De quoi les religions sont faites ?
On ne pourra sans doute jamais “empêcher” (!) des gens de croire en l’existence d’arrières mondes, en des modes imagés et imaginés, par des mythes et des récits, de concevoir des scénarios signifiants sur la naissance et la configuration de l’univers mondain dans lequel ils sont plongés, sur sa dimension supranaturelle, sur une signification de l’existence qui trouverait son fondement sur celle de l’être humain “en tant qu’Etre”, etc.
La force, et la faiblesse, du combat politique est qu’il ne livre pas bataille dans le champ de la philosophie et de la métaphysique, même si elle doit parfois y faire quelques incursions pour tenter répondre à des questions qui y trouvent là leur origine. La transformation révolutionnaire du monde terrestre suffit amplement à la tâche.
Parce que ce combat là n’est pas d’abord et primordialement une bataille d’idées (abstraites, intemporelles…) sur l’existence ou non de Dieu, sur l’essence de l’homme, mais la mise en œuvre de pratiques visant à modifier la condition humaine ; les expériences vécues qui brisent ou non les traditions sociales, les représentations religieuses, les pratiques de dévotion et de soumission à l’égard d’une puissance supérieure ; des mouvements sociaux et individuels qui redéfinissent aux yeux des hommes et des femmes leur propre capacité à décider et à agir, à poser des actes par lesquels se fabrique un nouvel imaginaire, inédit, bref, un ensemble “existentiel”, phénoménal, vécu, perçu, qui constitue ou non des expériences de la liberté, de la résistance, de l’émancipation, de l’autonomie. Qui sont ou non, en acte, et peut-être loin des slogans ronflants, l’expérience d’une vie sans dieu et sans autre maître que soi-même.
L’athéisme politique, et non philosophique, a une visée surtout pratique parce que la politique est orientée vers l’action et ne dépend ni ne vise aucune vérité transcendantale : il s’agit moins de démontrer l’indémontrable – le croyant Kant avait déjà admis l’impossible démonstration de l’existence de Dieu –, de faire d’une “vérité” pseudo scientifique un ordre normatif, une nouvelle morale du bien penser, que de faire en sorte que Dieu n’existe pas, de faire comme s’il n’existe pas, c’est-à-dire de s’occuper d’autre chose, de miser sur l’expérience pratique de la coexistence humaine, sur la capacité des hommes et des femmes à questionner le réel, à procéder à des choix qui les engagent, à prendre des décisions, à mener des actions de concert transformant la situation dans laquelle ils se trouvent. Rejoignant ici un Sartre et faisant lien avec le Marx précité, il peut être utile de rappeler que si ce sont bien les hommes qui ont inventé Dieu (et non l’inverse), c’est leur propre expérience, leur existence, qui a procédé (et donc précédé) à la création d’une “essence” de l’homme chargée de donner un “sens” à leur présence au monde. Cependant, depuis longtemps, la croyance religieuse, la théologie, a récupéré cette négativité de l’incroyance, lui a fait une place comme moment, comme étape dans un cheminement vers la foi. Les deux propositions – théologique et rationaliste, croyance et incroyance – d’une certaine manière s’annulent donc l’une l’autre. S’il s’agit bien de ne pas de livrer bataille sur l’existence de Dieu, il reste à réfléchir et à mener un autre conflit : celui sur la signification de Dieu pour l’existence humaine qui ouvre sur une autre question polémique qui, elle, n’est pas uniquement philosophique : les significations de l’existence humaine, ses caractères et ses possibles (contingence, volonté, destin…) – qui est une co-existence dès que l’on passe de l’homme générique aux hommes et aux femmes – et donc de la nature de cette coexistence, des rapports qui lient les hommes entre eux, de ce qu’ils en disent, etc.
Ce travail passe par un essai de déchiffrement de ce que les religions contiennent, de cet amalgame dont elles sont faites. De manière très générale, la religion est cet espace symbolique dans lequel ses adeptes y trouvent une des trois formes de ce que Kant appelait le tenir-pour-vrai de ce qu’admet la raison, aux côtés de l’opinion et du savoir et au milieu desquels cette croyance occupe une position intermédiaire : une insuffisance de raisons objectives quant à l’existence de objets de la foi largement compensées par des raisons subjectives jugées suffisantes pour y souscrire.
Ce langage symbolique exprime un signifié placé au-delà de lui : un au-delà appartenant à un “autre monde” que celui des apparences. Mais en tant que lien entre cet au- delà et les signes dont il se sert dans l’ici-bas, la langage religieux s’impose non plus comme simple interprète mais comme barrière infranchissable, absolue, indépassable, entre monde surnaturel et les signes “naturels” grâce auxquels il en signale la “présence”. De sorte que l’au-delà est présenté comme immanent au monde naturel humain : ce dernier n’ayant alors de sens, de possibilité d’être qu’en conservant le lien qui l’attache à son arrière-plan surnaturel et sans lequel il n’est rien, chaos, néant.
Cette croyance, que les hommes tiennent pour le vrai, se construit généralement sur un agir humain articulé avec un principe d’espérance par lequel se rejoignent et s’harmonisent le monde phénoménal de l’expérience et celui des idées morales d’un devenir au-delà de la vie naturelle : en quoi une vie vertueuse (fin morale de l’homme) donnera les clés d’une fin heureuse (fin naturelle). Mais bien évidemment, pour ce faire, cela présuppose l’existence d’une puissance supra humaine, divine, capable d’organiser pour chacun des membres de la communauté croyante le lien entre ces catégories morales explicites et cet au-delà de la vie temporelle objective : pour les croyants, c’est là que s’impose la nécessité morale de l’existence de Dieu, par laquelle la foi, et l’espérance qu’elle contient, se font les guides programmatiques d’une vie jugée digne à condition d’être dictée par cette morale.
En définitive, derrière les croyances religieuses, c’est bien de morale qu’il s’agit. Nous verrons un peu plus loin que celle-ci a partie liée avec une dimension émotionnelle et sentimentale de l’existence humaine.
Monde sensible et sentiments moraux
Ces éléments moraux que la religion prend en charge, formalise et adapte à ses propres régimes de vérité, il est tout à fait possible de les repérer et de les séparer grâce à une lecture “heuristique” des textes chrétiens par exemple. La notion de « république morale », déjà présente chez Kant, a depuis fait florès dans cette visée de sécularisation du Royaume de Dieu où se resymbolisent les actes et les règles d’organisation de la vie et de l’ordre social par une sécularisation du langage religieux. Sécularisation qui n’a qu’imparfaitement réussi puisque des religions subsistent, pas seulement comme vestiges, et que d’autres naissent… La force du fait religieux, son caractère universellement constaté, tient sans doute à cette capacité, à cette fonction aussi d’accueillir, de prendre en charge cette dimension morale qui ne trouve pas véritablement de lieu alternatif dans l’univers profane. Plus encore, dans les religions révélées, il n’y a pas de morale en dehors d’elles-mêmes : les vérités morales sont vraies car inscrites dans la révélation qui marque précisément le lien de dépendance des hommes avec l’absolu divin.
Le paradoxe est qu’aujourd’hui la précarité, la crise du sens, qu’imposent la modernité et qui leur est coextensives, apparaissent comme une menace qui pèse sur ses propres contenus normatifs, où, en quelque sorte, cette modernité constitue son propre facteur d’effondrement. Tout se passe comme si la religion devenait bien une des modalités et un des lieux de symbolisation où trouvent à s’exprimer le champ émotionnel moderne, les perceptions vécues du monde sensible, les souffrances de toutes sortes et les pathologies sociales de toute nature… en somme les données de l’existence vécues individuellement, et non une essence de l’homme : les compensations symboliques, les solidarités ou présences compassionnelles que ni la rationalité de la modernité, ni les formes de contestation sociale et politique, ni l’art ou la poésie ou les relations d’amitié ou d’amour ne parviennent à prendre en charge de manière satisfaisante.
C’est dans cet interstice de la souffrance, de la carence, de la détresse morale – et ses éventuels prolongements ou formulations identitaires – que vient se loger cette promesse de bonheur, comme renversement d’un sens fatal et comme réponse en forme de coup d’arrêt salvateur et miraculeux, qui est le trait commun de la plupart des religions à l’heure actuelle.
Pour se faire comprendre et admettre, les religions ne se sont pas contentées d’élaborer un ordre logico-symbolique normatif et de l’imposer ; elles ont aussi conçu une vision de la solidarité humaine sur des affects, sur des émotions, sur diverses modalités du sentiment amoureux, sur des sentiments d’appartenance à une communauté de semblables. Les sentiments de pitié, de compassion, de considération, de respect, d’indignation devant la souffrance d’autrui ne sont ni religieux ni irréligieux. Ils ont simplement trouvé dans la religion l’espace privilégié de leur déploiement explicite comme aspiration manifeste, comme potentiel signifiant, comme lieu de visibilité et donc de vérification d’une appartenance des personnes à une possible « humanité heureuse » (Max Horkheimer), en produisant de surcroît une traduction de ces sentiments dans des valeurs morales positives partagées par une communauté croyante préexistante à chacun de ses membres. La religion donne une réponse positive à un désir de bonheur qui ne trouve pas, ou pas suffisamment, d’application ou d’équivalence dans le monde matériel et que les pensées politiques de l’émancipation ne peuvent prendre en charge sur cette polarité positive qu’au prix d’une mystification, d’un renversement théologique dans une prophétie du salut, un culte de l’avenir forcément radieux et une philosophie de l’histoire. Car en effet, dans le meilleur des cas, c’est-à-dire quand l’on renonce à toute posture avant-gardiste ou paternaliste, l’engagement politique ne promet rien, se détourne de toute nécessité, de tout téléologie et formule des propositions. Son propos matérialiste ne peut aborder le bonheur que négativement : l’élimination de la souffrance, de la misère matérielle et morale, du malheur par la transformation sociale. La difficulté – politique, pratique – est sans doute de trouver le biais ni normatif, ni prophétique, de faire le lien entre ce refus de principe de tout fondement d’un quelconque bonheur positif dans la politique et ce désir de bonheur qui transpire et affleure de toutes parts.
Comme le disait Horkheimer, « il n’y a rien de plus élevé que l’appel à la solidarité avec la souffrance, qu’il nous faut éliminer ». La politique ne peut esquiver une dimension morale qu’elle se doit d’appliquer d’abord à elle-même et aussi hors d’elle, dans ses débordements intempestifs. C’est sans doute là, sur des motifs émotivistes – et non dans la raison ou l’intérêt – qu’il est possible, selon Horkheimer, de trouver le fondement injustifiable – ne requérant aucune justification – d’une moralité matérialiste s’articulant avec une politique émancipatrice. Une moralité qui récuse la raison comme facteur fondateur au profit de ce désir de bonheur qui, en soi, n’en appelle à aucune justification car il se nourrit ou de lui-même ou des épreuves négatives de l’expérience sensible.
C’est en cela que Horkheimer – athée, matérialiste, marxiste, promoteur d’une dialectique négative – reconnaît que la religion a historiquement été le dépositaire des idées « d’indignation, de compassion, d’amour ou de solidarité » et qu’une politique dénuée de ces dimensions ne serait que la simple administration d’une société où les idéaux de justice, de partage, d’amour du prochain, que l’on peut relier à la philia inconditionnée d’Aristote, se seraient absentés. Ce qu’il faut sauver – et non éliminer – c’est peut-être alors, dans l’un des versants de la religion, des éléments substantiels tels que « l’aspiration à un autre du monde, la prise de distance face aux conditions existantes », le refus de croire que la réalité connue et vécue constitue sa propre clôture, qu’elle ne peut être transformée et portée à un état plus élevé.
S’il faut sauver ces idées, notamment quelques indications éthiques comme un certain devoir d’attention envers autrui – et non l’amour qui est toujours, on le sait, une demande formulée à travers une offre –, ou l’idée presque politique et très radicale de l’égale dignité de tout être humain, c’est bien évidemment par des pratiques actives de transformation dans le réel profane du social et de son imaginaire qu’elles ont quelques chances de devenir réalité et d’inventer de nouvelles idées morales sous des traits nécessairement moins absolutisés, moins injonctifs et donc plus suggestifs, plus différenciés, soustraites à tout régime de vérité, à toute transcendance, à toute détermination à partir d’une sphère des besoins, d’une naturalité de l’homme, d’une essence ; dans les entrelacs, non définis a priori, et où néanmoins peuvent se définir des rapports de toute nature, des articulations problématiques, aussi incertaines que nécessaires, potentiellement conflictuelles, entre les singularités de l’éthique de chacun et les “valeurs communes” des sentiments moraux constitutives de l’imaginaire social.
L’athéisme politique dans la lutte contre le malheur
Même s’il est évidemment hors de question de souscrire à une quelconque vision normative et positive du bonheur, une politique de l’émancipation qui trouve un de ses fondements dans l’indignation et la solidarité, partage avec des attentes religieuses la mise au jour d’une « conscience de ce qui manque ». La politique révolutionnaire fait de cette absence, de ce tort à redresser, de cette injustice à réparer, l’objet d’un scandale et le motif d’une action pour faire advenir un mieux-être, une approximation du bonheur en dépit de son défaut de toute définition positive, de toute matérialité substantielle et tangible.
Les valeurs morales qu’établissent ou reformulent les religions renvoient à un champ symbolique de significations et de conduites qui appartiennent à l’imaginaire social. Si la “suppression” du fait religieux que certains s’échinent à réclamer semble bien appartenir à une autre forme de la pensée magique (qui est généralement celle des enfants) et revient à se battre contre des moulins à vent, la lutte contre les pratiques imposées par les institutions religieuses est d’une toute autre nature et n’a rien perdu de ses motivations. Mais elle ne peut accéder à un début d’efficacité ou d’évidence que si les dimensions morales articulées aux modalités de l’être-au- monde, aux expériences de la condition humaine, à l’existence et aussi à la coexistence des étants, se voient impliquées comme enjeu dans le temps présent de l’effectivité d’une action sociale-politique de transformation, dans des mouvements sociaux et politiques de contestation et d’énonciation par lesquels leurs acteurs redessinent, pour leur propre compte, les champs du pensable et du possible. Il s’agit moins de politiser tous les aspects de la vie, comme l’après-68 a pu en formuler quelques caricatures que de penser une politique, qui, en s’inventant elle-même, en transformant les relations “matérielles” de l’économie, du social, invente de nouvelles valeurs de la vie en commun, c’est-à-dire de nouvelles façons de vivre. Cette inventivité suppose d’arracher ces valeurs à celles de la modernité économique, à sa rationalité instrumentale, où les existences sont réduites à n’être que des “moyens”, les bien nommées “ressources humaines” ou un “pouvoir d’achat”. Elle suppose aussi de s’ouvrir aux sensibilités à la vie mutilée, aux échecs des projets de vie des individus, aux détresses et pathologies sociales, à la souffrance au travail et en dehors, à « la vie faillie », aux dégradations des conditions de vie, « à la vie gâchée en général » (Habermas), à condition bien sûr de ne pas devenir la roue de secours, la rustine caritative, d’une économie qui ne peut faire d’omelette sans casser des œufs et avancer sans laisser ses poids morts, ses “ressources humaines” surnuméraires, ses consommateurs désargentés, sur le bord du chemin ; ni prétendre changer le monde en se limitant à lui fournir un supplément d’âme, une dimension spirituelle.
L’athéisme politique, et non idéologique, s’intéresse donc aux religions en tant que phénomènes sociaux et culturels et aux contradictions qui les traversent pour ce qu’elles expriment. Ce qu’il faut voir, c’est que le mouvement d’écart, d’espacement, d’éloignement, entre les vérités supposées du texte et ses usages est déjà à l’œuvre actuellement, depuis longtemps en fait : depuis les origines des religions. Ces évolutions se font généralement de deux manières. Ou bien par une réinterprétation – souvent implicite – du rapport entre un texte intouchable et des modes de vie qui s’en émancipent ; ou bien le maintien d’une fidélité au texte après une réinterprétation de celui-ci en conformité avec les données du social, du monde réel, de son imaginaire, de son univers intellectuel. Il faut être bien idéaliste pour expliquer la totalité d’une religion et de ses significations par ses textes fondateurs ou doctrinaires : en leur accordant une place toute puissante, cela revient à légitimer ce statut d’exception de la parole divine dans le dispositif religieux, à faire de la domination de cette parole une bataille ontologique pour la vérité, un jeu de lumières dans les ténèbres de la caverne et ne pas s’intéresser à ce qui importe : les modalités par lesquelles procède l’émancipation humaine aux prises avec le religieux et avec toutes les instances et formes hétéronomes des significations imaginaires, des normes sociales et de leur justification, et du pouvoir politique ; les modalités par lesquelles les pratiques sociales, la coexistence humaine, le social-historique profane peuvent procéder à des modifications radicales, à des créations nouvelles dans l’ordre du symbolique.
Libération humaine et critique des religions
Les querelles à propos des fondements, du fondamentalisme, sont elles-mêmes problématiques. Qu’est ce qu’un fondement, où se situe-t-il ? Le Dieu du Coran est particulier tout en étant le même que celui de la Bible… Qu’est-ce qu’une lecture littérale ou “vraie” d’un texte ? Qu’est-ce qu’un texte dit “en vérité” ou substantiellement ? Ou bien : qu’est-ce qu’il veut dire ; ou encore : qu’est ce que l’on en comprend, surtout si ce texte est traversé d’incohérences multiples, qu’il semble dire une chose et son contraire, etc. ? Qu’en est-il d’une toute puissance divine – et du divin comme pure puissance – qui se place tellement au dessus de la communauté croyante que cette position ne peut que se retourner contre elle- même en en faisant un lieu inaccessible, hors d’atteinte de toute parole, de toute “Loi”, de tout pensée l’enfermant dans des limites juridico-sociales, où même de toute possibilité d’en effectuer la moindre “saisie” conceptuelle ? Est-ce que la religion est une connaissance, qu’est-ce qu’elle nous apprend sur l’essence de Dieu, etc. ? Les querelles théologiques ne sont pas que des conflits internes aux religions comme elles le prétendent mais sont aussi la traduction dans le champ des études savantes sur les religions et leur corpus interprétatif, des conflits qui mettent aux prises les hommes avec des enjeux autres, plus vastes : philosophiques, sociaux, politiques… Elles signalent paradoxalement qu’il n’y pas de vérité divine immanente, transcendante et indiscutable car celle-ci est déjà l’objet d’une pluralité de lectures et d’interprétation.
La critique des religions, et il faudrait là distinguer les institutions, les pratiques et les doctrines, est une affaire sérieuse, nécessaire, et sans doute sans terme. Mais elle doit se distinguer et récuser les polémiques, à forte teneur en paranoïa et en complotisme, qui s’appuient sur des usages politiques particuliers, réactionnaires, de religions pour disqualifier l’ensemble d’une communauté croyante et qui prétendent expliquer le tout du monde par l’exceptionnelle puissance démoniaque de manipulation et d’endoctrinement de quelques uns. A cet égard, les affirmations disant que « l’Islam ne peut pas changer », outre qu’elles le définissent dans une position d’exceptionnalité et d’infériorité, sont des bêtises plus grossesqueceuxquilesprofèrent:ilyaeu,ilyaetily aura des islams. Il est traversé, en particulier en ce moment, par des batailles de réinterprétation du Coran, par des querelles de toutes sortes, théologiques, épistémologiques, historiques, philosophiques et politiques qui participent à l’éclosion de ce que Mahmoud Hussein appelle le « versant Sud de la liberté » (5). Mais, comme toutes les autres religions, il ne peut bien évidement pas s’annuler de lui-même comme religion ! Il y a derrière cette récusation du Coran, cette exceptionnalité de l’Islam, le signe avant coureur d’une crise de l’imaginaire occidental, la volonté de maintenir coûte que coûte l’équation Occident = modernité = universel, la position privilégiée de l’Occident – sa caractérisation – comme le détenteur du « monopole de la production de sens « . Il y a là toute une recherche, qui déborde la question strictement religieuse, sur les rapports entre l’universel (occidental) et la différence/altérité dans un contexte de mondialisation héritée du colonialisme et où, par un effet boomerang, les pays occidentaux vivent désormais dans « la crainte de devoir abandonner la position hégémonique qui a forgé leur relation au monde (…) synonyme, dans les consciences occidentales, de la peur de voir se dissoudre leur identité ». (6)
Quant aux idées, ce n’est pas être idéaliste de dire qu’elles ont une importance. Simplement, les idées qui importent sont toujours les idées qui se rapportent à une situation, qui l’influencent parce qu’elles ont perdu leur extériorité et deviennent ou sont devenues des idées de la situation, produites par elle, c’est-à-dire par les hommes et les femmes qui s’y trouvent engagés.
A ce titre là, et selon cette perspective là, le combat doit se mener contre tous les courants de pensée, les mouvements politiques, les congrégations politico-religieuses, les Etats, qui instaurent et légitiment l’inégalité, la sujétion, les violences sexuelles ou autres, quelles que soient les raisons invoquées : religion, tradition sociale, ordre économique ou “naturel”… L’athéisme politique comme élément d’une politique émancipatrice peut contribuer
ainsi à fissurer les dogmes religieux et les adhésions qu’ils suscitent, les clôtures sur soi de leurs discours disant que le divin est la limite infranchissable qui arrête les hommes car cette limite est ce qui les fait tenir – une vie captive dont Dieu est le gardien, conçue comme une mise à l’épreuve, suspendue au jugement divin et que seul le salut libérera – , les principes ineptes d’unicité de la vérité qui se retrouvent dans l’unicité et la clôture sur soi, excluante, de la communauté croyante, etc.
De faire exploser en somme les contradictions internes qui les font tenir, qui en font le ciment paradoxal entre la clôture sur soi d’un imaginaire figé voué à se heurter de toute façon et toujours à un réel plus vaste que lui et qui donc le relativise, et les aspirations à un bonheur aussi confus qu’intensément espéré, à une existence autre, à la prise de distance d’avec les conditions présentes que les préceptes religieux contiennent aussi. Pour reprendre les mots de Marx, il s’agirait de provoquer l’éclatement de la double dimension des religions instituées entre la part qui est « l’expression de la misère réelle » de l’existence humaine et celle qui en formule « la protestation ».
La mise à mort de Dieu, qui nous libère de la métaphysique, est autre chose que le constat de la présence d’un Dieu mort (la phrase de Nietzsche prend surtout acte de cet accomplissement (7), ou la conscience d’une perte, la sensation d’une présence absente. Elle incite souvent les hommes à rechercher aussitôt de nouvelles religiosités ou à en ressusciter des anciennes, tant cette place vide est celle d’une mise à nu qui les poussent en avant d’eux- mêmes sans pouvoir définir où ils vont. La mort de Dieu – la dissipation de l’Etre – est un processus de libération : la venue à soi d’une puissance vitale par laquelle les hommes doivent produire le sens de leur devenir par delà le bien et le mal (Nietzsche) ou la mise au jour de l’expérience de la condition humaine, de l’existence, où celle-ci est conçue comme un projet, un chantier, soumis à l’emprise du fardeau de la liberté qui pousse continuellement les hommes à prendre des décisions et à faire des choix qui les engagent (Sartre).
La lutte pour l’émancipation est d’abord une lutte sociale et politique qui prend en charge le combat contre d’autres modes de domination, y compris ceux issus de l’adhésion, plus ou moins volontaire, plus ou moins contrainte, à une pratique religieuse. Mais elle ne fait pas de la croyance en une religion un critère premier et discriminant a priori pour engager le combat contre les injustices, pour l’égalité. Elle fait le pari que l’expérience de ces combats créera les conditions d’un écart, d’un arrachement, de formulations nouvelles faisant vaciller la puissance dogmatique du Verbe qui n’est autre qu’un hymne institué et réitéré de la faiblesse à la force.
La lutte pour l’émancipation se fait donc, paradoxalement mais aussi évidemment, “avec” des croyants et sans doute aussi “contre” certains athées ou laïcs qui peuvent d’autant plus se proclamer sans dieu qu’ils font partie ou soutiennent les maîtres d’un monde profane dont ils tirent le plus grand profit, qu’ils croient ou veulent croire, et faire croire, dans les vertus rationnelles de l’homo œconomicus et dans le caractère pourtant “sacré”, mystérieux et envoûtant des fétiches de son économie, où, en somme, l’immanence propre au sacré est reformulée et réinterprétée en signe d’une sorte d’anthropologie transcendantale d’une nature de l’homme doublée d’une nécessité historique, “objective”, du capitalisme. Cette émancipation ne fait pas de fixation sur le combat anti-religieux a priori car elle ne prétend pas lui opposer un contre discours positif et refuse d’établir avec les croyants un rapport paternaliste. Mais elle rencontre forcément ce combat par ses propres dynamiques sociales qui, en dynamitant les lois d’obéissance de l’ordre juridico- politique des religions, reformule un ordre symbolique sur d’autres bases : celles de l’autonomie du jugement et de l’entendement, de la puissance instituante des étants (peuple, multitudes…)
Emancipation avec des croyants, ce qui signifie “par” des croyants, par eux-mêmes, par leur propre expérience parce que la pratique de la liberté comme écart, comme tension, comme lutte, comme conflit, comme libération, est la meilleure école de la liberté et d’une définition possible de ses usages. Et aussi parce que ce ne peut être que des croyants qui, un jour, décident de la mise à mort de Dieu, sans le risque du nihilisme, de la perte de tout sens comme le craignait Nietzsche. Mise à mort ou bien décision de l’oublier au profit de la constitution locale de nouveaux universaux. Ou encore de s’en détourner gaiement et de l’abandonner au triste sort de son inutilité et de sa solitude céleste éternelle, après lui avoir dit simplement et sans regret : adieu !
J.F.
Publié dans Courant alternatif / mars-mai 2010
5 Versant sud de la liberté. Essai sur l’émergence de l’individu dans le tiers-monde, La Découverte, 1993. Mahmoud Hussein est le pseudonyme commun de deux auteurs égyptiens, Baghgat Elnadi et Adel Rifaat. Ils proposent récemment une lecture contextuelle et historicisée du Coran, expliquant que sa rédaction et sa fabrication ne sont pas le signe consubstantiel du Dieu comme “incréé” mais bel et bien une création. Penser le Coran, Grasset, 2009. Il existe d’autres hypothèses historiques ou exégétiques autour de l’origine du Coran.
6 Sophie Bessis, l’Occident et les autres, La Découverte, 2001
7 « Dieu est mort : mais tels sont les hommes qu’il y aura encore pendant des millénaires des cavernes dans lesquelles on montrera son ombre. – Et nous… il nous faut encore vaincre son ombre » (le Gai savoir).
Les citations de Max Horkheimer sont issues de l’ouvrage de Jürgen Habermas, Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, 2008, Gallimard.
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