Archive mensuelle de mars 2010

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La vie d’ici-bas / André Minvielle

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André Minvielle (avec Bernard Lubat)
la Vie d’ici-bas / Arte, 1995
(sur la très populaire Indifférence)
Voir : http://www.myspace.com/andrminvielle
http://www.uzeste.org/a/index.php/Main/HomePage

Entre chiens et loups / Le gouvernement à l’attrition / Alain Brossat

Une subtile dialectique s’établit entre la façon dont la biopolitique contemporaine établit son « protectorat », sa tutelle sur les corps vivants et la manière dont une dimension fondamentale du gouvernement des vivants consiste à mettre en place des entraves, à inscrire la vie des individus dans l’horizon non pas des puissances de la vie, mais de la survie (l’existence réduite à sa reproduction). La biopolitique contemporaine étend son emprise entre ces deux repères : immuniser le vivant (« faire vivre » en ce sens) d’une part, et démultiplier les dispositifs d’empêchement de la vie des sujets de l’autre ; soit, plus trivialement : empêcher les gens de vivre leur vie, faire de la réduction de leur horizon de vie (des « emmerdements » qui leur sont infligés sous toutes sortes de formes calculées) une politique constante et réfléchie.
D’un côté ce « faire vivre » global, tous azimuts et continu, de l’autre ces stratégies délibérées, destinées à faire en sorte que l’énergie et l’intelligence des individus soient aussi intégralement que possible captées par les soucis de subsistance et de reproduction. La « politique » impulsée par tous les gouvernants modernes, dans les démocratie libérales notamment, donc dans les pays les plus « riches », disposant des ressources les plus abondantes, ne consiste pas seulement à inciter les individus à entrer dans le cycle production-consommation et à s’y engloutir, plutôt que s’investir dans des actions désintéressées, créatrices, à agir dans la sphère publique, à développer leur autonomie. Elle consiste peut-être surtout à mettre en place des dispositifs de vie, à promouvoir des formes et des modes de vie dont la destination est distincte : faire en sorte que soit entravée la capacité des sujets à affirmer des singularités, qu’ils ne soient pas en mesure d’opérer des choix d’existence selon une éthique propre à chaque singularité, selon des principes qu’ils auraient élaborés de façon autonome, en relation avec des notions fortes – égalité, communauté, liberté, bonheur, fraternité, etc.
J’insiste : c’est bien d’une politique qu’il est ici question, pas seulement d’effets produits par les traits généraux d’un « système » général ; une politique dont la visée est donc double : modeler des subjectivités, formater et infléchir des conduites. Un politique qui ne consiste pas seulement en ce sens à imposer des standards culturels ou à promouvoir des modes de vie homogénéisants ; elle a pour trait majeur aussi et peut-être surtout, il faut y insister, de démultiplier des systèmes d’entrave, tels que la majorité des gouvernés, la partie la plus faible de la population, demeure rivée à la pure dimension sociale et économique de l’existence, à la vie balisée par le travail (ou son absence, ce qui est la même chose), rivée au monde des marchandises, au cycle production-consommation, enserrée dans le carcan des relations sociales gouvernables et prévisibles (familiales notamment) ; c’est-à-dire confinée à la vie non pas comme sphère d’expansion de flux diffractés aux trajectoires imprévisibles, mais comme entretien et reproduction du vivant humain.
On peut parler ici d’une sorte de « mécanisme de sécurité » subreptice, inavouable – et qui cependant joue un rôle déterminant dans les dispositifs de la gouvernementalité contemporaine.
Ce mécanisme est destinée à créer une « pression », à établir des conditions de limitation affectant les possibilités des individus, de façon à ce que ceux-ci soient conduits à être engagés dans une sorte de « lutte pour la vie » perpétuelle, en version allégée, non pas tant au sens où seuls les uns survivraient au détriment des autres (même si cet aspect des choses est tangible dans les sociétés libérales d’aujourd’hui), mais plutôt où se produit une mobilisation/captation sans fin des énergies par les objectifs globaux de la « survie » (la reproduction, la perpétuation des soubassements matériels de la vie). Le « jeu » du gouvernement des vivants consiste ici à faire en sorte que la société se présente comme une sorte d’étendue liquide dans laquelle les individus ne maintiennent la tête hors de l’eau (et donc n’assurent leur survie) qu’à la condition de consacrer, bien sûr, l’essentiel de leurs forces à nager avec peine, plutôt qu’à être dans la vie comme des poissons dans l’eau. On peut appeler cette figure un Narayama fabriqué de toutes pièces, un Narayama artificiel, puisqu’il ne correspond à aucune espèce de limitation imposée par la disponibilité des biens consommables ou des possibilités d’intensification, de diversification des formes de vie. Dans le récit de Schirô Fukazawa, en effet, c’est la rareté, en produits alimentaires notamment, qui établit cette règle douloureuse, terrible, selon laquelle les vieillards devenus « bouches inutiles » se doivent de sacrifier leur vie afin que les plus jeunes puissent manger à leur faim. C’est l’absence de tout surplus, qui, s’imposant à tous comme une fatalité, établit cette règle draconienne selon laquelle la survie des uns se paie au prix de la disparition des autres – norme « inhumaine », s’il en fut. C’est comme par un décret du destin que la survie pure et simple s’établit comme l’horizon indépassable de cette société villageoise, dans ces montagnes perdues d’un Japon imaginaire.
Par contraste, sur tous ces plans, les potentialités et les réserves dont disposent nos sociétés contemporaines apparaissent pratiquement illimitées. Ce n’est pas la rareté qui y prévaut, mais bien plutôt le règne de l’excédent, le syndrome de la surproduction. Le paradoxe du mécanisme de sécurité furtif évoqué plus haut est qu’il repose sur l’organisation de systèmes de « manque » (relatif mais tenace) dans des conditions générales « d’abondance ». Les enjeux subjectifs sont décisifs ici : il faut que les individus soient établis dans des dispositions de privation continuelles et démultipliées, et ceci de façon à ce que leur énergie soit détournée de la pensée libre, de l’esprit critique, de la réflexion autonome, de façon à ce que le désir soit endigué – canalisé et encadré plutôt -, capté par le fétichisme des objets et la consommation (à la fois encouragée, magnifiée et empêchée).
L’abject slogan sarkozyste « travailler plus pour gagner plus » est une sorte de forme pure de ce genre de dispositif : il s’agit de réduire autant que faire se peut, et à zéro si possible, la part laissée à l’otium, à l’anapausis, entendus non pas comme « loisir » au sens d’aujourd’hui, c’est-à-dire délassement inclus dans la forme travail, mais comme disposition par l’individu de son temps propre, destinée à le rendre disponible pour la vie publique, pour l’action collective, pour la réflexion autonome… Il s’agit de destiner, de façon massive et écrasante, les individus à un mode de vie et à des dispositions subjectives qui fassent d’eux, en langue aristotélicienne, plutôt des fourmis ou des abeilles que des hommes libres.
Il est donc fondamental que les gens (l’homme quelconque, donc, pas le commun ou le « vulgaire ») disposent d’aussi peu de temps libre que possible, non voué à la pure reproduction de la capacité de travail ou alors à l’entretien de la base matérielle de la vie ; ainsi, que cela même qui est supposé tenir lieu de temps libre soit occupé, mobilisé, encadré d’une façon telle qu’il soit aussi peu susceptible que possible de permettre à l’individu (ou à des collectifs) de développer leur autonomie. D’où l’importance de dispositifs d’occupation et de mobilisation comme la télé et Internet, dispositifs fonctionnant de façon ininterrrompue et dont le propre est de transformer le loisir/temps libre (entendu au sens antique, comme le propre de l’homme libre) en pur complément de la mobilisation par le travail ou le souci de la survie. Fondamentalement, la télé est un bruit continu, une rumeur peuplée d’images, un dispositif de capture dont le propre est de faire opposition à la possibilité d’un silence, d’un suspens du temps de la reproduction propice à la formation de pensées libres et à la mise en oeuvre d’actions autonomes et singulières.
En termes de rationalité gouvernementale contemporaine (une rationalité à courte vue, aveugle à elle-même, si l’on veut, mais une sorte de rationalité, cependant), il est de première importance que les gens disposent d’aussi peu de temps libre que possible, car toute durée soustraite à la reproduction est susceptible de faire ouverture sur des hétérotopies, c’est-à-dire sur de l’ingouvernable. D’où l’importance politique du « travailler plus pour gagner plus » qui, comme l’a montré Dominique Méda, économiste, ne relève pas de calculs économiques, mais au contraire, politiques, tout entiers politiques. Le travail et, plus généralement, la reproduction et la « mobilisation » étant ce qui, constamment, réassigne les individus à « l’empire de la nécessité », non pas tant sous le signe de la rareté (objective) que du manque organisé. Il est donc essentiel, pour cette forme du gouvernement des vivants, de travailler dans deux dimensions : celle de la captation des projets individuels et de leur formatage, celle de l’organisation du manque. Dans le premier registre, donc, on fera en sorte que les catégories aux revenus modestes deviennent captives de toutes sortes de systèmes de crédits et d’emprunt, de dispositifs d’asservissement et d’immobilisation par l’endettement – équipement, voitures, accès à la propriété – c’est un système d’apprivoisement et d’immobilisation des énergies déviantes d’une formidable efficacité, qui établit les classes populaire dans « l’empire de la nécessité sur la longue durée (des crédits toujours plus longs et toujours plus nombreux). Dans le second registre, on fera en sorte, constamment, de maltraiter le désir et les plaisirs, d’assigner les plus faibles (l’élément populaire en général) à des systèmes de frustration, de privation et d’appauvrissement du désir : en créant par exemple délibérément les conditions, comme c’est le cas aujourd’hui, pour qu’ils soient contraints par la pression économique de rogner sur la durée de leurs vacances, sur les dépenses « culturelles », de sacrifier la fréquentation d’un festival, la participation à un concert qui, pourtant, leur tenait à coeur.
Il s’agit au fond d’acculer les gens à céder toujours davantage sur leur désir propre, en tant que celui-ci est a priori l’ingouvernable même, et ceci soit pour le conformer aux normes des grosses machines à « distraire » et immobiliser (des machines d’occupation du temps et d’écrasement des subjectivités), donc, regarder les JO à la télé plutôt qu’aller écouter du jazz à Marciac ou entreprendre une longue randonnée entre amis – même ça, ça peut « donner des idées » ; soit, carrément, pour reconvertir le désir en activité laborieuse (se « défoncer au travail » en tant qu’objectif introjecté par l’individu non pas sur un mode moral mais affectif et libidinal, en tant que désir perverti).
Nos gouvernants, à l’évidence, ont tiré une leçon fondamentale de Mai 68 : ils ont bien compris que ce formidable soulèvement n’était pas né d’une brusque ou lente aggravation des conditions imposées par l’Etat ou les capitalistes aux étudiants ou aux ouvriers. Ils ont compris qu’au contraire, ce mouvement était devenu possible parce qu’ « on » (le gouvernement des vivants) avait laissé trop de mou à ces différentes catégories qui, insuffisamment engluées dans les soucis de reproduction et l’angoisse de l’avenir, se sont trouvées disponibles pour l’action collective et ouvertes à la possibilité de l’événement. C’est Péguy qui, dans Clio, a cette formule fulgurante, à propos de la Révolution française bien sûr : « On n’a jamais mis un régime par terre parce qu’il commettait des abus. On met un régime par terre parce qu’il se détend ». Et c’est en effet exactement cela. qui se passe en Mai 68 : le soulèvement met « par terre » le régime gaulliste (malgré les apparences ultérieures d’une bien pâle Restauration) parce que celui-ci a commencé à se « détendre » après, notamment, la fin de la guerre en Algérie (dans un climat de détente internationale, en effet, et de croissance économique) donc que les différents acteurs sociaux qui vont se trouver à nouveau disponibles pour toutes sortes d’espérances, baignés dans toutes sortes de flux utopiques, en prise avec toutes sortes de projets, livrés une imagination multiple et prolifique, et ainsi, projetés vers un avenir dont la ligne d’horizon est non pas la démultiplication des menaces mais la prolifération des possibles. C’est ce type de « climat » subjectif qui créé en l’occurrence la disponibilité à l’événement et la disposition au combat, pas l’angoisse du lendemain, pas l’aggravation de la situation du plus grand nombre.
Dans la Condition ouvrière, Simone Weil rejoint Péguy, à propos des grèves de 1936, à propos desquelles elle écrit à chaud : « Dès qu’on a senti la pression s’affaiblir, immédiatement les souffrances, les humiliations, les rancoeurs, les amertumes silencieusement amassées pendant des années ont constitué une force suffisante pour desserrer l’étreinte. C’est toute l’histoire de la grève. Il n’y a rien d’autre (…). On pliait sous le joug. Dès que le joug s’est desserré, on a relevé la tête. Un point c’est tout. »
Et donc, ce que nos gouvernant d’aujourd’hui ont très bien compris, c’est l’absolue nécessité d’empêcher que se reproduisent les conditions propices à l’apparition de ce type de « détente », et, plus généralement, le genre d’optimisme historique et de confiance en soi qui caractérise, sommairement, le mouvement étudiant en 1968, dans toutes ses composantes variées, tel qu’il élabore ses propres idées, met en place ses propres formes d’organisation. Ainsi, on va passer d’un gouvernement à l’espérance et à l’exaltation de l’avenir comme horizon de tous les possibles – l’équation Fourastié (chantre de l’avenir radieux assuré par le développement du progrès technique) + Khrouchtchev (le socialisme à visage humain) = avenir réenchanté – qui est celui des années 1960, à un gouvernement carburant à l’entretien de la peur et à la légitimation du manque, qui est celui d’aujourd’hui. Comme le remarque justement le Comité invisible dont on a beaucoup parlé ces derniers mois, à propos des arrestations de Tarnac, la crise, ce n’est pas un état des choses, c’est un mode de gouvernement des vivants.
Nos gouvernants ont bien compris qu’il ne faut surtout pas que les gens se prennent trop à espérer, ce qui les porte à imaginer, rêver (des facultés difficilement gouvernables) et qu’il vaut mieux qu’ils soient portés à craindre, rétractés, inquiets voire déprimés, plutôt que joyeux, voire euphoriques. En termes de rapports entre sentiments ou affects collectifs et gouvernement des vivants, c’est cela la leçon principale que les gouvernants ont retenue des quatre dernières décennies : il est plus simple, plus facile, plus raisonnable, de gouverner à la peur et à la tristesse, aux passions tristes, qu’à la joie et à l’espérance. A l’attrition, pour employer une notion qui nous vient du christianisme (du latin attritus : usé par le frottement, affaibli, épuisé…).
D’où l’importance qu’il y a à entretenir un climat général de crainte (face à l’avenir et aux menaces innombrables qui sont supposées nous entourer, voir à ce propos les récentes remarques d’Ulrich Beck sur les usages politiques du motif du réchauffement climatique) et de dépression modulée selon les circonstances (d’où l’importance du motif récurrent de « la crise »), car il ne s’agit pas non plus que la mélancolie collective se transforme en désespoir partagé, lequel peut conduire à des actions imprévisibles – ce qui conduirait au retour du spectre de l’ingouvernable. C’est dans l’entre-deux de ces deux extrêmes à bannir – trop « d’insouciance » de la masse, trop de désespérance parmi les gens – que se déploie le gouvernement à l’attrition. En tant que celui-ci est le visage réel du gouvernement libéral aujourd’hui, le moins que l’on puisse dire est qu’il dévie fortement de ce qu’en dit par exemple Foucault dans Naissance de la biopolitique : non seulement ce n’est pas un gouvernement qui spécule sur la capacité de chacun à se faire l’entrepreneur de sa propre existence, mais surtout, ce n’est pas un gouvernement dont le principe serait l’autolimitation jusqu’à l’effacement ; c’est au contraire un gouvernement qui suppose une démultiplication des formes d’emprise sur les gouvernés, quand bien même celles-ci ne revêtiraient plus les formes disciplinaires ou autoritaires traditionnelles. C’est un gouvernement qui ne « lâche pas » ceux sur lesquels il s’exerce et dont l’idéal est d’investir leurs existence jusque dans le grain le plus fin dans le but général de créer le maximum d’entraves possible à l’insouciance – en démultipliant les systèmes de surveillance, de contrôle, de sanction, d’empêchement, d’interposition, sans pour autant ranimer la forme de l’Etat autoritaire. De ce point de vue, la démultiplication des radars sur les routes et des dispositifs de vidéo-surveillance dans les espaces publics a une valeur paradigmatique. Le sujet ne fait pas face ici à l’Etat garde-chiourme, l’Etat répressif, à l’Etat qui censure et interdit, mais à la figure plus subtile et vicieuse, protoplasmique d’une machine à endiguer les espaces de son expansion vitale, à reconduire perpétuellement sa condition de « petit homme » coupé de ses propres puissances.
La production d’une configuration subjective apeurée, craintive, déprimée, hantée par le manque, absorbée par les nécessités de la survie est un vaste programme, lequel ne se réalise pas en un jour. Il a fallu renverser, inverser plus d’une évidence et plus d’une disposition profondément ancrée dans l’esprit du plus grand nombre dans les années 60 et, encore, 1970. Il a notamment fallu convaincre les gens du fait que leur sort était entièrement tributaire de facteurs totalement imprédictibles, à la merci de quelques Moloch(s) aux mouvements imprévisibles – le Marché avec ses sautes d’humeur, le terrorisme international avec ses visées diaboliques, le réchauffement climatique, la montée du prix du pétrole, la spéculation financière, etc. Il a fallu enraciner la notion du risque et des dangers comme structurante de notre perception de l’avenir, refoulant du même coup l’alliance en quelque sorte naturelle de l’avenir et des possibles, l’avenir comme horizon des potentialités. Mais il a fallu davantage que cela encore : mettre en place, à la faveur même de ce changement de décor, des dispositifs efficients d’empêchement de la vie (la vie est naturellement portée à l’expansion et à la diversification, à la variation, et elle est disponible pour sa propre optimisation ou intensification, comme le rappelle Canguilhem), des dispositifs de rétraction et d’abaissement, des fabriques de « vie attristée » : des machines à dé-jouir, à rabougrir la vie, à la médiocriser, à la vouer au ressentiment… Gouverner, en ce sens, c’est vraiment, littéralement, démultiplier les systèmes destinés à brider – on bd-ride les vies comme on bride le moteur d’une voiture -, les dispositifs spécifiques destinés à compliquer la vie des gens, à les condamner à passer leur temps à faire face à un état de « nécessité » soft, dédramatisé mais exténuant. Gouverner, donc, pour dire les choses trivialement, va consister pour une part essentielle et nécessaire à emmerder le monde et à lui rendre la vie « impossible », comme on dit en langue courante : en multipliant les systèmes de contrôle (plus seulement l’alcool au volant, mais le cannabis désormais), en rendant toujours plus compliquées et aléatoires les formalités à accomplir pour inviter un parent ou un ami étranger, en supprimant des médicaments destinés à soigner des maladies chroniques, en rendant prohibitif le coût des soins dentaires et des lunettes, en arrêtant et exposant les étrangers vivant et travaillant dans nos pays à un régime de crainte perpétuelle, en privant les plus pauvres de vacances, en empêchant de se déplacer en voiture ceux qui n’ont pas les moyens de payer l’assurance, en interdisant de mariage et de vie commune les étrangers sans papiers, en multipliant les contrôles policiers dans les cités, en condamnant aux boulots Mac Do et donc à l’échec de leurs études les étudiants en situation précaire, etc. Une loi se dégage ici : tout gouvernement des vivants qui, d’une manière ou d’une autre, contribue à l’entretien de ce système général d’attrition est un gouvernement réactionnaire, anti-populaire, quelle que soit sa couleur politique. Et, corrélativement, plus un gouvernement spécule sur l »efficacité de ces dispositifs d’attrition et contribue à les renforcer, et plus nous devons nous déclarer en état de résistance face au mode de gestion qu’il met en place, quels que soient les alibis dont celui-ci se par (« c’est la crise ! », « il faut être réaliste », « c’est pour votre bien », « on n’a pas le choix », etc.)
D’une façon générale, l’opinion critique envisage ce type de mesures soit sous l’angle des contraintes économiques (réduire les coûts), soit celui des obsessions sécuritaires (contrôler et réprimer toujours plus). Mais elle y voit rarement l’effet d’une politique globale, ou plutôt d’une technique de gouvernement des vivants consistant essentiellement à empêcher de penser et d’agir en sujets autonomes et à les vouer à une gestion triste et apeurée de leur propre survie. Or c’est là ce qu’on pourrait appeler le côté mesquin et même méchant de la biopolitique contemporaine, l’envers méchant de la bienveillance supposée du pasteur biopolitique. Le gouvernement des vivants est de plus en plus distinctement fondé, qu’il soit bleu ou rose, sur la conviction que les gens (la masse) doivent être perpétuellement usés et attristés, de façon à prévenir leur propension à résister aux pressions exercées sur eux, au fait même d’être gouverné. il s’agit là, au fond, de dispositifs de prévention des contre-conduites et des conduites de résistance. Il faut ici non seulement du calcul, de la « ruse », mais, j’y insiste, de la méchanceté. Le terme ne doit pas être entendu dans son acception courante relevant d’un psychologisme un peu simplet, mais plutôt tel que l’entend V. Jankélévich lorsqu’il parle, dans l’Imprescriptible, de « méchanceté ontologique » des exterminateurs nazis – et ceci toutes choses égales par ailleurs. En un sens politique, donc, et en ce sens, on peut parler non seulement de la méchanceté des gouvernants, mais de la méchanceté de l’Etat.
Autant parler de méchanceté animale n’a guère de sens (le loup qui bouffe l’agneau ne fait qu’agir conformément à son être), autant la question de la part de méchanceté dans le gouvernement des humains, dans l’Etat, même, en tant qu’il est une machinerie ou un appareil humains peut être envisagée. Lea question de la méchanceté se posera donc ici en ces termes : selon le calcul de nos gouvernants actuels, s’impose de façon toujours plus crue l’axiome suivant – pour qu’ils soient gouvernables, ils faut qu’ils soient non pas terrorisés ou violemment disciplinés, mais bel et bien réduits et empêchés, il faut qu’ils éprouvent le manque, il faut qu’ils en bavent un peu, beaucoup, mais pas trop non plus, faute de quoi ils deviendraient imprévisibles. La méchanceté de l’Etat, en tant qu’il persiste à être la machinerie centrale d’une telle disposition, d’une telle stratégie des gouvernants, c’est cette constance, cette persévérance dans les formes de gouvernement de la grande majorité au manque, aux affects négatifs, au rabougrissement de la vie, à l’abaissement du débat public, à l’appel aux passions basses et à l’exercice de prises non pas nécessairement violentes, mais du moins destinées à « faire souffrir » cette espèce de carême permanent que les gouvernants essaient d’imposer aux gens. La méchanceté, en ce sens, relève d’un calcul, elle est l’élément d’une « rationalité » – mais tout en réactivant constamment, en même temps, quelque chose comme un fond immémorial de l’Etat et de la souveraineté. La méchanceté, en ce sens, serait le reste, l’euphémisme et la survivance irréductible de la dimension de cruauté incrustée, si l’on en croit Derrida (Séminaire sur la peine de mort), dans toute formation étatique, tout particulièrement dans des formes traditionnelles comme la monarchie absolue.
Comme le remarque Gilles Châtelet (Vivre et penser comme des porcs), dans nos sociétés, c’est constamment au nom de l’économie en tant que système de contraintes supposées inexorables que la vie du commun peut être entravée et tirée vers le bas par les gouvernants (l’épisode le plus récent qui illustre cette constante étant la liquidation de la durée légale hebdomadaire de travail de 35 heures). Ici, note Châtelet, « l’économique », prothèse de la stabilité politique, s’est avantageusement substituée à la violence du Prince (à l’association traditionnelle de la terreur à la souveraineté).
On pourrait également poser ici un axiome : dans nos sociétés, aujourd’hui, le degré de concentration de méchanceté est nettement plus grand dans l’Etat que dans le corps social en général. Il est distinctement plus grand dans les personnages les plus éminents de l’Etat que dans le quelconque social. Il suffit d’ouvrir les journaux pour s’en rendre compte et, de ce point de vue, Mme Dati, la Garde des Sceaux du gouvernement Fillon, est un parfait exemple : il y a peu, une photo stupéfiante la montrait, radieuse, le visage illuminé par une sorte de joie enfantine, alors qu’elle posait devant la maquette d’une prison, modèle, forcément modèle, à construire prochainement – un enfant, vraiment, exultant devant le jouet tant désiré et enfin reçu comme cadeau de Noël. L’association de cette gaieté exubérante à la prison, synonyme de toutes les souffrances et de toutes les humiliations, spécialement dans la France d’aujourd’hui, « honte de la République », comme le rappelait un éditorial du Monde il y a quelques années, me paraît ici exemplaire de cette méchanceté devenue si naturelle aux gouvernants et personnages éminents de l’Etat (de la « politique ») qu’une Garde des Sceaux peut,en toute innocence et candeur, s’exhiber devant sa maquette de prison dont, toutes choses égales par ailleurs une fois encore, tant de bourreaux et exécuteurs aimaient à poser fièrement et pleins d’insouciance, dans toutes sortes de guerres et massacres du XXème siècle, devant les entassements des cadavres de leurs victimes.
Dans la scène finale de la Grande illusion, le chef-d’oeuvre de Jean Renoir, deux prisonniers de guerre français évadés de captivité, pendant la Première Guerre mondiale, courent dans la neige, à la frontière entre l’Allemagne et la Suisse. Deux soldats allemands les repèrent et l’un d’eux les met en joue, s’apprêtant à tirer. L’autre lance alors : « Arrête, ils sont déjà en Suisse ! ». Et le premier de réprendre (et ce sont les derniers mots du film) : « Umso besser für sie ! – tant mieux pour eux ! ». On voit distinctement, ici, comment la petite bonté individuelle du quelconque vient suspendre la méchanceté ontologique de l’Etat qui, elle, lui aurait bel et bien commandé de tirer, en dépit de tout, « pour accomplir son devoir ».
Contrairement à ce qu’affirme le crédo libéral, le but du gouvernement actuel est moins que jamais de « laisser vivre », laisser prospérer les libertés personnelles en réduisant les prorogatives de l’Etat et des systèmes de tutelles exercées sur les individus. Il est au contraire d’investir pleinement l’existence des individus, de la population, des vivants, sur un mode subreptice et inavouable : celui qui consiste à faire d’eux les membres d’un troupeau assis, diminué, déprimé et mélancolique – et supposé d’autant plus facilement gouvernable à ce titre. Le paradoxe et la singularité d’un tel gouvernement est la façon dont il conjugue deux objectifs apparemment contradictoires : prendre soin de la vie et saloper les existences ; faire croître et prospérer le vivant et nuire aux gens, aux sujets individuels ; immuniser et protéger les populations et exposer les gens à tout un système d’épreuves et de tribulations destiné à rabougrir leur champ de vie…
Dans le dernier chapitre de la Volonté de savoir, Foucault mettait en relief cette dualité de la biopolitique moderne en exposant sa dimension thanatopolitique, liée à l’enjeu du racisme, notamment, véritable revers du « faire vivre » pris en charge par les pouvoirs modernes. Sur un mode moins abrupt, le gouvernement à l’attrition expose cette même figure du double, du gouvernement contemporain des vivants en tant que Dr Jekyll et Mr Hyde. L’effet de cette dualité est parfaitement distinct : un vaste champ d’indétermination s’étend entre les actions de l’Etat, des pouvoirs et des gouvernants dont nous sommes portés à considérer qu’elles s’exercent à notre profit et pour notre bien et celles dont nous éprouvons qu’elles nous nuisent, nous entravent, sont inspirées par la bêtise ou la méchanceté. Lorsqu’on nous dit que les caméras de surveillance, les radars, les passeports biométriques sont des dispositifs destinés à notre sécurité, nous éprouvons tout autant qu’il s’agit de nous surveiller, nous contrôler toujours plus, et donc de se mettre en travers de notre liberté. Ce qui protège devient indistinct de ce qui nous entrave. La méchanceté de l’Etat s’infiltre dans ses meilleures dispositions du pastorat contemporain. En termes de subjectivités, nous échouons toujours davantage à énoncer (ce) qui est avec nous, (ce) qui est contre nous, contre quoi, contre qui, avec quoi et avec qui pourrait s’affirmer notre autonomie.
Ce désarroi est le fondement, l’un des fondements, de notre persistante impuissance politique.
Alain Brossat
Entre chiens et loups – Philosophie et ordre des discours / 2009
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Orientation bibliographique
Schichirô Fukawaza / Etude à propos des chansons de Narayama, traduit du japonais par Robert Frank, Folio, 1989
Charles Péguy / Clio, Gallimard, 1932
Simone Weil / la Condition ouvrière, Idées-Gallimard, 1974
Michel Foucault / Sécurité, territoire, population, Cours au Collége de France, 1977-1978, Hautes Etudes, Gallimard-Seuil, 2004
Gilles Châtelet / Vivre et penser comme des porcs, Folio, 2007
Vladimir Jankélévitch / l’Imprescriptible, Seuil, 1986
Comité invisible / l’Insurrection qui vient, la Fabrique, 2007

La lettre volée (2) / Edgar Allan Poe

Quand il fut parti, mon ami entra dans quelques explications.
– La police parisienne, dit-il, est excessivement habile dans son métier. Ses agents sont persévérants, ingénieux, rusés, et possèdent à fond toutes les connaissances que requièrent spécialement leurs fonctions. Aussi, quand G… nous détaillait son mode de perquisition dans l’hôtel D…, j’avais une entière confiance dans ses talents, et j’étais sûr qu’il avait fait une investigation pleinement suffisante, dans le cercle de sa spécialité.
– Dans le cercle de sa spécialité ? dis-je.
– Oui, dit Dupin ; les mesures adoptées n’étaient pas seulement les meilleures dans l’espèce, elles furent aussi poussées à une absolue perfection. Si la lettre avait été cachée dans le rayon de leur investigation, ces gaillards l’auraient trouvée, cela ne fait pas pour moi l’ombre d’un doute.
Je me contentai de rire ; mais Dupin semblait avoir dit cela fort sérieusement.
– Donc, les mesures, continua-t-il, étaient bonnes dans l’espèce et admirablement exécutées ; elles avaient pour défaut d’être inapplicables au cas et à l’homme en question. Il y a tout un ordre de moyens singulièrement ingénieux qui sont pour le préfet une sorte de lit de Procuste, sur lequel il adapte et garrotte tous ses plans. Mais il erre sans cesse par trop de profondeur ou par trop de superficialité pour le cas en question, et plus d’un écolier raisonnerait mieux que lui.
« J’ai connu un enfant de huit ans, dont l’infaillibilité au jeu de pair ou impair faisait l’admiration universelle. Ce jeu est simple, on y joue avec des billes. L’un des joueurs tient dans sa main un certain nombre de ses billes, et demande à l’autre : « Pair ou non ? » Si celui-ci devine juste, il gagne une bille ; s’il se trompe, il en perd une. L’enfant dont je parle gagnait toutes les billes de l’école. Naturellement, il avait un mode de divination, lequel consistait dans la simple observation et dans l’appréciation de la finesse de ses adversaires. Supposons que son adversaire soit un parfait nigaud et, levant sa main fermée, lui demande : « Pair ou impair ? » Notre écolier répond : « Impair ! » et il a perdu. Mais, à la seconde épreuve, il gagne, car il se dit en lui-même : « Le niais avait mis pair la première fois, et toute sa ruse ne va qu’à lui faire mettre impair à la seconde ; je dirai donc : « Impair ! » Il dit : « Impair », et il gagne.
« Maintenant, avec un adversaire un peu moins simple, il aurait raisonné ainsi : « Ce garçon voit que, dans le premier cas, j’ai dit « Impair », et, dans le second, il se proposera, – c’est la première idée qui se présentera à lui, – une simple variation de pair à impair comme a fait le premier bêta ; mais une seconde réflexion lui dira que c’est là un changement trop simple, et finalement il se décidera à mettre pair comme la première fois. – Je dirai donc : « Pair ! » Il dit « Pair » et gagne. Maintenant, ce mode de raisonnement de notre écolier, que ses camarades appellent la chance, – en dernière analyse, qu’est-ce que c’est ?
– C’est simplement, dis-je, une identification de l’intellect de notre raisonnement avec celui de son adversaire.
– C’est cela même, dit Dupin ; et, quand je demandai à ce petit garçon par quel moyen il effectuait cette parfaite identification qui faisait tout son succès, il me fit la réponse suivante :
« – Quand je veux savoir jusqu’à quel point quelqu’un est circonspect ou stupide, jusqu’à quel point il est bon ou méchant, ou quelles sont actuellement ses pensées je compose mon visage d’après le sien, aussi exactement que possible, et j’attends alors pour savoir quels pensers ou quels sentiments naîtront dans mon esprit ou dans mon cœur, comme pour s’appareiller et correspondre avec ma physionomie. »
« Cette réponse de l’écolier enfonce de beaucoup toute la profondeur sophistique attribuée à La Rochefoucauld, à La Bruyère, à Machiavel et à Campanella.
– Et l’identification de l’intellect du raisonneur avec celui de son adversaire dépend, si je vous comprends bien, de l’exactitude avec laquelle l’intellect de l’adversaire est apprécié.
– Pour la valeur pratique, c’est en effet la condition, répliqua Dupin, et, si le préfet et toute sa bande se sont trompés si souvent, c’est, d’abord, faute de cette identification, en second lieu, par une appréciation inexacte, ou plutôt par la non-appréciation de l’intelligence avec laquelle ils se mesurent. Ils ne voient que leurs propres idées ingénieuses ; et, quand ils cherchent quelque chose de caché, ils ne pensent qu’aux moyens dont ils se seraient servis pour le cacher. Ils ont fortement raison en cela que leur propre ingéniosité est une représentation fidèle de celle de la foule ; mais, quand il se trouve un malfaiteur particulier dont la finesse diffère, en espèce, de la leur, ce malfaiteur, naturellement, les roule.
« Cela ne manque jamais quand son astuce est au-dessus de la leur, et cela arrive très-fréquemment même quand elle est au-dessous. Ils ne varient pas leur système d’investigation ; tout au plus, quand ils sont incités par quelque cas insolite, – par quelque récompense extraordinaire, – ils exagèrent et poussent à outrance leurs vieilles routines ; mais ils ne changent rien à leurs principes.
« Dans le cas de D…, par exemple, qu’a-t-on fait pour changer le système d’opération ? Qu’est-ce que c’est que toutes ces perforations, ces fouilles, ces sondes, cet examen au microscope, cette division des surfaces en pouces carrés numérotés ? – Qu’est-ce que tout cela, si ce n’est pas l’exagération, dans son application, d’un des principes ou de plusieurs principes d’investigation, qui sont basés sur un ordre d’idées relatif à l’ingéniosité humaine, et dont le préfet a pris l’habitude dans la longue routine de ses fonctions ?
« Ne voyez-vous pas qu’il considère comme chose démontrée que tous les hommes qui veulent cacher une lettre se servent, – si ce n’est précisément d’un trou fait à la vrille dans le pied d’une chaise, – au moins de quelque trou, de quelque coin tout à fait singulier dont ils ont puisé l’invention dans le même registre d’idées que le trou fait avec une vrille ?
« Et ne voyez-vous pas aussi que des cachettes aussi originales ne sont employées que dans des occasions ordinaires et ne sont adoptées que par des intelligences ordinaires ; car, dans tous les cas d’objets cachés, cette manière ambitieuse et torturée de cacher l’objet est, dans le principe, présumable et présumée ; ainsi, la découverte ne dépend nullement de la perspicacité, mais simplement du soin, de la patience et de la résolution des chercheurs. Mais, quand le cas est important, ou, ce qui revient au même aux yeux de la police, quand la récompense est considérable, on voit toutes ces belles qualités échouer infailliblement. Vous comprenez maintenant ce que je voulais dire en affirmant que, si la lettre volée avait été cachée dans le rayon de la perquisition de notre préfet, – en d’autres termes, si le principe inspirateur de la cachette avait été compris dans les principes du préfet, – il l’eût infailliblement découverte. Cependant, ce fonctionnaire a été complètement mystifié ; et la cause première, originelle, de sa défaite, gît dans la supposition que le ministre est un fou, parce qu’il s’est fait une réputation de poëte. Tous les fous sont poëtes, – c’est la manière de voir du préfet, – et il n’est coupable que d’une fausse distribution du terme moyen, en inférant de là que tous les poëtes sont fous.
– Mais est-ce vraiment le poëte ? demandai-je. Je sais qu’ils sont deux frères, et ils se sont fait tous deux une réputation dans les lettres. Le ministre, je crois, a écrit un livre fort remarquable sur le calcul différentiel et intégral. Il est le mathématicien, et non pas le poëte.
– Vous vous trompez ; je le connais fort bien ; il est poëte et mathématicien. Comme poëte et mathématicien, il a dû raisonner juste ; comme simple mathématicien, il n’aurait pas raisonné du tout, et se serait ainsi mis à la merci du préfet.
– Une pareille opinion, dis-je, est faite pour m’étonner ; elle est démentie par la voix du monde entier. Vous n’avez pas l’intention de mettre à néant l’idée mûrie par plusieurs siècles. La raison mathématique est depuis longtemps regardée comme la raison par excellence.
– Il y a à parier, répliqua Dupin, en citant Chamfort, que toute idée politique, toute convention reçue est une sottise, car elle a convenu au plus grand nombre. Les mathématiciens, – je vous accorde cela, – ont fait de leur mieux pour propager l’erreur populaire dont vous parlez, et qui, bien qu’elle ait été propagée comme vérité, n’en est pas moins une parfaite erreur. Par exemple, ils nous ont, avec un art digne d’une meilleure cause, accoutumés à appliquer le terme analyse aux opérations algébriques. Les Français sont les premiers coupables de cette tricherie scientifique ; mais, si l’on reconnaît que les termes de la langue ont une réelle importance, – si les mots tirent leur valeur de leur application, – oh ! alors, je concède qu’analyse traduit algèbre à peu près comme en latin ambitus signifie ambition ; religio, religion ; ou homines honesti, la classe des gens honorables.
– Je vois, dis-je, que vous allez vous faire une querelle avec un bon nombre d’algébristes de Paris ; – mais continuez.
– Je conteste la validité, et conséquemment les résultats d’une raison cultivée par tout procédé spécial autre que la logique abstraite. Je conteste particulièrement le raisonnement tiré de l’étude des mathématiques. Les mathématiques sont la science des formes et des qualités ; le raisonnement mathématique n’est autre que la simple logique appliquée à la forme et à la quantité. La grande erreur consiste à supposer que les vérités qu’on nomme purement algébriques sont des vérités abstraites ou générales. Et cette erreur est si énorme, que je suis émerveillé de l’unanimité avec laquelle elle est accueillie. Les axiomes mathématiques ne sont pas des axiomes d’une vérité générale. Ce qui est vrai d’un rapport de forme ou de quantité est souvent une grosse erreur relativement à la morale, par exemple. Dans cette dernière science, il est très-communément faux que la somme des fractions soit égale au tout. De même en chimie, l’axiome a tort. Dans l’appréciation d’une force motrice, il a également tort ; car deux moteurs, chacun étant d’une puissance donnée, n’ont pas nécessairement, quand ils sont associés, une puissance égale à la somme de leurs puissances prises séparément. Il y a une foule d’autres vérités mathématiques qui ne sont des vérités que dans des limites de rapport. Mais le mathématicien argumente incorrigiblement d’après ses vérités finies, comme si elles étaient d’une application générale et absolue, – valeur que d’ailleurs le monde leur attribue. Bryant, dans sa très-remarquable Mythologie, mentionne une source analogue d’erreurs, quand il dit que, bien que personne ne croie aux fables du paganisme, cependant nous nous oublions nous-mêmes sans cesse au point d’en tirer des déductions, comme si elles étaient des réalités vivantes. Il y a d’ailleurs chez nos algébristes, qui sont eux-mêmes des païens, de certaines fables païennes auxquelles on ajoute foi, et dont on a tiré des conséquences, non pas tant par une absence de mémoire que par un incompréhensible trouble du cerveau. Bref, je n’ai jamais rencontré de pur mathématicien en qui on pût avoir confiance en dehors de ses racines et de ses équations ; je n’en ai pas connu un seul qui ne tînt pas clandestinement pour article de foi que x2+px est absolument et inconditionnellement égal à q. Dites à l’un de ces messieurs, en matière d’expérience, si cela vous amuse, que vous croyez à la possibilité de cas où x2+px ne serait pas absolument égal à q ; et, quand vous lui aurez fait comprendre ce que vous voulez dire, mettez-vous hors de sa portée et le plus lestement possible ; car, sans aucun doute, il essayera de vous assommer.
« Je veux dire, continua Dupin, pendant que je me contentais de rire de ses dernières observations, que, si le ministre n’avait été qu’un mathématicien, le préfet n’aurait pas été dans la nécessité de me souscrire ce billet. Je le connaissais pour un mathématicien et un poëte, et j’avais pris mes mesures en raison de sa capacité, et en tenant compte des circonstances où il se trouvait placé. Je savais que c’était un homme de cour et un intrigant déterminé. Je réfléchis qu’un pareil homme devait indubitablement être au courant des pratiques de la police. Évidemment, il devait avoir prévu – et l’événement l’a prouvé – les guets-apens qui lui ont été préparés. Je me dis qu’il avait prévu les perquisitions secrètes dans son hôtel. Ces fréquentes absences nocturnes que notre bon préfet avait saluées comme des adjuvants positifs de son futur succès, je les regardais simplement comme des ruses pour faciliter les libres recherches de la police et lui persuader plus facilement que la lettre n’était pas dans l’hôtel. Je sentais aussi que toute la série d’idées relatives aux principes invariables de l’action policière dans le cas de perquisition, – idées que je vous expliquerai tout à l’heure, non sans quelque peine, – je sentais, dis-je, que toute cette série d’idées avait dû nécessairement se dérouler dans l’esprit du ministre.
« Cela devait impérativement le conduire à dédaigner toutes les cachettes vulgaires. Cet homme-là ne pouvait être assez faible pour ne pas deviner que la cachette la plus compliquée, la plus profonde de son hôtel, serait aussi peu secrète qu’une antichambre ou une armoire pour les yeux, les sondes, les vrilles et les microscopes du préfet. Enfin je voyais qu’il avait dû viser nécessairement à la simplicité, s’il n’y avait pas été induit par un goût naturel. Vous vous rappelez sans doute avec quels éclats de rire le préfet accueillit l’idée que j’exprimai dans notre première entrevue, à savoir que si le mystère l’embarrassait si fort, c’était peut-être en raison de son absolue simplicité.
– Oui, dis-je, je me rappelle parfaitement son hilarité. Je croyais vraiment qu’il allait tomber dans des attaques de nerfs.
– Le monde matériel, continua Dupin, est plein d’analogies exactes avec l’immatériel, et c’est ce qui donne une couleur de vérité à ce dogme de rhétorique, qu’une métaphore ou une comparaison peut fortifier un argument aussi bien qu’embellir une description.
« Le principe de la force d’inertie, par exemple, semble identique dans les deux natures, physique et métaphysique ; un gros corps est plus difficilement mis en mouvement qu’un petit, et sa quantité de mouvement est en proportion de cette difficulté ; voilà qui est aussi positif que cette proposition analogue : les intellects d’une vaste capacité, qui sont en même temps plus impétueux, plus constants et plus accidentés dans leur mouvement que ceux d’un degré inférieur, sont ceux qui se meuvent le moins aisément, et qui sont les plus embarrassés d’hésitation quand ils se mettent en marche. Autre exemple : avez-vous jamais remarqué quelles sont les enseignes de boutique qui attirent le plus l’attention ?
– Je n’ai jamais songé à cela, dis-je.
– Il existe, reprit Dupin, un jeu de divination, qu’on joue avec une carte géographique. Un des joueurs prie quelqu’un de deviner un mot donné, un nom de ville, de rivière, d’État ou d’empire, enfin un mot quelconque compris dans l’étendue bigarrée et embrouillée de la carte. Une personne novice dans le jeu cherche en général à embarrasser ses adversaires en leur donnant à deviner des noms écrits en caractères imperceptibles ; mais les adeptes du jeu choisissent des mots en gros caractères qui s’étendent d’un bout de la carte à l’autre. Ces mots-là, comme les enseignes et les affiches à lettres énormes, échappent à l’observateur par le fait même de leur excessive évidence ; et, ici, l’oubli matériel est précisément analogue à l’inattention morale d’un esprit qui laisse échapper les considérations trop palpables, évidentes jusqu’à la banalité et l’importunité. Mais c’est là un cas, à ce qu’il semble, un peu au-dessus ou au-dessous de l’intelligence du préfet. Il n’a jamais cru probable ou possible que le ministre eût déposé sa lettre juste sous le nez du monde entier, comme pour mieux empêcher un individu quelconque de l’apercevoir.
« Mais plus je réfléchissais à l’audacieux, au distinctif et brillant esprit de D…, – à ce fait qu’il avait dû toujours avoir le document sous la main, pour en faire immédiatement usage, si besoin était, – et à cet autre fait que, d’après la démonstration décisive fournie par le préfet, ce document n’était pas caché dans les limites d’une perquisition ordinaire et en règle, – plus je me sentais convaincu que le ministre, pour cacher sa lettre, avait eu recours à l’expédient le plus ingénieux du monde, le plus large, qui était de ne pas même essayer de la cacher.
« Pénétré de ces idées, j’ajustai sur mes yeux une paire de lunettes vertes, et je me présentai un beau matin, comme par hasard, à l’hôtel du ministre. Je trouve D… chez lui, bâillant, flânant, musant, et se prétendant accablé d’un suprême ennui. D… est peut-être l’homme le plus réellement énergique qui soit aujourd’hui, mais c’est seulement quand il est sûr de n’être vu de personne.
« Pour n’être pas en reste avec lui, je me plaignais de la faiblesse de mes yeux et de la nécessité de porter des lunettes. Mais, derrière ces lunettes, j’inspectais soigneusement et minutieusement tout l’appartement, en faisant semblant d’être tout à la conversation de mon hôte.
« Je donnai une attention spéciale à un vaste bureau auprès duquel il était assis, et sur lequel gisaient pêle-mêle des lettres diverses et d’autres papiers, avec un ou deux instruments de musique et quelques livres. Après un long examen, fait à loisir, je n’y vis rien qui pût exciter particulièrement mes soupçons.
« À la longue, mes yeux, en faisant le tour de la chambre, tombèrent sur un misérable porte-cartes, orné de clinquant, et suspendu par un ruban bleu crasseux à un petit bouton de cuivre au-dessus du manteau de la cheminée. Ce porte-cartes, qui avait trois ou quatre compartiments, contenait cinq ou six cartes de visite et une lettre unique. Cette dernière était fortement salie et chiffonnée. Elle était presque déchirée en deux par le milieu, comme si on avait eu d’abord l’intention de la déchirer entièrement, ainsi qu’on fait d’un objet sans valeur ; mais on avait vraisemblablement changé d’idée. Elle portait un large sceau noir avec le chiffre de D… très en évidence, et était adressée au ministre lui-même. La suscription était d’une écriture de femme très-fine. On l’avait jetée négligemment, et même, à ce qu’il semblait, assez dédaigneusement dans l’un des compartiments supérieurs du porte-cartes.
« À peine eus-je jeté un coup d’œil sur cette lettre, que je conclus que c’était celle dont j’étais en quête. Évidemment elle était, par son aspect, absolument différente de celle dont le préfet nous avait lu une description si minutieuse. Ici, le sceau était large et noir avec le chiffre de D… ; dans l’autre, il était petit et rouge, avec les armes ducales de la famille S… Ici, la suscription était d’une écriture menue et féminine ; dans l’autre, l’adresse, portant le nom d’une personne royale, était d’une écriture hardie, décidée et caractérisée ; les deux lettres ne se ressemblaient qu’en un point, la dimension. Mais le caractère excessif de ces différences, fondamentales en somme, la saleté, l’état déplorable du papier, fripé et déchiré, qui contredisaient les véritables habitudes de D…, si méthodique, et qui dénonçaient l’intention de dérouter un indiscret en lui offrant toutes les apparences d’un document sans valeur, – tout cela, en y ajoutant la situation imprudente du document mis en plein sous les yeux de tous les visiteurs et concordant ainsi exactement avec mes conclusions antérieures, – tout cela, dis-je, était fait pour corroborer décidément les soupçons de quelqu’un venu avec le parti pris du soupçon.
« Je prolongeai ma visite aussi longtemps que possible, et tout en soutenant une discussion très-vive avec le ministre sur un point que je savais être pour lui d’un intérêt toujours nouveau, je gardais invariablement mon attention braquée sur la lettre. Tout en faisant cet examen, je réfléchissais sur son aspect extérieur et sur la manière dont elle était arrangée dans le porte-cartes, et à la longue je tombai sur une découverte qui mit à néant le léger doute qui pouvait me rester encore. En analysant les bords du papier, je remarquai qu’ils étaient plus éraillés que nature. Ils présentaient l’aspect cassé d’un papier dur, qui, ayant été plié et foulé par le couteau à papier, a été replié dans le sens inverse, mais dans les mêmes plis qui constituaient sa forme première. Cette découverte me suffisait. Il était clair pour moi que la lettre avait été retournée comme un gant, repliée et recachetée. Je souhaitai le bonjour au ministre, et je pris soudainement congé de lui, en oubliant une tabatière en or sur son bureau.
« Le matin suivant, je vins pour chercher ma tabatière, et nous reprîmes très-vivement la conversation de la veille. Mais, pendant que la discussion s’engageait, une détonation très-forte, comme un coup de pistolet, se fit entendre sous les fenêtres de l’hôtel, et fut suivie des cris et des vociférations d’une foule épouvantée. D… se précipita vers une fenêtre, l’ouvrit, et regarda dans la rue. En même temps, j’allai droit au porte-cartes, je pris la lettre, je la mis dans ma poche, et je la remplaçai par une autre, une espèce de fac-similé (quant à l’extérieur) que j’avais soigneusement préparé chez moi, – en contrefaisant le chiffre de D… à l’aide d’un sceau de mie de pain.
« Le tumulte de la rue avait été causé par le caprice insensé d’un homme armé d’un fusil. Il avait déchargé son arme au milieu d’une foule de femmes et d’enfants. Mais comme elle n’était pas chargée à balle, on prit ce drôle pour un lunatique ou un ivrogne, et on lui permit de continuer son chemin. Quand il fut parti, D… se retira de la fenêtre, où je l’avais suivi immédiatement après m’être assuré de la précieuse lettre. Peu d’instants après, je lui dis adieu. Le prétendu fou était un homme payé par moi.
– Mais quel était votre but, demandai-je à mon ami, en remplaçant la lettre par une contrefaçon ? N’eût-il pas été plus simple, dès votre première visite, de vous en emparer, sans autres précautions, et de vous en aller ?
– D…, répliqua Dupin, est capable de tout, et, de plus, c’est un homme solide. D’ailleurs, il a dans son hôtel des serviteurs à sa dévotion. Si j’avais fait l’extravagante tentative dont vous parlez, je ne serais pas sorti vivant de chez lui. Le bon peuple de Paris n’aurait plus entendu parler de moi. Mais, à part ces considérations, j’avais un but particulier. Vous connaissez mes sympathies politiques. Dans cette affaire, j’agis comme partisan de la dame en question.
Voilà dix-huit mois que le ministre la tient en son pouvoir. C’est elle maintenant qui le tient, puisqu’il ignore que la lettre n’est plus chez lui, et qu’il va vouloir procéder à son chantage habituel. Il va donc infailliblement opérer lui-même et du premier coup sa ruine politique. Sa chute ne sera pas moins précipitée que ridicule. On parle fort lestement du facilis descensus Averni ; mais en matière d’escalades, on peut dire ce que la Catalani disait du chant : il est plus facile de monter que de descendre. Dans le cas présent, je n’ai aucune sympathie, pas même de pitié pour celui qui va descendre. D…, c’est le vrai monstrum horrendum, – un homme de génie sans principes. Je vous avoue, cependant, que je ne serais pas fâché de connaître le caractère exact de ses pensées, quand, mis au défi par celle que le préfet appelle une certaine personne, il sera réduit à ouvrir la lettre que j’ai laissée pour lui dans son porte-cartes.
– Comment ! est-ce que vous y avez mis quelque chose de particulier ?
– Eh mais ! il ne m’a pas semblé tout à fait convenable de laisser l’intérieur en blanc, – cela aurait eu l’air d’une insulte. Une fois, à Vienne, D… m’a joué un vilain tour, et je lui dis d’un ton tout à fait gai que je m’en souviendrais. Aussi, comme je savais qu’il éprouverait une certaine curiosité relativement à la personne par qui il se trouvait joué, je pensai que ce serait vraiment dommage de ne pas lui laisser un indice quelconque. Il connaît fort bien mon écriture, et j’ai copié tout au beau milieu de la page blanche ces mots :
…………… Un dessein si funeste,
S’il n’est digne d’Atrée, est digne de Thyeste.

Vous trouverez cela dans l’Atrée de Crébillon.
Edgar Allan Poe
la Lettre volée / 1844
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