« Les lapsus, les actes manqués, les symptômes sont comme des oiseaux qui viennent cogner de leur bec sur la vitre de la fenêtre. Il ne s’agit pas de les interpréter. Il s’agit bien plutôt de situer leur trajectoire pour voir s’ils sont en mesure de servir d’indicateurs de nouveaux univers de référence, qui pourraient acquérir une consistance suffisante pour provoquer un tournant dans la situation ».
Avec cette belle formule, Guattari propose une nouvelle théorie du travail de l’inconscient et du symptôme, qu’il ne s’agit plus désormais de rabattre sur l’intériorité personnelle d’un sujet, ni même de fixer sur un ordre symbolique, mais de considérer, à la manière de Deligny, comme le point émergeant d’un tracé, trajectoire dynamique dégageant à partir du point d’impact du bec contre la vitre sa ligne d’errance, courant d’air et onde de choc.
Tous les éléments de ce dispositif condensent de manière très forte et, comme toujours chez Guattari, très concrète, la manière dont il entend tirer la psychanalyse hors des dérives qu’il estime réactionnaires, par la méthode cartographique de la schizoanalyse. Cette formule, contagieuse dans sa clarté pédagogique et sa puissance poétique, contient une critique radicale des formes personnalistes et familialistes de la cure centrée sur la normalisation du patient, avec trois propositions, au moins. D’abord, le symptôme change de nature, tout comme la clinique au sein de laquelle il vaut comme révélateur de l’état psychique du patient. Pensé comme rupture, comme crise qui « prend » consistance au présent de l’analyse, il s’inscrit dans une conception critique à l’égard des pratiques psychanalytiques qui le comprennent comme représentant d’un travail pulsionnel donné, qu’il imagerait fantasmatiquement ou structurerait symboliquement. Ce sont ces deux variantes imaginaire ou symbolique de l’interprétation, qu’il récuse.
Deuxièmement, pour expliquer cette conception du travail de l’inconscient, et la manière dont les processus primaires surgissent à la conscience, Guattari fait précisément usage d’une image. Il ne s’agit pas d’une métaphore, du transport d’un sens propre vers un sens figuré, qui réclamerait d’être traduit en retour dans une langue formelle plus adéquate, comme si Guattari était incapable de proposer lui-même une formulation clinique scientifique. L’image théorique change nécessairement de statut en même temps que le symptôme clinique, et ne peut plus être comprise comme un contenu manifeste dont il faudrait restituer le contenu latent. Il ne s’agit ni d’une figure allégorique, où l’image concrète travestit un sens propre et réclamerait qu’on rétablisse sa teneur formelle, ni d’une structure symbolique signifiante : c’est ce double modèle de l’interprétation que toute l’entreprise de Guattari conteste, en proposant de passer à une expérimentation qui se réclame d’un paradigme plus esthétique que scientifique : le symptôme devient un événement et prend sens dans un agencement concret, qui l’oriente vers une expérimentation d’avenir et non exclusivement vers une interprétation du passé. Ceci bien posé, on peut alors conserver le vocabulaire de la métaphore, comme Guattari le fait parfois, à condition de l’entendre comme une métamorphose, un déplacement qui produit en même temps une reconfiguration prospective du sens produit par le symptôme. Mais, avec cette transformation du statut de l’interprétation, c’est bien une nouvelle pratique de la clinique qui est engagée, et elle l’est pour des raisons politiques.
Car, troisièmement, ce sont bien les rapports entre clinique et politique que Guattari entend réformer, en ouvrant la psychanalyse sur une schizoanalyse, pour la prémunir d’un durcissement qui la transforme en composante de l’ordre social. Cela indique en même temps sa confiance militante en une pratique thérapeutique analytique, comme le montre suffisamment son engagement à La Borde. Il lui semble néanmoins urgent de reprendre l’analyse de l’inconscient et la pratique du soin sur de nouvelles bases, par une critique à la fois clinique et politique de la psychanalyse, et c’est ce que montre par le fait l’usage qu’il fait d’une image poétique pour transformer la théorie du symptôme.
Symptômes
L’oiseau qui tape à la fenêtre se signale derrière la vitre, plan de séparation mais aussi surface d’apparition entre l’analysant et l’analyste, membrane de contact et glace sans tain. Comme tout autre signe, un symptôme s’individue par effet d’énigme : il s’actualise, se signale à l’attention par une rupture qui est asignifiante, parce qu’elle n’a aucune signification déterminée par avance, et qu’elle ne renvoie pas à un contenu latent qu’elle manifesterait. L’analyse ne consiste donc pas à substantialiser ces oiseaux, à les nommer, les capturer ou les ouvrir en deux pour voir ce qu’ils contiennent, à la manière des augures qui lisaient l’avenir dans leurs entrailles. L’oiseau joue ici le rôle d’un figurant quelconque du symptôme et n’a en soi aucune signification. Il ne faut donc pas focaliser l’analyse sur lui, car il ne prend sens qu’en fonction de son plan d’actualisation, exactement comme un mot composé d’éléments asignifiants ne s’actualise que dans le système de signe d’une langue déterminée. Mais par cette formule, Guattari se sépare également d’une position lacanienne, qui rapporterait le symptôme à un système symbolique structurant l’inconscient « comme un langage ».
Pour Guattari, l’inconscient n’est pas structuré comme un langage, parce qu’on ne saurait lui imprimer le modèle d’une formalisation linguistique unitaire, qui ne convient à vrai dire même pas pour le langage lui-même. Guattari ne conçoit pas la langue comme un système clos, ne renvoyant qu’à elle-même, mais comme une sémiotique toujours en interaction avec d’autres sémiotiques non linguistiques, qu’elles soient sociales, politiques, biologiques ou matérielles : « les langues fuient de toutes part » et le langage scientifique, même le plus ésotérique, ne fait pas exception à la règle. Cet idéal d’ordre et de formalisation systématique exhaustive n’est pas opératoire théoriquement car il méconnaît la plurivocité de son objet, pour la langue comme pour l’inconscient. Il répond en fait à une pragmatique du savoir, un enjeu micropolitique de domination et de répression, qui ne peut d’ailleurs jamais être totalement atteint, pas même au sein de l’Université ou d’une quelconque École – freudienne ou lacanienne –, mais qui est toujours actif, lorsqu’on élit un modèle unique de théorisation, et qu’on referme la théorie sur des universaux abstraits, en les coupant de leurs agencements pragmatiques. Il ne conteste donc pas l’existence d’une théorie de l’inconscient, mais bien la tentative de domination d’une théorie à l’égard d’autres tentatives de formalisation, et surtout son abstraction idéalisante, refusant d’ouvrir la structure sur son milieu historique concret. « La structure du signifiant n’est jamais complètement réductible à une pure logique mathématique ; elle a toujours partie liée aux diverses machines sociales répressives. »
Guattari l’explique au début de l’Inconscient machinique, ouvrage tout entier dédié à émanciper la pratique de l’inconscient de la tutelle des formalismes linguistiques, ou des mathèmes topologiques : l’inconscient ne doit pas être considéré comme « un inconscient de spécialistes de l’inconscient », un « minicinéma intérieur spécialisé dans le porno enfantin ou dans la projection de plans fixes archétypiques », c’est-à-dire « un inconscient cristallisé dans le passé, gélifié dans un discours institutionnalisé mais au contraire tourné vers l’avenir ». C’est un inconscient « machinique » et non structurel, peuplé d’images et de mots sans doute, mais aussi de mécanismes de reproduction de ces images et de ces mots. Il n’est donc pas représentatif ou expressif, mais productif.
Parce que l’inconscient est production, Guattari recommande que « l’inventivité des cures nous éloigne des paradigmes scientistes pour nous rapprocher d’un paradigme éthico-esthétique », orienté vers les praxis actuelles plus que vers les régressions au passé. Cela implique de renoncer au dualisme conscient/inconscient des topiques freudiennes, et à toutes les oppositions binaires corrélatives de la triangulation oedipienne et du complexe de castration. La schizoanalyse que propose Guattari n’est plus centrée comme la psychanalyse sur l’analyse d’une psychè donnée, comme si l’inconscient était une donnée seulement individuelle que l’on pourrait connaître en lui-même. Il conçoit la subjectivité comme l’inconscient et le langage sur un mode collectif et impersonnel, de sorte que l’inconscient implique de multiples strates hétérogènes de subjectivations, dont la consistance et l’extension varient, et qu’on ne peut réduire à une instance de détermination dominante selon une causalité univoque. Une telle conception « schizo » de l’inconscient et de l’analyse ne consiste ni à mimer le schizo, ni à valoriser le fou, mais à observer que le familialisme oedipien, valable pour les névroses seulement, ne peut être tenu pour un codage universellement explicatif en lui-même.
Anne Sauvagnargues
les Symptômes sont des oiseaux qui cognent du bec contre la fenêtre / 2010
extrait de l’article, Chimères n°72, parution juin 2010
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