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Archive journalière du 15 mai 2010

Le poujadisme hédoniste de Michel Onfray / Harold Bernat-Winter

« Contre la confiscation de la philosophie par des professionnels incestueux », « restaurer la philosophie », « rendre la philosophie au peuple », « la philosophie abordable ». On ne compte plus les mots d’ordre qui mettent en scène la philosophie. Tantôt avachie dans sa consommation télévisuelle – « Avachissement télévisuel » – tantôt exhaussée dans les Universités populaires – « Exhausser la philosophie » – , la philosophie est une amulette magique qui cautionne, accrédite et valide le discours de celui qui la fait parler. Au jeu de la contre-culture, elle se donne à qui veut la prendre. Elle peut aussi bien marquer une distinction de classe que servir d’opérateur dans la simulation du discours révolutionnaire. Jamais une plus grande confusion n’a régné dans l’usage du mot. Pourquoi ? Nous consommons aujourd’hui le triomphe de la culture petite-bourgeoise dans le cadre général d’une économie capitaliste. Longtemps en lutte contre la culture bourgeoise et légitime, la culture petite-bourgeoise a tiré profit de la mise à disposition, pour le plus grand nombre, d’une simulation de la culture bourgeoise. Barthes décrivait parfaitement en 1972 ce mouvement général qui a dominé en France la seconde moitié du XXe siècle : « Sur le plan culturel, on peut dire que la culture petite-bourgeoise reproduit « en farce » la culture bourgeoise, et cette imitation dérisoire, c’est la culture dite de masse ; et par là même, il n’y a aucune classe sociale, aucun groupe qui soit à l’abri de cette contagion générale de la culture petite-bourgeoise » (1).
« Personne ne croit plus à la société révolutionnaire réalisable à partir d’une avant-garde éclairée, en l’occurrence le prolétariat » (2)
Le poujadisme hédoniste met hors jeu le prolétariat dans la course libérale à la libération du désir. Le couple ouvrier-employé, trop englué dans une logique de subsistance, ne saurait participer à cette pleine libération « libertaire » et « révolutionnaire ». Il est incapable de jouir de la libération par la libéralisation sans sombrer dans une mercantilisation généralisée. Le poujadisme hédoniste liquide les valeurs du couple ouvrier-employé en dénonçant ses aliénations religieuses, économiques, sociales, politiques, culturelles. Le mode d’action politique du prolétariat ne peut relever que « d’un modèle qui a fait long feu. » (3)
« La perspective de l’Université populaire n’est pas révolutionnaire au sens marxiste du terme, mais libertaire : elle crée des occasions de liberté et de libération personnelle »(4).
« La révolution libertaire » consomme une période avancée de la petite bourgeoisie dans la « farce » de la morale bourgeoise comme liberté d’indifférence ou d’engagement. Cette ambiguïté de la morale bourgeoise échappe à l’impouvoir du couple ouvrier-employé une fois liquidé son seul horizon politique proclamé par le poujadisme hédoniste : le marxisme. Onfray fait miroiter une révolution libertaire contre « les logiques de collaboration libérales ». Le libertaire contre le libéral n’est autre que le slogan d’un ordre social hybride parfaitement indexé sur les modes de réalisation économique du capitalisme triomphant. Ce mot d’ordre répond à l’interrogation de Barthes en 1972 : « le problème historique est de savoir si la petite bourgeoisie va faire sa percée dans le cadre général d’un statut capitaliste (de type pompidolien) ou dans celui d’une promotion de type PCF » (5). L’histoire a tranché. Absolument perméable aux développements économiques et culturels du libéralisme, le poujadisme hédoniste profite des bienfaits du libéralisme sous sa forme libertaire tirant par là un bénéfice secondaire de la transgression de la morale bourgeoise (vertus, valeurs, interdits, logique de l’avoir). Pour autant, la petite bourgeoisie libertaire risque toujours de voir le privilège de l’entre-deux disparaître au profit d’un avachissement généralisé des pratiques, menace inhérente au mouvement de dérégulation intégral des signes produits par le capitalisme (« l’avachissement télévisuel », « Philosophie de comptoir »…). C’est pour cette raison qu’elle a encore besoin de défendre certains privilèges corporatistes : limite de l’hédonisme, actualité du poujadisme. L’hédoniste profite du libéralisme, le poujadiste profite de sa dénonciation. Le poujadiste hédoniste représente de façon exemplaire le succès d’une pensée du double profit qui, sans jamais quitter les privilèges de la distinction symbolique, réalise le triomphe du capitalisme comme abolition de toutes les distinctions.
1972 est l’année de publication de l’Anti-Œdipe, ouvrage de Gilles Deleuze et Félix Guattari duquel Onfray a tiré l’essentiel de « ses » concepts transformés en mots d’ordre : « révolution moléculaire », « devenir révolutionnaire des individus »…
« Devant la fin de la croyance à la révolution, Gilles Deleuze annonçait la seule issue possible : le devenir révolutionnaire des individus. D’où le démontage des servitudes volontaires, la mise à jour de ce qui définit une vie mutilée, la proposition de solutions libertaires, des cartographies pour s’orienter dans la pensée, des techniques de construction de soi, des méthodes de connaissance du moi, l’ensemble permettant l’organisation de résistances moléculaires » (6).
Entre le révolutionnaire et le moléculaire, des « solutions », des « techniques », des « méthodes », tout ce que réclame la culture petite-bourgeoise consommatrice de recettes afin de jouir par les deux bouts : propriété (« méthodes de connaissances du moi ») et transgression (« solutions libertaires »). Ce prêt-à-consommer de la réalisation de soi trouve chez Deleuze et Guattari une caution « révolutionnaire ». Une voie efficace pour entretenir le mythe bourgeois du « chez soi » tout en retirant le privilège symbolique de la révolution qui, en s’affichant comme révolution, abolit le mythe. Le mythe produit est aussitôt aboli dans une opération de réversion des signes du discours qui fait d’une main ce qu’elle défait de l’autre. Ne reste qu’une forme vide, un rideau de fumée qui, à côté de la « philosophie abordable » et de « l’UP », fonctionne dans la simulation intégrale de tous les modèles hérités.
A vouloir centrer l’analyse sur la question de la médiatisation des discours, on finit par en oublier leur nature et les jeux de langage qu’ils supportent, cautionnent et accréditent. Deleuze et Guattari ont vendu 52 000 exemplaires de l’Anti-Œdipe, mais combien de lecteurs du manifeste de philosophie « populaire » de Michel Onfray pourrait soutenir la lecture du premier chapitre de l’Anti-Œdipe ou de Qu’est-ce que la philosophie ? de Deleuze et Guattari ? Contrairement au manifeste du poujadisme hédoniste, l’Anti-Œdipe résiste à la compression. Plus exactement, le texte de Deleuze et Guattari est une tentative de résistance à toute consommation petite-bourgeoise du discours. Où sont passés les lecteurs de l’Anti-Œdipe ? Ils ont tout simplement disparu, et il serait vain de les chercher du côté des lecteurs d’Onfray. Cette disparition questionne notre façon de faire avec le langage. Deleuze et Guattari, appliquant au mot l’idée nietzschéenne selon laquelle un livre n’est pas écrit pour être lu de tous, cherche à faire de l’usage du langage une arme de résistance à la consommation des mythes.
« Révolution libertaire » : slogan du double profit d’un ordre hybride cherchant à la fois à conserver les acquis de la bourgeoisie et à jouir de sa transgression symbolique par le libéralisme marchand. Révolution d’opérette qui peut aussi bien convoquer « la misère sale » que le « jardin d’Epicure ». Le poujadisme hédoniste scelle le succès historique de la culture petite-bourgeoise, son triomphe politique et économique : marginalisation de l’intellectuel, déni de « l’ésotérique » au profit de « l’exotérique », de la cérébralité pure au nom de la « cérébralité incarnée ». Le dogme d’une « fin des idéologies », relayé aussi bien à droite qu’à gauche, justifie tout et en particulier la liquidation de toute critique du sens. Michel Onfray ou le triomphe français du modèle petit-bourgeois dans la forme raffinée du poujadisme hédoniste.
Harold Bernat-Winter
le Poujadisme hédoniste de Michel Onfray
Paru sur Critique, et critique de la critique / 5 mai 2006
Extrait du livre Des-montages, le poujadisme hédoniste de Michel Onfray / 2006
Egalement publié sur Anti-Oedipe
Sur le Silence qui parle :
A propos de la polémique ouverte autour du propos de Michel Onfray / Collectif des 39 contre la nuit sécuritaire
De Camus à Onfray, une permanence libérale en milieu libertaire / Jean-Pierre Duteuil
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1 R. Barthes, Fatalité de la culture, limites de la contre-culture, 13 janvier 1972 in Œuvres Complètes, t. IV, op. cit., p. 197.
2 M. Onfray, la Communauté philosophique, Manifeste pour une université populaire, Paris, Galilée, 2004, op. cit., p. 129.
3 M. Onfray, CP, op. cit., p. 129.
4 M. Onfray, CP, op. cit., p. 130.
5 R. Barthes, Fatalité de la culture, Limites de la contre-culture, op. cit., p. 197.
6 M. Onfray, CP, op. cit., p. 130.




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