Archive mensuelle de avril 2010

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Vente à la criée du lot 49 / Thomas Pynchon

Œdipa resta assise là, plus seule que jamais. Elle était la seule femme, dans une salle pleine d’homosexuels soûls. Voilà l’histoire de ma vie : Mucho ne me parle pas, Hilarius ne m’écoute pas, Clerk Maxwell ne m’a même pas regardée, quant à ceux-là… Elle sentit le désespoir l’envahir, comme cela se produit quand on est sexuellement coupé des autres. Elle regarda autour d’elle, l’éventail des sentiments allait de la haine absolue (un gamin à l’air vaguement indien, avec des cheveux gras jusqu’aux épaules, et qu’il portait rejetés derrière les oreilles ; sa panoplie était complétée par des bottes de cow-boy) à la méditation indifférente (un type à gueule de SS avec des lunettes à monture de corne en train de regarder les jambes d’Œdipa, il devait être en train de se demander si elle était un travesti), tout cela lui faisait une belle jambe. Elle finit par s’en aller et, en sortant du Greek Way, elle s’enfonça à nouveau dans la ville corrompue.
Et passa le reste de la nuit à trouver partout l’image du cor postal de Trystero. Dans Chinatown, à la devanture d’un herboriste, elle crut le distinguer parmi des idéogrammes. Mais le lampadaire éclairait faiblement. Un peu après, sur le trottoir, elle en vit deux tracés à la craie à cinq six mètres l’un de l’autre ; entre les deux s’alignaient toute une série compliquée de boîtes, certaines avec des lettres, d’autres avec des chiffres. Jeu d’enfants ? Lieux sur une carte, dates d’une histoire secrète ? Elle recopia le dessin dans son agenda. Quand elle releva les yeux, un homme, peut-être un homme, en costume noir, était debout dans l’embrasure d’une porte, à cinquante mètres de là, il l’observait. Elle crut apercevoir un col relevé, mais elle ne s’attarda pas et fit demi-tour, le cœur battant. Un autobus s’arrêta au carrefour suivant. Elle courut pour l’attraper.
Ensuite, elle ne quitta plus les autobus, elle en descendait, seulement de temps en temps pour marcher un peu et ne pas s’endormir. Les fragments de rêves qui lui vinrent avaient trait au cor postal. Plus tard, peut-être aurait-elle de la difficulté à faire pour cette nuit-là le tri du rêve et de la réalité.
Quelque part dans la bande sonore de cette nuit, elle se dit soudain qu’elle ne risquait rien, que quelque chose (peut-être seulement son ivresse qui se dissipait lentement) la protégeait. La ville était à elle, comme, ville maquillée et plâtrée de mots et d’images conventionnelles (cosmopolite, la culture, les tramways), elle ne l’avait jamais été : Œdipa bénéficiait d’un sauf-conduit pour s’enfoncer au plus profond des capillaires de la cité, même les plus minuscules où l’on pouvait juste risquer un œil, même les vaisseaux écrasés en bâtiments municipaux, à fleur de peau, à la vue de tout le monde, sauf des touristes. Rien dans cette nuit ne pouvait la blesser, et d’ailleurs rien ne la blessa. La répétition des symboles devait suffire, sans choc plus profond pour l’atténuer ou même l’arracher à sa mémoire. Son rôle était qu’elle s’en souvînt. Elle contemplait cette possibilité comme elle l’aurait fait pour une rue (qui, vue d’un balcon, aurait l’air d’un jouet), un tour de montagnes russes, ou à l’heure de la nourriture des boîtes au zoo – le genre d’instinct morbide qu’il suffit du moindre geste pour consommer. Elle effleurait la lisière d’un monde voluptueux, elle savait qu’il serait délicieux de s’y abandonner ; que rien, ni la force de la gravitation, ni les lois de la balistique, ni la voracité des bêtes sauvages, ne promettait plus de délices. Elle réfléchit à cette hypothèse en frissonnant : je suis censée me rappeler. Tous les indices qui me parviennent sont censés posséder une clarté propre, une chance d’éternité. Elle se demanda alors si ces indices, comme des pierres précieuses, n’étaient pas simplement une forme de compensation pour la consoler d’avoir perdu la Parole directe, épileptique, le cri qui pourrait abolir la nuit.
Dans Golden Gate Park, elle tomba sur un cercle d’enfants en chemise de nuit. Ils lui dirent que cette réunion n’était qu’un rêve à eux. Mais que ce rêve n’était pas différent de la réalité, car le matin, quand ils se levaient, ils étaient aussi fatigués que s’ils étaient restés debout toute la nuit. Et alors que leurs mamans croyaient qu’ils jouaient dehors, en fait ils étaient blottis dans des placards, dans des huttes construites dans les arbres, dans des terriers secrets qu’ils se creusaient dans les haies, endormis à rattraper ces heures perdues. La nuit ne leur réservait aucune terreur, ils avaient au centre de leur ronde un feu imaginaire, ils n’avaient besoin de rien, en dehors de leur sentiment inviolable de communauté. Ils connaissaient le cor postal, mais ils ignoraient tout du jeu tracé à la craie qu’Œdipa avait vu sur le trottoir. Pour se servir d’une seule image, c’était comme un jeu de corde à sauter élastique, lui expliqua une petite fille, il y a la boucle, le pavillon, la sourdine, pendant que la petite chante :

Un deux trois Tristoe Tristoe
Chasse Taxis de l’autre côté de l’eau

- Vous voulez dire : Thurn & Taxis ?
- Ils ne l’ont jamais entendu comme ça.
Ils continuèrent à se chauffer les mains à leur feu invisible. En représailles, Œdipa cessa de croire en eux.
Dans un restaurant mexicain ouvert toute la nuit, elle tomba sur un fragment de son passé, sous la forme d’un certain Jesus Arrabal ; il était assis dans un coin sous le poste de télévision, il tournait interminablement comme une cuiller une patte de poulet dans un bol de soupe opaque.
- Salut, dit-il à Œdipa, vous êtes la dame de Mazatlan.
Il lui fit signe de s’asseoir.
- Vous vous souvenez de tout, dit Œdipa. Bon sang, même des touristes ! Comment marche votre CIA ?
Il ne s’agissait pas de la CIA que vous connaissez mais d’une société mexicaine, la Conjuracion de los Insurgentes Anarquistas, dont l’histoire remonte aux frères Flores Magon, avec plus tard une brève alliance avec Zapata.
- Comme vous voyez, en exil.
Et d’un geste du bras, il lui montra la pièce. La boîte lui appartenait en partie, ainsi qu’à un natif du Yucatan qui croyait encore à la Révolution. Leur Révolution.
- Et vous ? Vous êtes toujours avec ce gringo qui dépensait tant d’argent pour vous ? L’oligarque, le miracle ?
- Il est mort.
- Ah ! pobrecito.
Ils avaient rencontré Jesus Arrabal sur la plage, où ils avaient organisé un meeting antigouvernemental. Mais personne n’était venu. Alors il fit la conversation à Inverarity, l’ennemi qu’il devait (pour être fidèle à sa foi) apprendre à déchiffrer. Pierce, avec les manières neutres qui étaient les siennes en face de l’hostilité déclarée, n’avait rien à dire à Arrabal ; alors il joua le rôle du gringo riche, odieux, avec une telle perfection qu’Œdipa vit sur les bras de l’anarchiste comme une chair de poule qui n’avait rien à voir avec la brise de mer qui soufflait du Pacifique. Lorsque Pierce partit faire du surf, Arrabal demanda à Œdipa s’il était vrai ou bien si c’était un espion, ou bien alors de qui il se moquait. Œdipa ne comprit pas.
- Vous savez ce que c’est qu’un miracle. Pas ce que voulait dire Bakounine, mais l’intrusion d’un autre monde dans le nôtre. La plupart du temps, il s’agit d’une coexistence pacifique, mais du contact peut jaillir le cataclysme. Comme l’Église que nous détestons, les anarchistes croient à un autre monde. Un monde où la révolution éclate spontanément, sans chef, et le don qu’a l’âme pour l’unanimité permet aux masses d’agir ensemble sans effort, avec le même automatisme que le corps. Et cependant, seña, si cela arrivait avec une telle perfection, il me faudrait bien crier au miracle. Un miracle anarchiste. Comme votre ami. Il est trop parfait, dans les moindres détails, comme ceux contre lesquels nous luttons. Au Mexique, le privilegiado est toujours, dans une certaine mesure, racheté – il est de notre peuple. Il n’a rien de miraculeux, en somme. Mais votre ami, à moins que ce ne soit un numéro qu’il nous fait, me terrifie, je suis comme un indien à qui la Sainte Vierge apparaîtrait soudain.
Par la suite, Œdipa n’avait pas oublié Jesus, car lui avait vu à propos de Pierce quelque chose qu’il n’avait pas deviné. Comme s’il y avait eu compétition, mais pas sur le plan sexuel. Maintenant, tout en buvant le café épais qui restait tiède dans une cafetière de terrre sur le coin de la cuisinière du yucateco, elle écoutait Jesus parler de conspiration : elle se demandait si, sans le miracle de Pierce pour le confirmer dans sa foi, Jesus n’aurai pas finalement quitté sa CIA pour se rallier comme tout le monde aux priistas de la majorité, si bien que jamais il n’aurait été contraint à l’exil.
Le mort, comme le Démon de Maxwell, constituait le lien dans une coïncidence. Sans lui, ni elle ni Jesus ne se seraient trouvés là à ce moment exact. Il s’agissait d’un avertissement codé, sans aucun doute. Qu’est-ce qui, cette nuit, était hasard ? C’est alors que les yeux d’Œdipa tombèrent sur un très ancien exemplaire du journal anarcho-syndicaliste Regeneracion. Il était daté de 1904, et il n’y avait pas de timbre à côté de la flamme, seulement le cor de chasse, frappé à la main.
- Ils arrivent, dit Arrabal. Y a-t-il si longtemps qu’ils sont dans le courrier ? A-t-on substitué mon nom à celui d’un membre qui est mort ? Ou bien cela a-t-il vraiment pris soixante ans ? Est-ce une réimpression ? Toutes ces questions sont vaines. Je suis un simple fantassin. En haut lieu, ils doivent avoir leurs raisons.
Elle disparut dans la nuit en ruminant cette idée.
Sur la plage de la ville, elle se promena sans être importunée parmi les bandes de délinquants avec leurs blousons de gangs en tissu léger pour l’été. Ils avaient dessus le cor postal brodé en fil qui semblait d’argent fin sous ce qu’il y avait de clair de lune. ils avaient tous fumé ou reniflé des trucs, ou bien ils s’étaient piqués, ils erraient dans leur rêve, et ils ne la remarquèrent peut-être même pas.
Dans l’autobus, en compagnie de toute une cargaison de Noirs épuisés qui s’en allaient travailler dans les cimetières par toute la ville, elle vit gravé sur le dossier d’un siège, luisant à son intention dans la fumée épaisse, le cor avec comme légende DEATH – la mort. Mais, à la différence de WASTE, quelqu’un avait pris la peine d’ajouter au crayon : DON’T EVER ANTAGONIZE THE HORN, Ne vous opposez jamais au cor.
Près de Fillmore, elle trouva le symbole sur le panneau d’affichage d’une blanchisserie automatique, parmi d’autres fragments de papier offrant du repassage pas cher ou des gardes d’enfants. Le message disait : Si vous savez ce que cela signifie, vous savez où aller pour en savoir davantage. Autour d’elle l’odeur du chlore montait vers le ciel comme les fumées de l’encens. Des machines haletaient sourdement.
A part Œdipa, il n’y avait personne, et les tubes à néon brillaient avec la violence d’un cri, qui éclaboussait ce monde voué à la blancheur. C’était un quartier noir. Était-ce la vocation du cor ? Le cor y verrait-il une offense si elle demandait ? Mais à qui ?
Toute la nuit, dans les autobus, elle écouta les transistors jouer les tubes tout en bas de la liste dans les Top 200 : ils ne deviendraient jamais populaires, leurs airs et leurs paroles disparaîtraient, comme si on les avait jamais chantés. Une petite Mexicaine essayait d’entendre malgré les parasites du moteur, et elle fredonnait comme si elle allait s’en souvenir toujours, tout en traçant du bout de l’ongle des coeurs et des cors de chasse, dans la buée que déposait son haleine sur la vitre.
A l’aéroport, Œdipa – elle se sentait tout à fait invisible – écouta la conversation de joueurs de poker. Celui qui perdait régulièrement sortit un carnet de comptes sur lequel étaient gribouillés des cors de chasse. « Eh bien, les gars, dit-il, je rentre dans mes frais à 99,375%. (Les autres le regardèrent d’un œil indifférent ou hostile.) Et ça fait vingt-cinq ans que ça dure, ajouta-t-il en s’efforçant de sourire. Il y a toujours ce petit quelque chose en moins qui m’empêche de m’en tirer ric-rac. Je me demande bien pourquoi je ne laisse pas tomber. » Personne ne lui répondit.
Dans les lavabos, elle tomba sur une réclame pour l’ACDC, ce qui signifiait Alameda County Death Cult, ce qui signifie Culte de la mort du comté d’Alameda. Il y avait un numéro de boîte postale et un cor postal. Une fois par mois ils devaient choisir une victime parmi les innocents, les vertueux, ceux qui étaient à leur aise dans la société et, après l’avoir violenté, l’offrir en sacrifice. Œdipa ne recopia pas le numéro.
Un gamin dégingandé s’apprêtait à prendre le vol de TWA pour Miami. Son intention, c’était de se glisser la nuit dans les aquariums pour entamer des négociations avec les dauphins, qui un jour remplaceraient les hommes. Il était occupé à embrasser sa mère avec passion, en se servant de sa langue. « Je t’écrirai, maman, disait-il. – Écris par WASTE, lui- dit-elle. N’oublie pas, parce que, autrement, le gouvernement ouvrira ton courrier. Et les dauphins ne seraient pas contents. – Je t’aime, maman, dit-il. – Aime les dauphins, lui conseilla-t-elle. Écris par WASTE. »
Et cela continuait. Œdipa, en voyeuse, écoutait. Elle rencontra ensuite un soudeur qui avait la gueule toute de travers, et qui semblait très content d’être aussi laid ; un gosse qui errait dans la nuit en regrettant la mort d’avant la naissance, comme certains paumés regrettent la douce berceuse vide d’une communauté ; une négresse avec dans le gras enfantin de la joue la marbrure compliquée d’une cicatrice ; elle allait de fausse couche en fausse couche pour des raisons différentes à chaque fois, avec la même délibération que d’autres apportent aux rites de la naissance, consacrée non pas à la continuité mai plutôt à une sorte d’interrègne ; un veilleur de nuit vieillissant en train de mâchonner une barre de savon Ivory Soap : il avait un estomac virtuose qu’il avait habitué à accepter également les lotions, l’Air-Wick solide, le tissu, le tabac et la cire, dans l’intention désespérée d’assimiler tout cela, promesses, productivités, trahisons, ulcères, avant qu’il ne soit trop tard ; et même un voyeur, planté devant une des fenêtres encore allumées de la ville, à la poursuite de Dieu sait quelle image. Et comme décor pour tous ces égarements, tous ces autismes différents, en boutons de manchette, en décalcomanies, en gribouillages vagues, il y avait toujours le fameux cor de chasse. Elle en vint à tellement le guetter que peut-être ne le vit-elle pas autant que, plus tard, elle le crut. Deux ou trois fois, c’aurait été assez. Ou trop.
Elle poursuivit ses pérégrinations à pied ou en autobus jusque dans le petit matin, s’abandonnant à un fatalisme peu fréquent chez elle. Où était donc passée l’Œdipa qui était venu si bravement à San Narciso ? Ce bébé optimiste était arrivé comme le détective privé des pièces radiophoniques de jadis, croyant que tout ce qu’il fallait, c’était du cran, de la ressource, la liberté que n’ont pas toujours les flics : avec cela, on pouvait résoudre les plus grands mystères.
Seulement tôt ou tard, le privé finissait par prendre sur la gueule. Et cette profusion de cors de chasse au cours de la nuit, cette répétition délibérée, maligne, c’était la façon qu’ils avaient trouvée. Ils connaissaient ses points faibles, les ganglions qui contrôlaient son optimisme, et peu à peu, ils étaient en train de la paralyser.
La nuit précédente, elle aurait pu se demander quels réseaux occultes (en dehors de ceux qu’elle connaissait) se servaient du système WASTE. Au lever du soleil, elle pouvait légitimement se demander quels réseaux ne s’en servaient pas. Si, comme Jesus Arrabal l’avait affirmé des années plus tôt sur la plage de Mazatlan, les miracles étaient bien les intrusions d’un autre monde dans le nôtre, une sorte de carambolage dans une partie de billard cosmique, il devait en être de même pour tous ces cors de chasse apparus au cours de la nuit. Car il y avait là Dieu sait combien de citoyens qui avaient délibérément choisi de ne pas se servir de la poste du gouvernement. Ce n’était pas un acte de trahison, peut-être même pas de défiance. Mais c’était un repli calculé, un retrait de la vie de la République et de son mécanisme. Quoi que ce fût qu’on leur refusât, par haine, indifférence à leurs votes, combine ou simple ignorance, il s’agissait chez eux d’une dérobade volontaire, privée et discrète. Comme ils ne pouvaient pas se dissoudre dans le vide (ou alors, était-ce possible?), il fallait bien qu’existât un autre monde, silencieux, que personne ne soupçonnait.
Thomas Pynchon
Vente à la criée du lot 49 / 1965
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l’Empire des signes (2) / Roland Barthes

Dedans-dehors
Prenez le théâtre occidental des derniers siècles ; sa fonction est essentiellement de manifester ce qui est réputé secret (les « sentiments », les « situations », les « conflits »), tout en cachant l’artifice même de la manifestation (la machinerie, la peinture, le fard, les sources de lumière). La scène à l’italienne est l’espace de ce mensonge : tout s’y passe dans un intérieur subrepticement ouvert, surpris, épié, savouré par un spectateur tapi dans l’ombre. Cet espace est théologique, c’est celui de la Faute : d’un côté, dans une lumière qu’il feint d’ignorer, l’acteur, c’est-à-dire le geste et la parole, de l’autre, dans la nuit, le public, c’est-à-dire la conscience.
Le Bunraku ne subvertit pas directement le rapport de la salle et de la scène (encore que les salles japonaises soient infiniment moins confinées, moins étouffées, moins alourdies que les nôtres) ; ce qu’il altère, plus profondément, c’est le lien moteur qui va du personnage à l’acteur et qui est toujours conçu, chez nous, comme la voie expressive d’une intériorité. Il faut se rappeler que les agents du spectacle, dans le Bunraku, soit à la fois visibles et impassibles ; les hommes en noir s’affairent autour de la poupée, mais sans aucune affectation d’habileté ou de discrétion, et, si l’on peut dire, sans aucune démagogie publicitaire ; silencieux, rapides, élégants, leurs actes sont éminemment transitifs, opératoires, colorés de ce mélange de force et de subtilité, qui marque le gestuaire japonais et qui est comme l’enveloppe esthétique de l’efficacité ; quant au maître, sa tête est découverte ; lisse, nu, sans fard, ce qui lui confère un cachet civil (non théâtral), son visage est offert à la lecture des spectateurs ; mais ce qui est soigneusement, précieusement donné à lire, c’est qu’il n’y a rien à lire ; on retrouve ici cette exemption du sens, que nous pouvons à peine comprendre, puisque, chez nous, attaquer le sens, c’est le cacher ou l’inverser, mais jamais l’absenter. Avec le Bunraku, les sources du théâtre sont exposées dans leur vide. Ce qui est expulsé de la scène, c’est l’hystérie, c’est-à-dire le théâtre lui-même ; et ce qui est mis à la place, c’est l’action nécessaire à la production du spectacle, le travail se substitue à l’intériorité.
Il est donc vain de se demander, comme le font certains Européens, si le spectateur peut oublier ou non la présence des manipulateurs. Le Bunraku ne pratique ni l’occultation ni la manifestation emphatique de ses ressorts ; de la sorte, il débarrasse l’animation du comédien de tout relent sacré, et abolit le lien métaphysique que l’Occident ne peut s’empêcher d’établir entre l’âme et le corps, la cause et l’effet, le moteur et la machine, l’agent et l’acteur, le Destin et l’homme, Dieu et la créature : si le manipulateur n’est pas caché, pourquoi, comment voulez-vous en faire un Dieu ? Dans le Bunraku, la marionnette n’est tenue par aucun fil. Plus de fil, partant plus de métaphore, plus de Destin ; la marionnette ne singeant plus la créature, l’homme n’est plus une marionnette entre les mains de la divinité, le dedans ne commande plus le dehors.
l’Effraction du sens
Le haïku a cette propriété quelque peu fantasmagorique, que l’on s’imagine toujours pouvoir en faire soi-même facilement. On se dit : quoi de plus accessible à l’écriture spontanée que ceci (de Buson) :
C’est le soir, l’automne,
Je pense seulement
A mes parents

Le haïku fait envie : combien de lecteurs occidentaux n’ont pas rêvé de se promener dans la vie, un carnet à la main, notant ici et là des « impressions », dont la brièveté garantirait la perfection, dont la simplicité attesterait la profondeur (en vertu d’un double mythe, l’un classique, qui fait de la concision une preuve d’art, l’autre romantique, qui attribue une prime de vérité à l’improvisation). Tout en étant intelligible, le haïku ne veut rien dire, et c’est par cette double condition qu’il semble offert au sens, d’une façon particulièrement disponible, serviable, à l’instar d’un hôte poli qui vous permet de vous installer largement chez lui, avec vos manies, vos valeurs, vos symboles ; l’ « absence » du haïku (comme on dit aussi bien d’un esprit irréel que d’un propriétaire parti en voyage) appelle la subornation, l’effraction en un mot, la convoitise majeure, celle du sens.
l’Incident
L’art occidental transforme « l’impression » en description. Le haïku ne décrit jamais; son art est contre-descriptif, dans la mesure où tout état de la chose est immédiatement, obstinément, victorieusement converti en une essence fragile d’apparition : moment à la lettre « intenable », où la chose, bien que n’étant que déjà langage à un autre et se constitue comme le souvenir de ce futur, par là même antérieur. Car, dans le haïku, c’est non seulement l’événement proprement dit qui prédomine,

(Je vis la première neige.
Ce matin-là j’oubliai
De laver mon visage.)

mais, même ce qui nous semblerait avoir vocation de peinture, de tableautin, – comme il y en a tant dans l’art japonais – tel ce haïku de Shiki :

Avec un taureau à bord,
Un petit bateau traverse la rivière,
A travers la pluie du soir.

devient ou n’est qu’une sorte d’accent absolu (comme on reçoit toute chose, futile ou non, dans le Zen), un pli léger dont est pincée, d’un coup preste, la page de la vie, la soie du langage. La description, genre occidental, a son répondant spirituel dans la contemplation, inventaire méthodique des formes attributives de la divinité ou des épisodes du récit évangélique (chez Ignace de Loyola, l’exercice de la contemplation est essentiellement descriptif) ; le haïku, au contraire, articulé sur une métaphysique sans sujet et sans dieu, correspond au Mu bouddhiste, au satori Zen, qui n’est nullement descente illuminative de Dieu, mais « réveil devant le fait », saisie de la chose comme événement et non comme substance, atteint de ce bord antérieur du langage, contigu à la matité (d’ailleurs toute rétrospective, reconstituée) de l’aventure (ce qui advient au langage, plus encore qu’au sujet).
Le nombre, la dispersion des haïku d’une part, la brièveté, la clôture de chacun d’eux d’autre part, semblent diviser, classer à l’infini le monde, constituer un espace de purs fragments, une poussière d’événements que rien, par une sorte de déshérence de la signification, ne peut ni ne doit coaguler, construire, diriger, terminer. C’est que le temps du haïku est sans sujet : la lecture n’a pas d’autre moi que la totalité des haïku dont ce moi, par réfraction infinie, n’est jamais que le lieu de lecture ; selon une image proposée par la doctrine Hua-Yen, on pourrait dire que le corps collectif des haïku est un réseau de joyaux, dans lequel chaque joyau reflète tous les autres et ainsi de suite, à l’infini, sans qu’il y ait jamais à saisir un centre, un noyau premier d’irradiation (pour nous l’image la plus juste de ce rebondissement sans moteur et sans butée, de ce jeu d’éclats sans origine, serait celle du dictionnaire, dans lequel le mot ne peut se définir que par d’autres mots). En Occident, le miroir est un objet essentiellement narcissique : l’homme ne pense le miroir que pour s’y regarder ; mais en Orient, semble-t-il, le miroir est vide ; il est symbole du vide même des symboles (« L’esprit de l’homme parfait, dit un maître du Tao, est comme un miroir. Il ne saisit rien mais ne repousse rien. Il reçoit, mais ne conserve pas. ») : le miroir ne capte que d’autres miroirs, et cette réflexion infinie est le vide même (qui, on le sait, est la forme). Ainsi le haïku nous fait souvenir de ce qui ne nous est jamais arrivé ; en lui nous reconnaissons une répétition sans origine, un événement sans cause, une mémoire sans personne, une parole sans amarres.
Ce que je dis ici du haïku, je pourrais le dire aussi de tout ce qui advient lorsqu’on voyage dans ce pays que l’on appelle ici le Japon. Car là-bas, dans la rue, dans un bar, dans un magasin, dans un train, il advient toujours quelque chose. Ce quelque chose – qui est étymologiquement une aventure – est d’ordre infinitésimal : c’est une incongruité de vêtement, un anachronisme de culture, une liberté de comportement, un illogisme d’itinéraire, etc. Recenser ces événements serait une entreprise sisyphéenne, car ils ne brillent qu’au moment où on les lit, dans l’écriture vive de la rue, et l’Occidental ne pourrait spontanément les dire qu’en les chargeant du sens même de sa distance : il faudrait précisément en faire des haïku, langage qui nous est refusé. Ce que l’on peut ajouter, c’est que ces aventures infimes (dont l’accumulation, le long d’une journée, provoque une sorte d’ivresse érotique) n’ont jamais rien de pittoresque (le pittoresque japonais nous est indifférent, car il est détaché de ce qui fait a spécialité même du Japon, qui est sa modernité), ni de romanesque (ne se prêtant en rien au bavardage qui en ferait des récits ou des descriptions) ; ce qu’elles donnent à lire (je suis là-bas lecteur, non visiteur), c’est la rectitude de la trace, sans sillage, sans marge, sans vibration ; tant de menus comportements (du vêtement au sourire) qui chez nous, par suite du narcissisme invétéré de l’Occidental, ne sont que les signes d’une assurance gonflée, deviennent, chez les Japonais, de simples façons de passer, de tracer quelque inattendu dans la rue : car la sûreté et l’indépendance du geste ne renvoient plus alors à une affirmation du moi (à une « suffisance ») mais seulement à un mode graphique d’exister ; en sorte que le spectacle de la rue japonaise (ou plus généralement du lieu public), excitant comme le produit d’une esthétique séculaire, d’où toute vulgarité s’est décantée, ne dépend jamais d’une théâtralité (d’une hystérie) des corps, mais, une fois de plus, de cette écriture alla prima, où l’esquisse et le regret, la manoeuvre et la correction sont également impossibles, parce que le trait, libéré de l’image avantageuse que le scripteur voudrait donner de lui-même, n’exprime pas, mais simplement fait exister. « Lorsque tu marches, dit un maître Zen, contente-toi de marcher. Lorsque tu es assis, contente-toi d’être assis. Mais surtout ne tergiverse pas ! » : c’est ce que semblent me dire à leur manière le jeune bicyclettiste qui porte au sommet de son bras levé un plateau de bols ; ou la jeune fille qui s’incline d’un geste si profond, si ritualisé qu’il en perd toute servilité, devant les clients d’un grand magasin partis à l’assaut d’un escalier roulant, ou le joueur de Pachinko enfournant, propulsant et recevant ses billes, en trois gestes dont la coordination même est un dessin, ou le dandy qui, au café, fait sauter d’un coup rituel (sec et mâle) l’enveloppe plastique de la serviette chaude dont il s’essuiera les mains avant de boire son coca-cola : tous ces incidents sont la matière même du haïku.
Tel
Le travail du haïku, c’est que l’exemption du sens s’accomplit à travers un discours parfaitement lisible (contradiction refusée à l’art occidental, qui ne sait contester le sens qu’en rendant son discours incompréhensible), en sorte que le haïku n’est à nos yeux ni excentrique ni familier : il ressemble à rien et à tout : lisible, nous le croyons simple, proche, connu, savoureux, délicat, « poétique », en un mot offert à tout un jeu de prédicats rassurants ; insignifiant néanmoins, il nous résiste, perd finalement les adjectifs qu’un moment plus tôt on lui décernait et entre dans cette suspension du sens, qui nous est la chose la plus étrange puisqu’elle rend impossible l’exercice le plus courant de notre parole, qui est le commentaire. Que dire de ceci :

Brise printanière :
Le batelier mâche sa pipette.

ou de ceci :

Pleine lune
Et sur les nattes
L’ombre d’un pin.

ou de ceci :

Dans la maison du pêcheur,
L’odeur du poisson séché
Et le chaleur.

ou encore (mais non pas enfin, car les exemples seraient innombrables) de ceci :

Le vent d’hiver souffle.
Les yeux des chats
Clignotent.

De tels traits (ce mot convient au haïku, sorte de balafre légère tracée dans le temps) installent ce qu’on a pu appeler « la vision sans commentaire ». Cette vision (le mot est encore trop occidental est au fond entièrement privative ; ce qui est aboli, ce n’est pas le sens, c’est toute idée de finalité : le haïku ne sert à aucun des usages (eux-mêmes pourtant gratuits) concédés à la littérature : insignifiant (par une technique d’arrêt du sens), comment pourrait-il instruire, exprimer, distraire ? de la même façon, alors que certaines écoles Zen conçoivent la méditation assise comme une pratique destinée à l’obtention de la boudddhéité, d’autres refusent jusqu’à cette finalité (pourtant apparemment essentielle) : il faut rester assis « juste pour rester assis ». Le haïku (comme les innombrables gestes graphiques qui marquent la vie japonaise la plus moderne, la plus sociale) n’est-il pas de la sorte écrit « juste pour écrire » ?
Ce qui disparaît, dans la haïku, ce sont les deux fonctions fondamentales de notre écriture classique (millénaire) : d’une part la description (la pipette du batelier, l’ombre du pin, l’odeur du poisson, le vent d’hiver ne sont pas décrits, c’est-à-dire ornés de significations, de leçons, engagés à titre d’indices dans le dévoilement d’une vérité ou d’un sentiment : le sens est refusé au réel ; bien plus : le réel ne dispose plus du sens même du réel, et d’autre part la définition ; non seulement la définition est transféré au geste, fût-il graphique, mais encore elle est dérivée vers une sorte d’efflorescence inessentielle – excentrique – de l’objet, comme le dit bien une anecdote Zen, où l’on voit le maître décerner la prime de définition (qu’est-ce qu’un éventail ?) non pas même à l’illustration muette, purement gestuelle, de la fonction (déployer l’éventail), mais à l’invention d’une chaîne d’actions aberrantes (refermer l’éventail, se gratter le cou, le rouvrir, placer un gâteau dessus et l’offrir au maître). Ne décrivant ni ne définissant, le haïku (j’appelle ainsi finalement tout trait discontinu, tout événement de la vie japonaise, tel qu’il s’offre à ma lecture), le haïku s’amincit jusqu’à la pure et seule désignation. C’est cela, c’est ainsi, dit le haïku, c’est tel. Ou mieux encore : Tel ! dit-il, d’une touche si instantanée et si courte (sans vibration ni reprise) que la copule y apparaîtrait encore de trop, comme le remords d’une définition interdite, à jamais éloignée. Le sens n’y est qu’un flash, une griffure de lumière : When the light of sense goes out, but with a flash that has revealed the invisible world, écrivait Shakespeare ; mais le flash du haïku n’éclaire, ne révèle rien ; il est celui d’une photographie que l’on prendrait très soigneusement (à la japonaise), mais en ayant omis de charger l’appareil de sa pellicule. Ou encore : haïku (le trait) reproduit le geste désignateur du petit enfant qui montre du doigt quoi que ce soit (le haïku ne fait pas acception du sujet), en disant seulement : ça ! d’un mouvement si immédiat (si privé de toute médiation : celle du savoir, du nom ou même de la possession) que ce qui est désigné est l’inanité même de toute classification de l’objet : rien de spécial, dit le haïku, conformément à l’esprit du Zen : l’événement n’est nommable selon aucune espèce, sa spécialité tourne court ; comme une boucle gracieuse, le haïku s’enroule sur lui-même, le sillage du signe qui semble avoir été tracé, s’efface : rien n’a été acquis, la pierre du mot a été jetée pour rien : ni vagues ni coulée du sens.
Roland Barthes
l’Empire des signes / 1970
lire un autre extrait : l’Exemption du sens
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Etat social actif, ne pas céder sur nos désirs (2) / Choming out

UNE AFFAIRE DE COMPORTEMENT
Le nouveau « plan d’accompagnement et de suivi du comportement » des chômeurs nous a poussé à réagir et à sortir de notre isolement. Nous nous sommes rassemblés pour élaborer un point de vue commun à ce propos, construire une réponse collective. Et l’une des choses que nous avons rencontrées autour de la table, c’est qu’il n’est pas nécessairement simple de dire nous : chômeurs / chômeuses. D’abord par le fait que nous avons envie d’être nommés autrement que par cette appellation forcée, qui nous enferme dans une catégorie administrative. Se positionner entre nos réalités singulières de chômeurs et la violence globale des contrôles auxquels nous sommes soumis n’est pas une chose simple : il y a les images négatives qui nous sont renvoyées (fainéant, profiteur…), la tentative de nous en faire porter la responsabilité, et le fait que le chômage remue chez chacun d’entre nous ses propres histoires de précarité, des angoisses personnelles, peut parfois devenir une posture qui immobilise, génère des solitudes.
Chômeurs, nous sommes captifs d’une définition qui ne nous correspond pas en même temps qu’on nous demande de devenir les validateurs de cet enfermement, en répondant à des purs critères de représentation. La disproportion entre nos activités concrètes et le simulacre de recherche d’emploi qu’on nous demande de singer devient de plus en plus violente ; alors qu’il n’y a pas de travail qui nous correspond et que nous sommes déjà occupés par nos travaux, nos emplois du temps. Le paradoxe est là : les autorités nous demandent de correspondre à une idée du chômeur (un chercheur actif de travail), tandis que nous avons des activités, des modes de vie et des types de production.
Or, dans cette façon de vouloir contrôler le comportement et de renvoyer chaque individu d’abord à lui-même, on peut déjà observer une machine singulière, des intentions manifestes : nous sommes gouvernés, orientés dans une direction qui cherche à nous modeler, fabriquer un nouveau type de subjectivité. Cette attention portée sur le sujet par le dispositif des entretiens fonctionne de manière active, avec une capacité de destruction sur le plan psychologique. C’est une double attaque : renforcer la pression sur chaque individu et en même temps faire passer quelque chose en douce, affirmer une norme qui détermine les comportements, conditionne chaque sujet. Tout en divisant les situations personnelles en autant de catégories administratives différentes, afin que l’inquiétude du chômeur reste une affaire privée, personnelle. C’est bien dans ce déni d’une affaire publique que s’inscrit la logique des législations en vigueur. Celle-ci se déploie comme un dispositif de fabrication d’individus isolés : « On croyait que le monde capitaliste allait faire qu’on serait tous semblables et pris dans les mêmes inquiétudes, mais non. Malgré la globalisation, il y a une activité de différenciation, arme extraordinaire de gouvernementalité afin qu’aucun humain ne puisse se reconnaître dans un autre ».
C’est un peu comme si le plan d’accompagnement fonctionnait de façon tout à fait synchrone avec l’air du temps, comme une entreprise de dévastation. Puisqu’il n’y a pas de travail, celui qui en trouve un le fait d’une certaine manière en concurrence, c’est-à-dire qu’il gagne sa place au détriment d’un autre. C’est bien de cela dont il s’agit, avec ce plan : créer les conditions d’un accompagnement favorisant une culture entrepreneuriale. Nous devons devenir des chômeurs compétitifs, des espèces de winners de la recherche d’emploi, qui accumulent joyeusement les preuves de notre activité bien gérée, clairement répertoriée. C’est-à-dire que les allocations de chômage restent un droit à la condition expresse d’être conforme au système et à sa discipline. Il s’agit donc ou bien de savoir se débrouiller seul, gérer son parcours comme une petite entreprise individualiste et compétitive, ou bien en définitive être mis à la porte du droit aux allocations.
En ces temps où s’annonce une augmentation considérable du nombre du chômeurs, l’ère du plein emploi semble si loin derrière qu’il y a une urgence fondamentale à considérer clairement la situation.
La culpabilité est une fonction de la subjectivité capitaliste (…) On finit par tomber automatiquement dans un espèce de trou, on commence à se demander, En fin de compte, qui suis-je ? serais-je une merde ???
DEPUIS LA PÉRIPHÉRIE
Lorsque le regard lorgne vers le centre, il voit des personnes s’activer dans de grands immeubles à la recherche de ce qu’il s’agirait de faire pour d’autres. Par amour du prochain, par conviction ou par nécessité, par le hasard de la vie, ces gens se retrouvent là, à faire ce travail de tri. On les appelle comme ça les trieurs. Toute la journée ils classent, ils sélectionnent, ils définissent, orientent une masse d’information indifférenciée. Ils relaient aussi les décisions des uns, en convoquent d’autres. Les trieurs sont nombreux, et leurs rôles sont variés ; ils n’occupent pas tous les mêmes étages de leurs grands immeubles.
Ceux au plus près de la terre rencontrent quotidiennement quelques échantillons de cette masse indifférenciée. Toutes les demi-heures ils voient s’incarner devant leur bureau un Numéro d’Identification de la Sécurité Sociale sélectionné par l’ordinateur. Les 16 NISS d’une journée sont pour eux l’occasion de nourrir la grande base de données, de la diriger localement. Chaque NISS quelconque se verra donc appliquer une grille d’évaluation du comportement à laquelle il devra répondre dans les termes prévus par les bureaux du haut. Selon les options, le trieur de base optera donc au choix pour une seconde chance (devenir capable de répondre à ce qui est demandé), une exclusion ou une future convocation. Enfin tous les trois mois, cette masse d’information est mise en casse, en courbes et camemberts, puis dirigée vers d’autres grands immeubles.
Or pas plus que les NISS, les Trieurs n’existent. Ils sont un numéro de référence interchangeable. Entre eux, dans leurs codes, ils se nomment selon toutes les déclinaisons numériques possibles, les D29/560/72/K12. Dans ce monde de nulle part les NISS sont tenus par les Trieurs grâce au pouvoir si virtuel et si concret de l’argent. Sans monnaie plus de NISS et plus de Trieurs, c’est la condition de l’échange : de l’argent contre la soumission aux procédures de contrôle.
Ce regard posé vers le centre est un point de vue depuis la périphérie. Depuis là, nous regardons leurs manières de se présenter, de s’agiter. Nous sommes leur matière, leurs objet d’application… en deux mots nous sommes leurs NISS. Mais que se passe-t-il quand des NISS se mettent à se rassembler ? Que font-ils, alors, de leurs assignations administratives, de leurs définitions d’existence par la négation (sans emploi, sans contrat) ? Seraient-ils capables de devenir autre chose que des créatures définies, occupées à faire des formations, à correspondre aux demandes des trieurs et à chercher de l’emploi ?
La première tentative pour se démêler de ce genre d’histoire est de faire un pas de coté. Déjà de soi-même et de ce NISS qui habite en soi. De ce décalage peut s’opérer une envie de rencontrer d’autres décalés, et de proche en proche, se matérialiser autour d’un désir, d’un nous. Un nous balbutiant, pris dans cette assignation administrative de chômeur, un nous en réaction à la violence des trieurs, à la pauvreté des allocations, à toutes ces paroles professées sur le dos des chômeurs… Un nous qui se déplace, dans le désir d’affirmer d’autres formes de communauté de condition. On trouve là un paradoxe que tous les insultés, les parias, les assujettis connaissent bien : s’emparer collectivement de la disqualification (salles nègre, gai, ou chômeur) et la retourner contre ceux là même qui la professent et organisent sa possibilité. Faire exister ce nous, donc, en créant un décalage vis-à-vis des formes d’assignation administrative, de pouvoir et de discours. Autrement dit, la première tentative c’est déjà d’apprendre à se positionner dans cet écart, et de lui rendre son sens.
La seconde est d’apprendre à voir depuis la périphérie. Il s’agit, d’abord, de saisir ce nous par son envers, l’endroit étant le regard du centre. Une première évidence s’impose : à la question « que fais-tu ? », il est difficile de répondre en invoquant le NISS de l’unité : « je suis chômeuse ». Tactique, soit dit en passant, utile pour arrêter la discussion avec tous ceux et celles épris de l’autre versant de l’unité, celui du travail. La réponse, si réponse il doit y avoir, se conjugue au pluriel. « Je suis » ou plus exactement « je fais » ça et ça et ça et… Et au fur et à mesure des années le pluriel se fait plus consistant : tantôt j’ai été guerrier contre ma famille, l’institution, la bêtise ; tantôt je ne m’en souviens plus, j’ai passé mon temps à répéter des habitudes ; tantôt j’ai aimé ; tantôt je tentais d’apprendre à ne rien faire ; tantôt encore je ne comptais plus mes heures, j’étais débordé par mon travail. Dans une vie, dans une journée, un moment, le pluriel est de mise, toujours.
Alors, apprendre à voir depuis la périphérie, c’est devenir sensible à cet envers du décor, à toutes ces différences qui bruissent, s’agitent en-deçà, à coté de ce grand UN du centre. Le NISS disparaît comme forme d’assignationcollective au profit d’une multiplicité d’histoires, de récits et de conditions. L’usage du chômage se voit également multiple, pluralisé. A la forme vide et quelconque du NISS s’adjoignent des paysages nouveaux. Il devient l’occasion de nouvelles rencontres à la vie, où l’impératif productif cède la place à des rythmes à la fois plus lents et plus construits, à des occupations gratuites vis-à-vis de soi-même et des autres, à des formes d‘échange, de palabre entre amies, en famille où a travers des projets sociaux, culturel, des histoires de désirs, de choix… L’alternative infernale des grandes binarités exclusives entre travail et chômage – actif et inactif – est dissoute.
Les liens sociaux tissés dans le travail et la solitude, l’isolement, la perte de repères dûs au chômage font petit à petit place à un univers bigarré, coloré. On découvre alors toutes formes de pratiques, de relations qui recoupent et découpent ces fixités binaires. Le problème change aussi d’horizon : il ne s’agit plus de trouver un emploi, mais d’augmenter nos revenus et d’arriver à structurer
matériellement nos activités dans le temps, les durées. Difficile tâche à réaliser dans un milieu si hostile, avec évidemment comme élan premier le désir de se dégager mentalement du poids moral de l’idée toute faite du travail, de cette culpabilité que l’on fait s’insinuer en nous (fainéants, profiteurs)… Pour se libérer de cette épée de Damoclés suspendue au-dessus de nos têtes : toutes les mesures de contrôle des chômeurs.
Adopter cette position, depuis ce nous chômeurs et chômeuses, cultiver ce point de vue de la périphérie nous ouvre alors à une manière d’habiter l’histoire et le présent. Il s’agit de refaire vivre une histoire tue, détruite lors de la grande confiscation des caisses de solidarités par son Étatisation et son passage dans l’anonymat (NISS). Retisser cette histoire c’est à la fois rendre mémoire à tout ceux et celles qui ont décidé de s’organiser pour se donner les moyens de faire grève, de se protéger des maladies. Mais c’est aussi à travers cette mutualisation des ressources et des forces une invitation à prolonger leur cri : on ne s’en sort jamais seul, on n’a besoin de cultiver du commun. Cette histoire est comme une leçon, un apprentissage : lorsque le commun se voit traduit dans des termes et des catégories générales s’opère sous nos yeux la destruction de ce qui a rendu possible une pensée et des formes de résis- tance pour ceux et celles qui l’ont fait exister. C’est cette destruction et cette oubli, au nom du progrès, qui a, non seulement, produit cette machine à triage sur une population quelconque (NISS) mais aussi ce retournement de situation où le chômeur devient le seul responsable (c’est-à-dire le coupable) de la guerre économique. Mais cette leçon, cent fois répétée, nous enseigne aussi le risque à ne pas cultiver et protéger nos propres inventions collectives et à ne pas penser les effets de nos propres réussites.
Aujourd’hui, pour nous, tisser ce lien, actualiser ce regard et cette position nous donne de la force pour résister à l’entreprise de culpabilisation et de psychologisation généralisée. Non, nous n’avons pas cherché à être chômeuses, c’est le seul endroit où l’on peut trouver de l’argent pour payer les loyers, la nourriture…et développer nos activités. Non, ce n’est pas notre faute si ce système fonctionne par destruction massive de postes d’emploi, de modes de vie et des ressources environnementales ; et oriente l’offre de travail vers le tout commercial et sécuritaire. Non, vous n’arriverez pas à nous faire croire que le problème est le chômage et singulièrement les chômeurs quand depuis prés de trente ans tout les békés du monde et les rentiers de la finance s’en foutent plein les poches. Non, on refuse de prendre sur nous et d’adhérer à votre violence, à celle que tous les jours les grands parleurs des ondes s’empressent de taire. La violence, simple, coutumière et brutale des logiques d’expropriation des savoir faire, d’extorsion de la plus value, des modes d’organisation et/ou d’évaluation du travail qui poussent les travailleurs à bosser plus pour moins d’argent ; l’abrutissement, la bêtise et le non sens pour une grande majorité de salariés d’effectuer des tâches répétitives ou de vendre des produits dont ils sont les premiers à n’en avoir rien à foutre, on la tait. Cette violence multiforme – avec tout se qu’elle comporte comme dépréciation de soi, de stress, d’épuisement physique, mental et évidemment de restructurations, de licenciements – produit pour une grande part le chômage. Et cette condition pour nombre de chômeurs est plus subie que détournée, contournée, ré-appropriée.
Mais quand cette condition devient l’expérience de nouveaux rapports à la vie, aux autres, au temps, à la création, à la réalisation d’activités autonomes, on commence à apprendre à voir différemment ce qui nous entoure. On politise une situation, et on apprend à se positionner. Un chemin s’ouvre alors, fragile, partiel et local, en marge, toujours à la limite du chaos qui n’est plus pris sous le signe d’un manque ou d’un déficit, mais comme l’occasion d’une recherche de forces et de capacités d’agir…
Depuis quand le chômage est passé de la fête au deuil ?
www.choming-out.collectifs.net/
chomes@collectifs.net
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