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Archive journalière du 27 mar 2010

L’univers et les stratégies du jeu de Go / Frédéric Donzet (entretien avec Anne Timbert)

« D’abord, va à ta première plante et là, observe attentivement comment s’écoule l’eau de ruissellement à partir de ce point. La pluie a dû transporter les graines au loin. Suis les rigoles que l’eau a creusées, ainsi tu connaîtras la direction de l’écoulement. Cherche alors la plante qui, dans cette direction, se trouve plus éloignée de la tienne. Toutes celles qui poussent entre ces deux-là sont à toi. Plus tard, lorsque ces dernières sèmeront à leur tour leurs graines, tu pourras en suivant le cours des eaux à partir de chacune de ces plantes accroître ton territoire. »
Carlos Castaneda / l’Herbe du diable et la petite fumée

Anne Timbert / Peux-tu nous parler des origines du jeu de Go et nous en exposer sommairement la règle ?

Frédéric Donzet / Ce jeu de plateau, le plus ancien du monde, est né en Chine en 2250 avant J-C. Il faisait partie des quatre grands arts ancestraux, avec la musique, la peinture et la calligraphie. Concernant ses origines, il y a plusieurs légendes.L’empereur Shun l’aurait inventé pour inciter son fils à mieux canaliser sa pensée et à envisager les problèmes moins frontalement. Une autre légende raconte que l’un des chamans de l’empereur l’aurait utilisé comme jeu divinatoire. Le Go apparaît au Japon au Moyen Age, au début du XIIe siècle. Les moines bouddhistes y consacrent alors une bonne partie de leur temps ; certains d’entre eux étaient d’ailleurs conseillers stratégiques de guerre auprès de généraux. Au XVe siècle, une école de Go naît. On pouvait dès lors gagner sa vie au Japon en jouant au Go. Les Japonais sont très vite devenus les maîtres du monde en la matière, et l’ont beaucoup théorisé. Ainsi, de nombreux concepts sont nés (par exemple, Senté/Goté : coup gardant/perdant l’initiative, Sabaki : être léger, avoir une forme flexible, Yosumiru : sonder la réaction de l’adversaire afin de déterminer sa stratégie). Depuis une décennie, les Coréens et les Chinois, dont le jeu est beaucoup plus risqué, ont repris le flambeau. Venons-en maintenant à la règle. Un quadrillage (dix-neuf lignes sur dix-neuf colonnes) dégage 361 intersections, et non des cases, comme aux échecs.Toutes les intersections sont équivalentes. Au départ le damier, appelé Goban, est vide. Blanc et Noir jouent chacun leur tour en posant un pion (qu’on appelle pierre) sur une intersection. Contrairement aux échecs, une pierre posée ne se déplace jamais. Si l’on veut se mouvoir vers la droite, on rajoute une autre pierre dans cette direction. On se déplace donc sur le Goban, mais par propagation du mouvement uniquement. Le but du jeu est de remplir au mieux le Goban en posant un maximum de pierres de sa couleur. Il y a d’autre part une règle locale de capture d’après laquelle une pierre encerclée, entourée de très près, étouffe et est retirée du jeu. Au Go, on meurt dès qu’il n’y a plus d’accès à l’espace. Les pierres, contrairement aux échecs, ont toutes la même valeur. D’ailleurs, en elles-mêmes, elles ne sont rien. Lorsque deux pierres de même couleur sont adjacentes, elles forment une chaîne de pierres. C’est une sorte de famille ; si une pierre doit disparaître, la chaîne disparaît en entier. Ensuite vient le groupe, notion encore élargie de la chaîne. Ici, plusieurs chaînes, non strictement reliées entre elles, occupent un même espace, et participent à un même projet. On peut, contrairement à la chaîne, se faire prendre une partie de son groupe seulement, et conserver l’autre partie. Si toutes les pierres sont équivalentes au départ et à l’arrivée (chacune vaut un point), leurs valeurs stratégiques tournent au sein de la partie. À un moment donné, certaines pierres sont très importantes, et le deviennent moins après. L’erreur stratégique consiste évidemment à ne pas donner à ces pierres-là l’occasion de transmettre ailleurs l’énergie qu’elles possèdaient. Les pierres de coupe (séparant deux chaînes de la couleur adverse) par exemple, ont beaucoup de valeur. Il est intéressant de les maintenir en vie afin de diviser l’adversaire le plus longtemps possible. D’une manière générale, au-delà de la pierre, il y a la frontière dont elle fait partie, le territoire qu’elle borde, les zones où elle a de l’influence, et qui sont contenus dans cette pierre-là. Au Go, comme dans le Tao, l’énergie ne provient pas de l’individu mais de l’interaction des individus entre eux. En début de partie, avec quelques coups seulement tu chercheras à verrouiller des espaces vides. Ainsi ces vides seront à toi. Le partage des territoires (que tu ne rempliras qu’à la fin) se dessinera au plus vite en filigrane dans les coins et sur les bords, à cause des frontières naturelles. Le centre du Goban, où personne ne joue tout d’abord, est une sorte de vide, de zone d’interactions où tous les groupes viendront se frictionner ensuite.

Peux-tu nous parler des divers types d’actions et de mouvements possibles sur un Goban ?

Il y a bien sûr les actions directes : capturer une pierre, une chaîne en l’encerclant, border, construire, étendre un territoire, fermer-franchir une frontière, une porte, faire une brèche, casser un mur, s’enfuir, courir après un groupe, envahir, etc., mais aussi toute une série d’actions jouant sur l’indirect. Imaginons par exemple un cas de parachutage au sein d’un territoire bordé d’une belle frontière noire entourant presque un vide absolu. Blanc surgit contre toute attente. En introduisant un antagonisme dans cet espace jusque-là calme et stable, tout en sacrifiant ses pierres (car elles ne survivront pas), il peut espérer obtenir une compensation ailleurs ; et cela peut suffire à renverser, à terme, la situation. Noir, alors tenu de s’occuper de ces pierres menaçant l’intérieur de son territoire, ne pourra empêcher Blanc de tenter d’autres coups à l’extérieur. L’adjii (arrière-goût) renvoie au mode d’existence de ces pierres semi-mortes qui, tant qu’elles ne sont pas retirées du jeu, ont de l’influence, agissent encore. Je peux aussi, si je suis un amoureux du chaos, ou bien si l’harmonie ne me sert plus à un moment donné, électriser une zone. Supposons que je sois en retard dans une partie. Ma seule chance de m’en sortir, peut-être, sera, là où il y a de multiples petits équilibres locaux, de rendre la situation complètement électrique en chargeant tous les conflits. Là où l’autre risquait de perdre peu, faire en sorte qu’il risque gros en l’obligeant à réagir. Il y a parfois un patient travail à faire pour envenimer une situation en alourdissant ainsi les enjeux dans plusieurs espaces à la fois. Mais cela peut être dangereux pour les deux camps. On joue beaucoup aussi sur les phénomènes de contagion. Si, au Go, les pierres ne se déplacent pas, il y a beaucoup de transferts d’énergie. Une configuration est en place, et soudain, une gangrène viendra d’ailleurs se propager dans un territoire jusque-là parfaitement sain. Imaginons un groupe blanc faible. Noir peut évidemment tout faire pour le capturer directement en l’encerclant. Il ne doit pourtant le faire que si le groupe est extrêmement faible, car l’instinct de survie a parfois des ressources inépuisables. Noir peut donc faire tout autre chose : attaquer le groupe faible sans chercher à le tuer. La seule chance pour Blanc de s’en sortir est alors de se diriger vers le centre. Et toi, tu l’accompagnes dans son déplacement. Résultat : au départ, le centre était neutre, et le groupe faible a maintenant contaminé toute la région de sa faiblesse. Imaginons une autre situation. Deux groupes blancs faibles sont dans une même zone. Tu peux alors, toi, Noir, te renforcer sur l’un des deux (le plus fort des deux) en l’attaquant. Lui est obligé de répondre, sinon il meurt. Tes coups d’attaque n’ont pas ici pour objectif de le tuer, mais plutôt de gagner une énorme influence pour te rabattre ensuite sur le groupe le plus faible, affaibli d’autant plus que d’autres coups auront été ajoutés dans la zone contre lui. En me renforçant sur la droite, je constitue une énorme force au centre ; au lieu de n’avoir, comme au début, que trois ou quatre pierres, j’en ai maintenant vingt ! La situation du groupe de gauche a donc complètement changé, et lui n’a rien pu faire dans l’intervalle. On est parvenu ici à un équilibre plus qu’instable. Ce qui était tenable auparavant est tout simplement devenu intenable pour l’adversaire. C’est là un principe dynamique que l’on retrouve dans le judo. Pour faire tomber quelqu’un, on le tire à droite : il bloque à droite, puis on l’emmène à gauche en se servant de la force, de l’énergie de son projet (en l’occurrence ici, survivre) pour faire autre chose. Donc, comment se servir de la faiblesse d’un groupe ? Rarement en tuant le groupe lui-même, mais en le contraignant plutôt à réagir à mon attaque locale, tandis que je poursuis un dessein plus global (dévaster ou bien construire un territoire dans une zone où je n’avais jusque-là aucune influence). En fait, au Go, on gagne toujours par l’indirect en étant lié, de quelque manière que ce soit, à son adversaire (en l’attaquant directement, ou bien en collaborant à son projet pour arriver à ses propres fins). Ce sont là des relations d’énergies que l’on fait sans cesse permuter ou bien rouler sur le Goban.

Quel rôle joue le degré de densité des masses, c’est-à-dire le rapport du nombre et de la configuration ?

Etre relié en trop grand nombre est une fragilité en cas de mauvaise posture. La densité, c’est la lourdeur, la lenteur, la contrainte. Un groupe surchargé est affaibli par le poids de trop d’enjeux. Avoir trente ou quarante pierres au même endroit est certes une garantie de stabilité, mais elle est à double tranchant. La sur-concentration est souvent une perte d’énergie. Un groupe sera d’autant plus fort qu’il sera léger, peu concentré, à la condition bien sûr que ses pierres jouissent d’un double rayonnement dans l’espace, à la fois local et global. L’idée est donc de parvenir à une efficacité maximale en disposant l’énergie des pierres au mieux. Sachant qu’on a toujours plusieurs projets à mener en même temps, la bonne forme est une forme souple, polyvalente. Par ailleurs, cette même forme doit pouvoir rapidement “ faire deux yeux ”, c’est-à-dire posséder un petit territoire vital, comme deux petits poumons lui permettant de respirer, même si l’air est asphyxié partout autour d’elle. De façon générale, il est bon d’avoir une structure légère, reliée par le rayonnement plutôt que physiquement, et donc préférable d’avoir des zones d’influences plutôt que des frontières. Ce qui est rigide casse quand un problème survient, tandis que le rayonnement est souple et peut changer de direction. Le rapport du local et du global est plus décisif au Go qu’aux échecs. Aux échecs, le global est une sorte de local plus vaste et plus complexe, mais l’interaction entre une forme locale et la globalité intervient à un degré moindre (il n’y a en effet aucune mise en réseau de groupes comme au Go).

Peux-tu nous parler du temps, des temps dans le jeu de Go ? J’imagine qu’il faut avoir aussi un certain sens du rythme.

Déjà classiquement, on distingue trois grandes périodes au sein d’une partie : Fuseki (début), Chuban (milieu), et Yosé (fin). Fuseki, qui peut durer du premier au trentième ou au quatre-vingtième coup, est une phase de conquête, comme je le disais tout à l’heure, où l’on pose des jalons sans trop savoir. À ce moment-là, rien ne se dessine réellement, rien n’est vissé encore, mais tout est porté vers… Au cours de cette période, il faut aller au plus vite conquérir des zones d’influences en faisant jouer des potentiels d’énergie un peu partout. Chuban est la période où tout se décide vraiment : les potentiels se transforment en territoires, ou bien deviennent le siège d’un conflit. Cette phase s’achève lorsque chaque groupe a assuré sa vie. Ici, le gros du dessin final apparaît, mais pas au détail près. On entre dans la troisième phase, Yosé, quand tout est en place. Les frontières se sont cristallisées, les masses sont là, du noir ici, du blanc là. Cette dernière période est le temps du supplément de précision, du scellement des derniers accords, par souci du détail. Les joueurs fougueux négligent souvent cette phase, or parfois c’est là que tout se gagne. D’autre part, les rythmes sont très différents selon les parties, et au sein d’une même partie. Il y a un temps pour aller de l’avant, pour bâtir, pour combattre, un temps pour se reposer ; pour attendre aussi : c’est le moment de la temporisation. Par exemple, je ne sais plus quoi faire, car rien ne m’indique où jouer ; rien n’est polarisé, car rien n’est apparent encore. Si je ne sais pas où jouer à gauche, je vais jouer à droite, et attendre que la situation évolue afin que la bonne manière de jouer à gauche m’apparaisse clairement. Il faut savoir parfois s’implanter calmement au loin pour faire lentement monter la pression ailleurs, et accueillir au mieux les retentissements d’une future attaque locale. Il y a en effet dans une partie de Go une dimension rythmique proprement musicale. Au début, ce sera une partie de territoire plutôt calme où chaque couleur se répartira assez sereinement partout dans l’espace, moyennant quelques compromis, puis soudain, rupture de rythme : l’autre m’attaque. Il y a une urgence locale, et vraiment trop d’enjeux pour moi à cet endroit-là ; je suis obligé de réagir en m’occupant de la forme de mon groupe, sinon un vent risquerait de l’entraîner ailleurs. S’engage alors un combat à mains nues où tout le monde joue au même endroit, par surenchère. Tout bascule alors dans le chaos dans un vacarme incroyable allant crescendo, accelerando. Par ailleurs, la texture s’enrichit, se complexifie à mesure : la naissance d’un nouveau groupe est ici comme l’ajout d’un nouvel instrument. Dans un autre registre, il y a aussi un rapport au son assez subtil. Le Goban traditionnel est une planche en bois, très épaisse, extrêmement belle, les pierres sont en coquillage ou en ardoise, très belles aussi, tout est très bien dessiné, il y a même des distorsions de perspectives prévues pour une meilleure vision au loin. On peut décliner beaucoup de variations de sons dans le bruit que font les pierres en se posant sur le Goban. On dit qu’un vrai professionnel, situé dans la pièce à côté, qui écoute au loin, peut, au son que rend la pierre, savoir de quelle force est le joueur et de quel type de coup il s’agit. On atteint là un grand degré de raffinement dans l’éveil des sens.

Les vols d’oiseaux, avec leurs rythmes amples et leurs brusques changements de direction, te disent-ils quelque chose par rapport aux migrations de pierres ? Car il semble qu’il y ait là aussi une logique du mouvement qui ne dépende pas seulement du vouloir de quelques oiseaux, mais qui provienne plutôt du rapport dynamique des fluctuations de masses dans l’espace, avec des redressements, des bifurcations en catastrophe.

Si tu passes le film d’une partie de Go en accéléré, tu vois un tourbillon fabuleux d’énergies, de vagues et de turbulences. Les masses blanches et noires dans l’espace s’accompagnent mutuellement. Tantôt telle masse blanche pousse la masse noire à aller à droite, tantôt c’est l’idée des Noirs d’aller à gauche et d’emmener les autres. Il faut donc savoir parfois faire le vent, et torturer le mouvement des jets de pierres. Le vol d’oiseaux est une très belle image par rapport au Go.

La situation dans laquelle se trouve parfois un metteur en scène demandant à ses comédiens de venir se placer là, “ pour équilibrer le plateau ”, a donc un sens ici, dans le jeu de Go, sur un plan conjointement stratégique et esthétique ?

Complètement. Tu te demandes parfois où jouer, et tu vois une immense zone vide. C’est là que tu dois aller. Il y a comme une sorte d’appel. Les joueurs de Go font des territoires en se servant de l’influence de leurs pierres. Ces pierres peuvent être encerclées, mais d’une manière plus détachée de la règle, elles rayonnent aussi plus ou moins. Quand tu vois, comme dans la nuit, toutes ces pierres qui scintillent, et un rapport d’énergies entre toutes ces influences, tu sentiras par exemple qu’ici, cela rayonne trop, et que c’est trop dangereux pour toi. L’esthétique nous aide à penser. On fait les bons coups sans trop réfléchir, en regardant ce qui nous paraît beau ou pas, équilibré ou pas.

Justement, quel rôle jouent la dimension esthétique et l’intuition dans ce jeu ?

Au départ tout est vide, donc équilibré, et l’on parvient à la fin à un équilibre plein, global, après avoir joué sur des déséquilibres locaux. La dimension esthétique est omniprésente dans le jeu. Au Go, la pensée est visuelle. C’est l’œil qui « intuitionne », subodore ou reconnaît les situations en saisissant les proportions, le rapport des masses entre elles, et qui trouvera la bonne distance : ni trop loin ni trop près. Les formes que tu sens bonnes, sans trop savoir, t’apparaîtront tout d’abord comme belles. Une dimension picturale t’aidera à savoir jusqu’où tu peux aller, jusqu’où va l’influence de tel groupe. Partager l’espace du Goban est aussi tracer beaucoup de lignes imaginaires qui se concrétiseront ou non en vraies lignes de territoires. Si j’ai vingt coups possibles à faire, la dimension esthétique me déterminera tout d’abord. Ici, j’imagine que cela sera beau, là, moins, parce que trop lourd, trop empâté. Ensuite seulement, je vérifierai ces intuitions par la combinatoire. Il y a les jolies formes globales, les grands plans que l’on saisit plutôt intuitivement, mais il y a aussi les jolies formes locales, belles à une intersection près, et donc plus efficaces. La rigueur à l’intersection près est une esthétique aussi, qui fait moins appel à l’imagination, mais beaucoup à la connaissance des formes performantes. S’il n’y avait pas l’esthétique, l’homme serait moins fort que l’ordinateur. À l’heure actuelle, l’ordinateur ne sait utiliser que la combinatoire, avec quelques principes stratégiques de base. Or le jeu de Go est inatteignable au niveau combinatoire, cela représente « factorielle 361″ possibilités (« 361 ! », soit 361 x 360 x 359… x 3 x 2 x 1). Ainsi, les ordinateurs ne gagnent jamais ; il y a vraiment trop de paramètres à la fois, à proximité et au lointain. Ce qui n’est pas le cas aux échecs. Pour le Go, il faudra attendre une ou deux révolutions de la pensée artificielle. Comment modéliser la pensée pour y parvenir ? Beaucoup de gens y travaillent depuis longtemps déjà. Le Goban peut accueillir beaucoup plus de scénarios que les échecs. Les joueurs d’échecs peuvent, pour avoir étudié certains livres, jouer par cœur jusqu’aux vingt-six premiers coups (sur cinquante), alors qu’au Go, au bout du dixième coup (sur trois cents coups), toutes les parties sont différentes. Ce qui se passe sur un Goban ressemble beaucoup plus à la vie. La règle du Go est une règle d’espace et d’encerclement. Or nous sommes très familiarisés avec l’encerclement. Le Go peut puiser énormément d’images dans notre expérience (d’ailleurs la manière de jouer évolue à mesure que l’on avance en âge). On sait ce que c’est que d’être enfermé entre quatre murs, passer une porte, se placer spontanément au centre d’un environnement non géométrique d’objets disposés çà et là, avec un piano noir ici, absorbant la lumière, mais entouré de murs blancs qui la réfléchissent, etc. C’est intuitif, et au Go, ça marche. Donc, au lieu de jongler avec toutes les combinaisons possibles, comme Dieu pourrait le faire, nous faisons une approximation, en simplifiant les choses. L’intuition est un raccourci de la pensée.

Dans ce contexte où l’indirect, les répercussions d’un mouvement local à distance (dans l’espace) et en différé (dans le temps) ont une telle importance, qu’en est-il de la lisibilité et de la visibilité des stratégies de part et d’autre ?

Il n’y a pas de carte cachée dans le jeu de Go ; personne ne sort de joker. Il n’y a pas de hasard non plus (pas de coup de dés). Tout est là, présent, visible sur le Goban ; et le restera d’ailleurs jusqu’au bout (le Goban conserve en effet la trace de tout ce qui s’est passé durant le jeu puisque les pierres ne se déplacent pas ; d’où une tradition de débat et de commentaires en fin de partie). D’autre part, tous les enjeux sont lisibles de part et d’autre. Un joueur de Go ne tend jamais de pièges ; c’est là une question d’éthique. Il estimera toujours que l’autre, a priori, est aussi fort que lui. On ne table jamais sur une erreur de l’autre. Quand il m’aide dans ma stratégie, l’autre voit mon projet, mais a d’autre part des intérêts à sauvegarder ou à embellir. En disant non à mon projet, il dit non au sien (qui est irrémédiablement lié au mien). Noir est obligé de collaborer avec Blanc. L’autre est un miroir, un partenaire, et non un adversaire. Je joue avec lui, et non contre lui. C’est parce que l’autre a des projets que je parviendrai à réaliser les miens. Évidemment, si l’autre en question est un joueur médiocre, et que les projets amenés ne sont pas beaux, la partie n’a pas d’intérêt. Mais d’une manière générale, il faut savoir emboîter le pas, et même donner à l’autre pour avoir. Si, aux échecs, le but est d’éliminer l’autre, de tuer le roi, au Go, il suffit juste d’exister un peu plus que l’autre. On laisse vivre, co-exister les problèmes en tentant de les rééquilibrer, et de les rééquilibrer ensemble. Dans ce contexte, ton unique adversaire, c’est toi, lorsque tu fais une erreur d’appréciation, ou que tu désires deux choses antinomiques. Tu perdras parce que tu n’auras pas su garder la même humeur, comme pour un tableau commencé un dimanche ensoleillé, et terminé un mardi pluvieux. Il y a dans le jeu de Go une sorte de magie dans ces rapports d’énergies entre les forces et les faiblesses des groupes, de l’incontrôlable, de l’imprévisible. Il faut donc savoir garder le cap en gérant ses émotions, et rester en accord avec les directions des premières pierres posées au milieu de toutes ces interactions. La partie la plus intéressante sera aussi la plus harmonieuse, celle où les pierres travaillent le mieux ensemble, si possible dans la même humeur, dans l’humeur d’un même style. Comment choisir entre trois coups possibles ? Il y a plusieurs styles de jeux et de joueurs : le propriétaire (qui fera avant tout du territoire solide), le combattant (qui ne fera qu’attaquer les structures de l’autre), le commerçant (qui cherchera à échanger plutôt qu’à tuer), le fantaisiste, ou bien le snaky (qui, après avoir repéré deux petites faiblesses chez l’autre, jouera toute la partie sur ces deux mêmes faiblesses). Il y a aussi l’esthète, le visionnaire, etc. Qui gagnera entre le grand stratège, s’attachant à développer des forces polyvalentes au centre, à la croisée de tous les projets, et celui qui a derrière lui une quantité incroyable de combats à mains nues ? Chaque style peut s’exprimer et être ultra-performant à condition d’aller jusqu’au bout de ce qu’il peut, en restant cohérent. Il faut bien sûr avoir plusieurs styles à son répertoire, et savoir opter pour tel ou tel style en fonction de la situation ; mais de temps en temps aussi, aller naturellement vers le style correspondant le mieux à son profil.
Frédéric Donzet
l’Univers et les stratégies du jeu de Go / 2003
entretien avec Anne Timbert publié dans Chimères n°51
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