Dedans-dehors
Prenez le théâtre occidental des derniers siècles ; sa fonction est essentiellement de manifester ce qui est réputé secret (les « sentiments », les « situations », les « conflits »), tout en cachant l’artifice même de la manifestation (la machinerie, la peinture, le fard, les sources de lumière). La scène à l’italienne est l’espace de ce mensonge : tout s’y passe dans un intérieur subrepticement ouvert, surpris, épié, savouré par un spectateur tapi dans l’ombre. Cet espace est théologique, c’est celui de la Faute : d’un côté, dans une lumière qu’il feint d’ignorer, l’acteur, c’est-à-dire le geste et la parole, de l’autre, dans la nuit, le public, c’est-à-dire la conscience.
Le Bunraku ne subvertit pas directement le rapport de la salle et de la scène (encore que les salles japonaises soient infiniment moins confinées, moins étouffées, moins alourdies que les nôtres) ; ce qu’il altère, plus profondément, c’est le lien moteur qui va du personnage à l’acteur et qui est toujours conçu, chez nous, comme la voie expressive d’une intériorité. Il faut se rappeler que les agents du spectacle, dans le Bunraku, soit à la fois visibles et impassibles ; les hommes en noir s’affairent autour de la poupée, mais sans aucune affectation d’habileté ou de discrétion, et, si l’on peut dire, sans aucune démagogie publicitaire ; silencieux, rapides, élégants, leurs actes sont éminemment transitifs, opératoires, colorés de ce mélange de force et de subtilité, qui marque le gestuaire japonais et qui est comme l’enveloppe esthétique de l’efficacité ; quant au maître, sa tête est découverte ; lisse, nu, sans fard, ce qui lui confère un cachet civil (non théâtral), son visage est offert à la lecture des spectateurs ; mais ce qui est soigneusement, précieusement donné à lire, c’est qu’il n’y a rien à lire ; on retrouve ici cette exemption du sens, que nous pouvons à peine comprendre, puisque, chez nous, attaquer le sens, c’est le cacher ou l’inverser, mais jamais l’absenter. Avec le Bunraku, les sources du théâtre sont exposées dans leur vide. Ce qui est expulsé de la scène, c’est l’hystérie, c’est-à-dire le théâtre lui-même ; et ce qui est mis à la place, c’est l’action nécessaire à la production du spectacle, le travail se substitue à l’intériorité.
Il est donc vain de se demander, comme le font certains Européens, si le spectateur peut oublier ou non la présence des manipulateurs. Le Bunraku ne pratique ni l’occultation ni la manifestation emphatique de ses ressorts ; de la sorte, il débarrasse l’animation du comédien de tout relent sacré, et abolit le lien métaphysique que l’Occident ne peut s’empêcher d’établir entre l’âme et le corps, la cause et l’effet, le moteur et la machine, l’agent et l’acteur, le Destin et l’homme, Dieu et la créature : si le manipulateur n’est pas caché, pourquoi, comment voulez-vous en faire un Dieu ? Dans le Bunraku, la marionnette n’est tenue par aucun fil. Plus de fil, partant plus de métaphore, plus de Destin ; la marionnette ne singeant plus la créature, l’homme n’est plus une marionnette entre les mains de la divinité, le dedans ne commande plus le dehors.
l’Effraction du sens
Le haïku a cette propriété quelque peu fantasmagorique, que l’on s’imagine toujours pouvoir en faire soi-même facilement. On se dit : quoi de plus accessible à l’écriture spontanée que ceci (de Buson) :
C’est le soir, l’automne,
Je pense seulement
A mes parents
Le haïku fait envie : combien de lecteurs occidentaux n’ont pas rêvé de se promener dans la vie, un carnet à la main, notant ici et là des « impressions », dont la brièveté garantirait la perfection, dont la simplicité attesterait la profondeur (en vertu d’un double mythe, l’un classique, qui fait de la concision une preuve d’art, l’autre romantique, qui attribue une prime de vérité à l’improvisation). Tout en étant intelligible, le haïku ne veut rien dire, et c’est par cette double condition qu’il semble offert au sens, d’une façon particulièrement disponible, serviable, à l’instar d’un hôte poli qui vous permet de vous installer largement chez lui, avec vos manies, vos valeurs, vos symboles ; l’ « absence » du haïku (comme on dit aussi bien d’un esprit irréel que d’un propriétaire parti en voyage) appelle la subornation, l’effraction en un mot, la convoitise majeure, celle du sens.
l’Incident
L’art occidental transforme « l’impression » en description. Le haïku ne décrit jamais; son art est contre-descriptif, dans la mesure où tout état de la chose est immédiatement, obstinément, victorieusement converti en une essence fragile d’apparition : moment à la lettre « intenable », où la chose, bien que n’étant que déjà langage à un autre et se constitue comme le souvenir de ce futur, par là même antérieur. Car, dans le haïku, c’est non seulement l’événement proprement dit qui prédomine,
(Je vis la première neige.
Ce matin-là j’oubliai
De laver mon visage.)
mais, même ce qui nous semblerait avoir vocation de peinture, de tableautin, – comme il y en a tant dans l’art japonais – tel ce haïku de Shiki :
Avec un taureau à bord,
Un petit bateau traverse la rivière,
A travers la pluie du soir.
devient ou n’est qu’une sorte d’accent absolu (comme on reçoit toute chose, futile ou non, dans le Zen), un pli léger dont est pincée, d’un coup preste, la page de la vie, la soie du langage. La description, genre occidental, a son répondant spirituel dans la contemplation, inventaire méthodique des formes attributives de la divinité ou des épisodes du récit évangélique (chez Ignace de Loyola, l’exercice de la contemplation est essentiellement descriptif) ; le haïku, au contraire, articulé sur une métaphysique sans sujet et sans dieu, correspond au Mu bouddhiste, au satori Zen, qui n’est nullement descente illuminative de Dieu, mais « réveil devant le fait », saisie de la chose comme événement et non comme substance, atteint de ce bord antérieur du langage, contigu à la matité (d’ailleurs toute rétrospective, reconstituée) de l’aventure (ce qui advient au langage, plus encore qu’au sujet).
Le nombre, la dispersion des haïku d’une part, la brièveté, la clôture de chacun d’eux d’autre part, semblent diviser, classer à l’infini le monde, constituer un espace de purs fragments, une poussière d’événements que rien, par une sorte de déshérence de la signification, ne peut ni ne doit coaguler, construire, diriger, terminer. C’est que le temps du haïku est sans sujet : la lecture n’a pas d’autre moi que la totalité des haïku dont ce moi, par réfraction infinie, n’est jamais que le lieu de lecture ; selon une image proposée par la doctrine Hua-Yen, on pourrait dire que le corps collectif des haïku est un réseau de joyaux, dans lequel chaque joyau reflète tous les autres et ainsi de suite, à l’infini, sans qu’il y ait jamais à saisir un centre, un noyau premier d’irradiation (pour nous l’image la plus juste de ce rebondissement sans moteur et sans butée, de ce jeu d’éclats sans origine, serait celle du dictionnaire, dans lequel le mot ne peut se définir que par d’autres mots). En Occident, le miroir est un objet essentiellement narcissique : l’homme ne pense le miroir que pour s’y regarder ; mais en Orient, semble-t-il, le miroir est vide ; il est symbole du vide même des symboles (« L’esprit de l’homme parfait, dit un maître du Tao, est comme un miroir. Il ne saisit rien mais ne repousse rien. Il reçoit, mais ne conserve pas. ») : le miroir ne capte que d’autres miroirs, et cette réflexion infinie est le vide même (qui, on le sait, est la forme). Ainsi le haïku nous fait souvenir de ce qui ne nous est jamais arrivé ; en lui nous reconnaissons une répétition sans origine, un événement sans cause, une mémoire sans personne, une parole sans amarres.
Ce que je dis ici du haïku, je pourrais le dire aussi de tout ce qui advient lorsqu’on voyage dans ce pays que l’on appelle ici le Japon. Car là-bas, dans la rue, dans un bar, dans un magasin, dans un train, il advient toujours quelque chose. Ce quelque chose – qui est étymologiquement une aventure – est d’ordre infinitésimal : c’est une incongruité de vêtement, un anachronisme de culture, une liberté de comportement, un illogisme d’itinéraire, etc. Recenser ces événements serait une entreprise sisyphéenne, car ils ne brillent qu’au moment où on les lit, dans l’écriture vive de la rue, et l’Occidental ne pourrait spontanément les dire qu’en les chargeant du sens même de sa distance : il faudrait précisément en faire des haïku, langage qui nous est refusé. Ce que l’on peut ajouter, c’est que ces aventures infimes (dont l’accumulation, le long d’une journée, provoque une sorte d’ivresse érotique) n’ont jamais rien de pittoresque (le pittoresque japonais nous est indifférent, car il est détaché de ce qui fait a spécialité même du Japon, qui est sa modernité), ni de romanesque (ne se prêtant en rien au bavardage qui en ferait des récits ou des descriptions) ; ce qu’elles donnent à lire (je suis là-bas lecteur, non visiteur), c’est la rectitude de la trace, sans sillage, sans marge, sans vibration ; tant de menus comportements (du vêtement au sourire) qui chez nous, par suite du narcissisme invétéré de l’Occidental, ne sont que les signes d’une assurance gonflée, deviennent, chez les Japonais, de simples façons de passer, de tracer quelque inattendu dans la rue : car la sûreté et l’indépendance du geste ne renvoient plus alors à une affirmation du moi (à une « suffisance ») mais seulement à un mode graphique d’exister ; en sorte que le spectacle de la rue japonaise (ou plus généralement du lieu public), excitant comme le produit d’une esthétique séculaire, d’où toute vulgarité s’est décantée, ne dépend jamais d’une théâtralité (d’une hystérie) des corps, mais, une fois de plus, de cette écriture alla prima, où l’esquisse et le regret, la manoeuvre et la correction sont également impossibles, parce que le trait, libéré de l’image avantageuse que le scripteur voudrait donner de lui-même, n’exprime pas, mais simplement fait exister. « Lorsque tu marches, dit un maître Zen, contente-toi de marcher. Lorsque tu es assis, contente-toi d’être assis. Mais surtout ne tergiverse pas ! » : c’est ce que semblent me dire à leur manière le jeune bicyclettiste qui porte au sommet de son bras levé un plateau de bols ; ou la jeune fille qui s’incline d’un geste si profond, si ritualisé qu’il en perd toute servilité, devant les clients d’un grand magasin partis à l’assaut d’un escalier roulant, ou le joueur de Pachinko enfournant, propulsant et recevant ses billes, en trois gestes dont la coordination même est un dessin, ou le dandy qui, au café, fait sauter d’un coup rituel (sec et mâle) l’enveloppe plastique de la serviette chaude dont il s’essuiera les mains avant de boire son coca-cola : tous ces incidents sont la matière même du haïku.
Tel
Le travail du haïku, c’est que l’exemption du sens s’accomplit à travers un discours parfaitement lisible (contradiction refusée à l’art occidental, qui ne sait contester le sens qu’en rendant son discours incompréhensible), en sorte que le haïku n’est à nos yeux ni excentrique ni familier : il ressemble à rien et à tout : lisible, nous le croyons simple, proche, connu, savoureux, délicat, « poétique », en un mot offert à tout un jeu de prédicats rassurants ; insignifiant néanmoins, il nous résiste, perd finalement les adjectifs qu’un moment plus tôt on lui décernait et entre dans cette suspension du sens, qui nous est la chose la plus étrange puisqu’elle rend impossible l’exercice le plus courant de notre parole, qui est le commentaire. Que dire de ceci :
Brise printanière :
Le batelier mâche sa pipette.
ou de ceci :
Pleine lune
Et sur les nattes
L’ombre d’un pin.
ou de ceci :
Dans la maison du pêcheur,
L’odeur du poisson séché
Et le chaleur.
ou encore (mais non pas enfin, car les exemples seraient innombrables) de ceci :
Le vent d’hiver souffle.
Les yeux des chats
Clignotent.
De tels traits (ce mot convient au haïku, sorte de balafre légère tracée dans le temps) installent ce qu’on a pu appeler « la vision sans commentaire ». Cette vision (le mot est encore trop occidental est au fond entièrement privative ; ce qui est aboli, ce n’est pas le sens, c’est toute idée de finalité : le haïku ne sert à aucun des usages (eux-mêmes pourtant gratuits) concédés à la littérature : insignifiant (par une technique d’arrêt du sens), comment pourrait-il instruire, exprimer, distraire ? de la même façon, alors que certaines écoles Zen conçoivent la méditation assise comme une pratique destinée à l’obtention de la boudddhéité, d’autres refusent jusqu’à cette finalité (pourtant apparemment essentielle) : il faut rester assis « juste pour rester assis ». Le haïku (comme les innombrables gestes graphiques qui marquent la vie japonaise la plus moderne, la plus sociale) n’est-il pas de la sorte écrit « juste pour écrire » ?
Ce qui disparaît, dans la haïku, ce sont les deux fonctions fondamentales de notre écriture classique (millénaire) : d’une part la description (la pipette du batelier, l’ombre du pin, l’odeur du poisson, le vent d’hiver ne sont pas décrits, c’est-à-dire ornés de significations, de leçons, engagés à titre d’indices dans le dévoilement d’une vérité ou d’un sentiment : le sens est refusé au réel ; bien plus : le réel ne dispose plus du sens même du réel, et d’autre part la définition ; non seulement la définition est transféré au geste, fût-il graphique, mais encore elle est dérivée vers une sorte d’efflorescence inessentielle – excentrique – de l’objet, comme le dit bien une anecdote Zen, où l’on voit le maître décerner la prime de définition (qu’est-ce qu’un éventail ?) non pas même à l’illustration muette, purement gestuelle, de la fonction (déployer l’éventail), mais à l’invention d’une chaîne d’actions aberrantes (refermer l’éventail, se gratter le cou, le rouvrir, placer un gâteau dessus et l’offrir au maître). Ne décrivant ni ne définissant, le haïku (j’appelle ainsi finalement tout trait discontinu, tout événement de la vie japonaise, tel qu’il s’offre à ma lecture), le haïku s’amincit jusqu’à la pure et seule désignation. C’est cela, c’est ainsi, dit le haïku, c’est tel. Ou mieux encore : Tel ! dit-il, d’une touche si instantanée et si courte (sans vibration ni reprise) que la copule y apparaîtrait encore de trop, comme le remords d’une définition interdite, à jamais éloignée. Le sens n’y est qu’un flash, une griffure de lumière : When the light of sense goes out, but with a flash that has revealed the invisible world, écrivait Shakespeare ; mais le flash du haïku n’éclaire, ne révèle rien ; il est celui d’une photographie que l’on prendrait très soigneusement (à la japonaise), mais en ayant omis de charger l’appareil de sa pellicule. Ou encore : haïku (le trait) reproduit le geste désignateur du petit enfant qui montre du doigt quoi que ce soit (le haïku ne fait pas acception du sujet), en disant seulement : ça ! d’un mouvement si immédiat (si privé de toute médiation : celle du savoir, du nom ou même de la possession) que ce qui est désigné est l’inanité même de toute classification de l’objet : rien de spécial, dit le haïku, conformément à l’esprit du Zen : l’événement n’est nommable selon aucune espèce, sa spécialité tourne court ; comme une boucle gracieuse, le haïku s’enroule sur lui-même, le sillage du signe qui semble avoir été tracé, s’efface : rien n’a été acquis, la pierre du mot a été jetée pour rien : ni vagues ni coulée du sens.
Roland Barthes
l’Empire des signes / 1970
lire un autre extrait : l’Exemption du sens
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