouveau socius ; et sous ce premier mode, elle est alors nécessairement représentée dans l’organisation politique qui intègre partiellement les individus en lutte, qui en représente les intérêts, c’est-à-dire qui impose aussi aux « masses » les représentations d’intérêt qu’elle forge, et qui anticipe projectivement de nouvelles synthèses sociales, à la fois nouveaux rapports sociaux et nouvelles formes de socialisation répressives du désir. « Il y a vraiment investissement d’intérêt nouveau, de nouveaux buts, qui supposent un autre corps que celui du capital-argent, les exploités prennent conscience de leur intérêt préconscient, et celui-ci est vraiment révolutionnaire, grande coupure du point de vue préconscient«  (, 450). Et cependant il n’y a ni rapport causal univoque, ni rapport d’expression ou de correspondance biunivoque, entre ce mode de coupure révolutionnaire et l’autre : « il ne suffit pas que la libido investisse un nouveau corps social correspondant à ces nouveaux buts, pour qu’elle opère au niveau de l’inconscient une coupure révolutionnaire ». A ce second niveau en effet, cette coupure n’est rien d’autre que la subordination de la production sociale à la production désirante, qui fait du désir inconscient un puissant facteur de désinvestissement des organisations sociales et de leur corps plein, agent d’une pulsion de mort comme moteur de créativité institutionnelle et de révolution permanente. (, 74-75).
Il s’en conclut que la coupure révolutionnaire est en elle-même toujours ambiguë, structurellement traversée par une hétérogénéité in terne qui empêche sa pure et simple réflexion dans la conscience d’un sujet collectif, fût-elle la conscience d’une avant-garde valant pour un tel sujet. Loin de promettre une résorption de l’écart entre classe et masse, l’activité inconsciente dont se soucie la schizo-analyse en nomme l’irréductibilité. Ce processus sui generis de la production désirante marque l’impossibilité d’un devenir » sujet de l’histoire » des masses, sinon dans la fantasmatique identification, qui demeure à quelque degré d’horizon du concept marxiste de classe prolétarienne, des agents collectifs en lutte avec l’organisation censément apte à en incarner matériellement l’unité politique, subjective et stratégique. Cette irréductible hétérogénéité interne de la coupure révolutionnaire explique alors l’inanité, pour Deleuze et Guattari, d’ériger une « libération du désir » en objectif politique de la lutte. Non pas que toutes les sociétés soient équivalent du point de vue de leurs appareils de répression-refoulement – la théorie sociale du chapitre III entend justement montrer le contraire. Seulement une politique d’émancipation vise un nouvel état des synthèses sociales destinées à satisfaire des besoins et des intérêts, là où la production désirante, en elle-même étrangère aux catégories du besoin, du manque ou de la satisfaction, surdétermine la nature et la position même de ces besoins et intérêts, les modifie ou les dépose, parfois les bouleverse subitement, leur impose en somme une contingence suivant les transformations de ses propres articulations ou « synthèses machiniques ». Il n’y a donc pas à satisfaire des désirs sont on s’estimerait connaître les objets et les buts, mais plutôt à veiller aux effets de décrochés que le travail de l’inconscient suscite imprévisiblement dans l’énonciation collective des besoins, des intérêts et des buts, et guetter les tendances dont ils peuvent être les révélateurs dans une temporalité ouverte impossible à prédéterminer, a fortiori impossible à inscrire dans un programme.
Reste alors la question finale : quels types de formations collectives peuvent s’avérer aptes à prendre en charge une telle exigence, dans un rapport intime avec les masses et les organisations révolutionnaires, et dans un double écart cependant avec les positions subjectives des unes et les programmations politiques et les calculs stratégiques des autres ? Ce qui n’est qu’une autre manière de demander quel est le lieu de cette pratique spécifique dénommée « schizo-analyse », dans son double rapport à la psychanalyse d’une part, à la politique d’autre part : quel type d’institutionnalisation peut supporter une telle pratique compte tenu de ses exigences propres ? Quel type d’agent collectif serait en somme capable, non pas seulement de théoriser, mais de réaliser en situation le nouage étroit que ce programme réclame entre clinique et politique, entre processus analytique des formations désirantes et interventions critiques dans le champ social ? En un mot : quel est le destinataire de l’Anti-OEdipe ?
Cette question est incontournable dès lors que l’on tient compte de la visée pratique de l’ouvrage ; mais cela ne veut pas dire qu’elle puisse recevoir une solution définitive dans l’ouvrage même. Il est significatif à cet égard qu’un tel destinataire, bien présent dans l’agencement d’énonciation anti-oedipien, n’y figure qu’à la bordure du texte, dans ses dernières pages, et que son évocation reste instable. Ni totalement indéterminé et extérieur à son discours (du type « associations de psychanalysés mécontents » vaguement évoquées dans le hors-texte -1-), ni totalement déterminé dans son discours même (du type « les psychanalystes lacaniens », ouvertement pris à partie dans le livre), ce destinataire s’ébauche comme le déterminable de la schizo-analyse, c’est-à-dire l’instance en mesure d’en devenir à la fois le sujet et l’objet, l’agent opérateur et le point d’application immédiat. Référée ici à la théorie sartrienne des groupes en fusion (AOE, 453, 305), cette instance est dénommé « groupes-sujets ». Cette notion forgée par Guattari renvoie à une interrogation centrale des années 1960 recueillis dans Psychanalyse et transversalité, et dont la résurgence dans les dernières pages de l’Anti-OEdipe, loin d’un dernier écho à des préoccupations dépassées, marque la prégnance d’un problème dont Deleuze signale la pleine actualité l’année même de sa parution, dans sa préface au recueil de Guattari intitulée justement Trois problèmes de groupes. S’appuyant sur les recherches menées par Guattari au croisement de l’analyse institutionnelle en milieu de soin psychiatrique et de l’analyse des difficultés que traversent les organisations révolutionnaires, Deleuze résume ainsi le problème auquel seraient censés répondre des collectifs identifiables comme groupes-sujets : comment « constituer dans [un] groupe les conditions d’une analyse de désir, sur soi-même et sur les autres ; dégager les agents collectifs d’énonciation capables de former les nouveaux énoncés de désir ; constituer non pas une avant-garde, mais des groupes en adjacence avec les processus sociaux » en rupture par rapport à l’organisation actuelle des rapports sociaux, économiques et politiques (2) ; – ce que condense l’Anti-OEdipe d’une formule plus abrupte : « Nous croyons (…) à la possibilité d’une réversion interne [de la psychanalyse], qui fait de la machine analytique une pièce indispensable de l’appareil révolutionnaire. Bien plus, les conditions objectives en semblent actuellement données » (AOE, 97).
Guillaume Sibertin-Blanc
Deleuze et l’Anti-Œdipe, la production du désir / 2010
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1 G. Deleuze, l’Ile déserte, p.307-309.
2 Ibid, p.279 ; cf G. Deleuze, Pp, p.31




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