Une subtile dialectique s’établit entre la façon dont la biopolitique contemporaine établit son « protectorat », sa tutelle sur les corps vivants et la manière dont une dimension fondamentale du gouvernement des vivants consiste à mettre en place des entraves, à inscrire la vie des individus dans l’horizon non pas des puissances de la vie, mais de la survie (l’existence réduite à sa reproduction). La biopolitique contemporaine étend son emprise entre ces deux repères : immuniser le vivant (« faire vivre » en ce sens) d’une part, et démultiplier les dispositifs d’empêchement de la vie des sujets de l’autre ; soit, plus trivialement : empêcher les gens de vivre leur vie, faire de la réduction de leur horizon de vie (des « emmerdements » qui leur sont infligés sous toutes sortes de formes calculées) une politique constante et réfléchie.
D’un côté ce « faire vivre » global, tous azimuts et continu, de l’autre ces stratégies délibérées, destinées à faire en sorte que l’énergie et l’intelligence des individus soient aussi intégralement que possible captées par les soucis de subsistance et de reproduction. La « politique » impulsée par tous les gouvernants modernes, dans les démocratie libérales notamment, donc dans les pays les plus « riches », disposant des ressources les plus abondantes, ne consiste pas seulement à inciter les individus à entrer dans le cycle production-consommation et à s’y engloutir, plutôt que s’investir dans des actions désintéressées, créatrices, à agir dans la sphère publique, à développer leur autonomie. Elle consiste peut-être surtout à mettre en place des dispositifs de vie, à promouvoir des formes et des modes de vie dont la destination est distincte : faire en sorte que soit entravée la capacité des sujets à affirmer des singularités, qu’ils ne soient pas en mesure d’opérer des choix d’existence selon une éthique propre à chaque singularité, selon des principes qu’ils auraient élaborés de façon autonome, en relation avec des notions fortes – égalité, communauté, liberté, bonheur, fraternité, etc.
J’insiste : c’est bien d’une politique qu’il est ici question, pas seulement d’effets produits par les traits généraux d’un « système » général ; une politique dont la visée est donc double : modeler des subjectivités, formater et infléchir des conduites. Un politique qui ne consiste pas seulement en ce sens à imposer des standards culturels ou à promouvoir des modes de vie homogénéisants ; elle a pour trait majeur aussi et peut-être surtout, il faut y insister, de démultiplier des systèmes d’entrave, tels que la majorité des gouvernés, la partie la plus faible de la population, demeure rivée à la pure dimension sociale et économique de l’existence, à la vie balisée par le travail (ou son absence, ce qui est la même chose), rivée au monde des marchandises, au cycle production-consommation, enserrée dans le carcan des relations sociales gouvernables et prévisibles (familiales notamment) ; c’est-à-dire confinée à la vie non pas comme sphère d’expansion de flux diffractés aux trajectoires imprévisibles, mais comme entretien et reproduction du vivant humain.
On peut parler ici d’une sorte de « mécanisme de sécurité » subreptice, inavouable – et qui cependant joue un rôle déterminant dans les dispositifs de la gouvernementalité contemporaine.
Ce mécanisme est destinée à créer une « pression », à établir des conditions de limitation affectant les possibilités des individus, de façon à ce que ceux-ci soient conduits à être engagés dans une sorte de « lutte pour la vie » perpétuelle, en version allégée, non pas tant au sens où seuls les uns survivraient au détriment des autres (même si cet aspect des choses est tangible dans les sociétés libérales d’aujourd’hui), mais plutôt où se produit une mobilisation/captation sans fin des énergies par les objectifs globaux de la « survie » (la reproduction, la perpétuation des soubassements matériels de la vie). Le « jeu » du gouvernement des vivants consiste ici à faire en sorte que la société se présente comme une sorte d’étendue liquide dans laquelle les individus ne maintiennent la tête hors de l’eau (et donc n’assurent leur survie) qu’à la condition de consacrer, bien sûr, l’essentiel de leurs forces à nager avec peine, plutôt qu’à être dans la vie comme des poissons dans l’eau. On peut appeler cette figure un Narayama fabriqué de toutes pièces, un Narayama artificiel, puisqu’il ne correspond à aucune espèce de limitation imposée par la disponibilité des biens consommables ou des possibilités d’intensification, de diversification des formes de vie. Dans le récit de Schirô Fukazawa, en effet, c’est la rareté, en produits alimentaires notamment, qui établit cette règle douloureuse, terrible, selon laquelle les vieillards devenus « bouches inutiles » se doivent de sacrifier leur vie afin que les plus jeunes puissent manger à leur faim. C’est l’absence de tout surplus, qui, s’imposant à tous comme une fatalité, établit cette règle draconienne selon laquelle la survie des uns se paie au prix de la disparition des autres – norme « inhumaine », s’il en fut. C’est comme par un décret du destin que la survie pure et simple s’établit comme l’horizon indépassable de cette société villageoise, dans ces montagnes perdues d’un Japon imaginaire.
Par contraste, sur tous ces plans, les potentialités et les réserves dont disposent nos sociétés contemporaines apparaissent pratiquement illimitées. Ce n’est pas la rareté qui y prévaut, mais bien plutôt le règne de l’excédent, le syndrome de la surproduction. Le paradoxe du mécanisme de sécurité furtif évoqué plus haut est qu’il repose sur l’organisation de systèmes de « manque » (relatif mais tenace) dans des conditions générales « d’abondance ». Les enjeux subjectifs sont décisifs ici : il faut que les individus soient établis dans des dispositions de privation continuelles et démultipliées, et ceci de façon à ce que leur énergie soit détournée de la pensée libre, de l’esprit critique, de la réflexion autonome, de façon à ce que le désir soit endigué – canalisé et encadré plutôt -, capté par le fétichisme des objets et la consommation (à la fois encouragée, magnifiée et empêchée).
L’abject slogan sarkozyste « travailler plus pour gagner plus » est une sorte de forme pure de ce genre de dispositif : il s’agit de réduire autant que faire se peut, et à zéro si possible, la part laissée à l’otium, à l’anapausis, entendus non pas comme « loisir » au sens d’aujourd’hui, c’est-à-dire délassement inclus dans la forme travail, mais comme disposition par l’individu de son temps propre, destinée à le rendre disponible pour la vie publique, pour l’action collective, pour la réflexion autonome… Il s’agit de destiner, de façon massive et écrasante, les individus à un mode de vie et à des dispositions subjectives qui fassent d’eux, en langue aristotélicienne, plutôt des fourmis ou des abeilles que des hommes libres.
Il est donc fondamental que les gens (l’homme quelconque, donc, pas le commun ou le « vulgaire ») disposent d’aussi peu de temps libre que possible, non voué à la pure reproduction de la capacité de travail ou alors à l’entretien de la base matérielle de la vie ; ainsi, que cela même qui est supposé tenir lieu de temps libre soit occupé, mobilisé, encadré d’une façon telle qu’il soit aussi peu susceptible que possible de permettre à l’individu (ou à des collectifs) de développer leur autonomie. D’où l’importance de dispositifs d’occupation et de mobilisation comme la télé et Internet, dispositifs fonctionnant de façon ininterrrompue et dont le propre est de transformer le loisir/temps libre (entendu au sens antique, comme le propre de l’homme libre) en pur complément de la mobilisation par le travail ou le souci de la survie. Fondamentalement, la télé est un bruit continu, une rumeur peuplée d’images, un dispositif de capture dont le propre est de faire opposition à la possibilité d’un silence, d’un suspens du temps de la reproduction propice à la formation de pensées libres et à la mise en oeuvre d’actions autonomes et singulières.
En termes de rationalité gouvernementale contemporaine (une rationalité à courte vue, aveugle à elle-même, si l’on veut, mais une sorte de rationalité, cependant), il est de première importance que les gens disposent d’aussi peu de temps libre que possible, car toute durée soustraite à la reproduction est susceptible de faire ouverture sur des hétérotopies, c’est-à-dire sur de l’ingouvernable. D’où l’importance politique du « travailler plus pour gagner plus » qui, comme l’a montré Dominique Méda, économiste, ne relève pas de calculs économiques, mais au contraire, politiques, tout entiers politiques. Le travail et, plus généralement, la reproduction et la « mobilisation » étant ce qui, constamment, réassigne les individus à « l’empire de la nécessité », non pas tant sous le signe de la rareté (objective) que du manque organisé. Il est donc essentiel, pour cette forme du gouvernement des vivants, de travailler dans deux dimensions : celle de la captation des projets individuels et de leur formatage, celle de l’organisation du manque. Dans le premier registre, donc, on fera en sorte que les catégories aux revenus modestes deviennent captives de toutes sortes de systèmes de crédits et d’emprunt, de dispositifs d’asservissement et d’immobilisation par l’endettement – équipement, voitures, accès à la propriété – c’est un système d’apprivoisement et d’immobilisation des énergies déviantes d’une formidable efficacité, qui établit les classes populaire dans « l’empire de la nécessité sur la longue durée (des crédits toujours plus longs et toujours plus nombreux). Dans le second registre, on fera en sorte, constamment, de maltraiter le désir et les plaisirs, d’assigner les plus faibles (l’élément populaire en général) à des systèmes de frustration, de privation et d’appauvrissement du désir : en créant par exemple délibérément les conditions, comme c’est le cas aujourd’hui, pour qu’ils soient contraints par la pression économique de rogner sur la durée de leurs vacances, sur les dépenses « culturelles », de sacrifier la fréquentation d’un festival, la participation à un concert qui, pourtant, leur tenait à coeur.
Il s’agit au fond d’acculer les gens à céder toujours davantage sur leur désir propre, en tant que celui-ci est a priori l’ingouvernable même, et ceci soit pour le conformer aux normes des grosses machines à « distraire » et immobiliser (des machines d’occupation du temps et d’écrasement des subjectivités), donc, regarder les JO à la télé plutôt qu’aller écouter du jazz à Marciac ou entreprendre une longue randonnée entre amis – même ça, ça peut « donner des idées » ; soit, carrément, pour reconvertir le désir en activité laborieuse (se « défoncer au travail » en tant qu’objectif introjecté par l’individu non pas sur un mode moral mais affectif et libidinal, en tant que désir perverti).
Nos gouvernants, à l’évidence, ont tiré une leçon fondamentale de Mai 68 : ils ont bien compris que ce formidable soulèvement n’était pas né d’une brusque ou lente aggravation des conditions imposées par l’Etat ou les capitalistes aux étudiants ou aux ouvriers. Ils ont compris qu’au contraire, ce mouvement était devenu possible parce qu’ « on » (le gouvernement des vivants) avait laissé trop de mou à ces différentes catégories qui, insuffisamment engluées dans les soucis de reproduction et l’angoisse de l’avenir, se sont trouvées disponibles pour l’action collective et ouvertes à la possibilité de l’événement. C’est Péguy qui, dans Clio, a cette formule fulgurante, à propos de la Révolution française bien sûr : « On n’a jamais mis un régime par terre parce qu’il commettait des abus. On met un régime par terre parce qu’il se détend ». Et c’est en effet exactement cela. qui se passe en Mai 68 : le soulèvement met « par terre » le régime gaulliste (malgré les apparences ultérieures d’une bien pâle Restauration) parce que celui-ci a commencé à se « détendre » après, notamment, la fin de la guerre en Algérie (dans un climat de détente internationale, en effet, et de croissance économique) donc que les différents acteurs sociaux qui vont se trouver à nouveau disponibles pour toutes sortes d’espérances, baignés dans toutes sortes de flux utopiques, en prise avec toutes sortes de projets, livrés une imagination multiple et prolifique, et ainsi, projetés vers un avenir dont la ligne d’horizon est non pas la démultiplication des menaces mais la prolifération des possibles. C’est ce type de « climat » subjectif qui créé en l’occurrence la disponibilité à l’événement et la disposition au combat, pas l’angoisse du lendemain, pas l’aggravation de la situation du plus grand nombre.
Dans la Condition ouvrière, Simone Weil rejoint Péguy, à propos des grèves de 1936, à propos desquelles elle écrit à chaud : « Dès qu’on a senti la pression s’affaiblir, immédiatement les souffrances, les humiliations, les rancoeurs, les amertumes silencieusement amassées pendant des années ont constitué une force suffisante pour desserrer l’étreinte. C’est toute l’histoire de la grève. Il n’y a rien d’autre (…). On pliait sous le joug. Dès que le joug s’est desserré, on a relevé la tête. Un point c’est tout. »
Et donc, ce que nos gouvernant d’aujourd’hui ont très bien compris, c’est l’absolue nécessité d’empêcher que se reproduisent les conditions propices à l’apparition de ce type de « détente », et, plus généralement, le genre d’optimisme historique et de confiance en soi qui caractérise, sommairement, le mouvement étudiant en 1968, dans toutes ses composantes variées, tel qu’il élabore ses propres idées, met en place ses propres formes d’organisation. Ainsi, on va passer d’un gouvernement à l’espérance et à l’exaltation de l’avenir comme horizon de tous les possibles – l’équation Fourastié (chantre de l’avenir radieux assuré par le développement du progrès technique) + Khrouchtchev (le socialisme à visage humain) = avenir réenchanté – qui est celui des années 1960, à un gouvernement carburant à l’entretien de la peur et à la légitimation du manque, qui est celui d’aujourd’hui. Comme le remarque justement le Comité invisible dont on a beaucoup parlé ces derniers mois, à propos des arrestations de Tarnac, la crise, ce n’est pas un état des choses, c’est un mode de gouvernement des vivants.
Nos gouvernants ont bien compris qu’il ne faut surtout pas que les gens se prennent trop à espérer, ce qui les porte à imaginer, rêver (des facultés difficilement gouvernables) et qu’il vaut mieux qu’ils soient portés à craindre, rétractés, inquiets voire déprimés, plutôt que joyeux, voire euphoriques. En termes de rapports entre sentiments ou affects collectifs et gouvernement des vivants, c’est cela la leçon principale que les gouvernants ont retenue des quatre dernières décennies : il est plus simple, plus facile, plus raisonnable, de gouverner à la peur et à la tristesse, aux passions tristes, qu’à la joie et à l’espérance. A l’attrition, pour employer une notion qui nous vient du christianisme (du latin attritus : usé par le frottement, affaibli, épuisé…).
D’où l’importance qu’il y a à entretenir un climat général de crainte (face à l’avenir et aux menaces innombrables qui sont supposées nous entourer, voir à ce propos les récentes remarques d’Ulrich Beck sur les usages politiques du motif du réchauffement climatique) et de dépression modulée selon les circonstances (d’où l’importance du motif récurrent de « la crise »), car il ne s’agit pas non plus que la mélancolie collective se transforme en désespoir partagé, lequel peut conduire à des actions imprévisibles – ce qui conduirait au retour du spectre de l’ingouvernable. C’est dans l’entre-deux de ces deux extrêmes à bannir – trop « d’insouciance » de la masse, trop de désespérance parmi les gens – que se déploie le gouvernement à l’attrition. En tant que celui-ci est le visage réel du gouvernement libéral aujourd’hui, le moins que l’on puisse dire est qu’il dévie fortement de ce qu’en dit par exemple Foucault dans Naissance de la biopolitique : non seulement ce n’est pas un gouvernement qui spécule sur la capacité de chacun à se faire l’entrepreneur de sa propre existence, mais surtout, ce n’est pas un gouvernement dont le principe serait l’autolimitation jusqu’à l’effacement ; c’est au contraire un gouvernement qui suppose une démultiplication des formes d’emprise sur les gouvernés, quand bien même celles-ci ne revêtiraient plus les formes disciplinaires ou autoritaires traditionnelles. C’est un gouvernement qui ne « lâche pas » ceux sur lesquels il s’exerce et dont l’idéal est d’investir leurs existence jusque dans le grain le plus fin dans le but général de créer le maximum d’entraves possible à l’insouciance – en démultipliant les systèmes de surveillance, de contrôle, de sanction, d’empêchement, d’interposition, sans pour autant ranimer la forme de l’Etat autoritaire. De ce point de vue, la démultiplication des radars sur les routes et des dispositifs de vidéo-surveillance dans les espaces publics a une valeur paradigmatique. Le sujet ne fait pas face ici à l’Etat garde-chiourme, l’Etat répressif, à l’Etat qui censure et interdit, mais à la figure plus subtile et vicieuse, protoplasmique d’une machine à endiguer les espaces de son expansion vitale, à reconduire perpétuellement sa condition de « petit homme » coupé de ses propres puissances.
La production d’une configuration subjective apeurée, craintive, déprimée, hantée par le manque, absorbée par les nécessités de la survie est un vaste programme, lequel ne se réalise pas en un jour. Il a fallu renverser, inverser plus d’une évidence et plus d’une disposition profondément ancrée dans l’esprit du plus grand nombre dans les années 60 et, encore, 1970. Il a notamment fallu convaincre les gens du fait que leur sort était entièrement tributaire de facteurs totalement imprédictibles, à la merci de quelques Moloch(s) aux mouvements imprévisibles – le Marché avec ses sautes d’humeur, le terrorisme international avec ses visées diaboliques, le réchauffement climatique, la montée du prix du pétrole, la spéculation financière, etc. Il a fallu enraciner la notion du risque et des dangers comme structurante de notre perception de l’avenir, refoulant du même coup l’alliance en quelque sorte naturelle de l’avenir et des possibles, l’avenir comme horizon des potentialités. Mais il a fallu davantage que cela encore : mettre en place, à la faveur même de ce changement de décor, des dispositifs efficients d’empêchement de la vie (la vie est naturellement portée à l’expansion et à la diversification, à la variation, et elle est disponible pour sa propre optimisation ou intensification, comme le rappelle Canguilhem), des dispositifs de rétraction et d’abaissement, des fabriques de « vie attristée » : des machines à dé-jouir, à rabougrir la vie, à la médiocriser, à la vouer au ressentiment… Gouverner, en ce sens, c’est vraiment, littéralement, démultiplier les systèmes destinés à brider – on bd-ride les vies comme on bride le moteur d’une voiture -, les dispositifs spécifiques destinés à compliquer la vie des gens, à les condamner à passer leur temps à faire face à un état de « nécessité » soft, dédramatisé mais exténuant. Gouverner, donc, pour dire les choses trivialement, va consister pour une part essentielle et nécessaire à emmerder le monde et à lui rendre la vie « impossible », comme on dit en langue courante : en multipliant les systèmes de contrôle (plus seulement l’alcool au volant, mais le cannabis désormais), en rendant toujours plus compliquées et aléatoires les formalités à accomplir pour inviter un parent ou un ami étranger, en supprimant des médicaments destinés à soigner des maladies chroniques, en rendant prohibitif le coût des soins dentaires et des lunettes, en arrêtant et exposant les étrangers vivant et travaillant dans nos pays à un régime de crainte perpétuelle, en privant les plus pauvres de vacances, en empêchant de se déplacer en voiture ceux qui n’ont pas les moyens de payer l’assurance, en interdisant de mariage et de vie commune les étrangers sans papiers, en multipliant les contrôles policiers dans les cités, en condamnant aux boulots Mac Do et donc à l’échec de leurs études les étudiants en situation précaire, etc. Une loi se dégage ici : tout gouvernement des vivants qui, d’une manière ou d’une autre, contribue à l’entretien de ce système général d’attrition est un gouvernement réactionnaire, anti-populaire, quelle que soit sa couleur politique. Et, corrélativement, plus un gouvernement spécule sur l »efficacité de ces dispositifs d’attrition et contribue à les renforcer, et plus nous devons nous déclarer en état de résistance face au mode de gestion qu’il met en place, quels que soient les alibis dont celui-ci se par (« c’est la crise ! », « il faut être réaliste », « c’est pour votre bien », « on n’a pas le choix », etc.)
D’une façon générale, l’opinion critique envisage ce type de mesures soit sous l’angle des contraintes économiques (réduire les coûts), soit celui des obsessions sécuritaires (contrôler et réprimer toujours plus). Mais elle y voit rarement l’effet d’une politique globale, ou plutôt d’une technique de gouvernement des vivants consistant essentiellement à empêcher de penser et d’agir en sujets autonomes et à les vouer à une gestion triste et apeurée de leur propre survie. Or c’est là ce qu’on pourrait appeler le côté mesquin et même méchant de la biopolitique contemporaine, l’envers méchant de la bienveillance supposée du pasteur biopolitique. Le gouvernement des vivants est de plus en plus distinctement fondé, qu’il soit bleu ou rose, sur la conviction que les gens (la masse) doivent être perpétuellement usés et attristés, de façon à prévenir leur propension à résister aux pressions exercées sur eux, au fait même d’être gouverné. il s’agit là, au fond, de dispositifs de prévention des contre-conduites et des conduites de résistance. Il faut ici non seulement du calcul, de la « ruse », mais, j’y insiste, de la méchanceté. Le terme ne doit pas être entendu dans son acception courante relevant d’un psychologisme un peu simplet, mais plutôt tel que l’entend V. Jankélévich lorsqu’il parle, dans l’Imprescriptible, de « méchanceté ontologique » des exterminateurs nazis – et ceci toutes choses égales par ailleurs. En un sens politique, donc, et en ce sens, on peut parler non seulement de la méchanceté des gouvernants, mais de la méchanceté de l’Etat.
Autant parler de méchanceté animale n’a guère de sens (le loup qui bouffe l’agneau ne fait qu’agir conformément à son être), autant la question de la part de méchanceté dans le gouvernement des humains, dans l’Etat, même, en tant qu’il est une machinerie ou un appareil humains peut être envisagée. Lea question de la méchanceté se posera donc ici en ces termes : selon le calcul de nos gouvernants actuels, s’impose de façon toujours plus crue l’axiome suivant – pour qu’ils soient gouvernables, ils faut qu’ils soient non pas terrorisés ou violemment disciplinés, mais bel et bien réduits et empêchés, il faut qu’ils éprouvent le manque, il faut qu’ils en bavent un peu, beaucoup, mais pas trop non plus, faute de quoi ils deviendraient imprévisibles. La méchanceté de l’Etat, en tant qu’il persiste à être la machinerie centrale d’une telle disposition, d’une telle stratégie des gouvernants, c’est cette constance, cette persévérance dans les formes de gouvernement de la grande majorité au manque, aux affects négatifs, au rabougrissement de la vie, à l’abaissement du débat public, à l’appel aux passions basses et à l’exercice de prises non pas nécessairement violentes, mais du moins destinées à « faire souffrir » cette espèce de carême permanent que les gouvernants essaient d’imposer aux gens. La méchanceté, en ce sens, relève d’un calcul, elle est l’élément d’une « rationalité » – mais tout en réactivant constamment, en même temps, quelque chose comme un fond immémorial de l’Etat et de la souveraineté. La méchanceté, en ce sens, serait le reste, l’euphémisme et la survivance irréductible de la dimension de cruauté incrustée, si l’on en croit Derrida (Séminaire sur la peine de mort), dans toute formation étatique, tout particulièrement dans des formes traditionnelles comme la monarchie absolue.
Comme le remarque Gilles Châtelet (Vivre et penser comme des porcs), dans nos sociétés, c’est constamment au nom de l’économie en tant que système de contraintes supposées inexorables que la vie du commun peut être entravée et tirée vers le bas par les gouvernants (l’épisode le plus récent qui illustre cette constante étant la liquidation de la durée légale hebdomadaire de travail de 35 heures). Ici, note Châtelet, « l’économique », prothèse de la stabilité politique, s’est avantageusement substituée à la violence du Prince (à l’association traditionnelle de la terreur à la souveraineté).
On pourrait également poser ici un axiome : dans nos sociétés, aujourd’hui, le degré de concentration de méchanceté est nettement plus grand dans l’Etat que dans le corps social en général. Il est distinctement plus grand dans les personnages les plus éminents de l’Etat que dans le quelconque social. Il suffit d’ouvrir les journaux pour s’en rendre compte et, de ce point de vue, Mme Dati, la Garde des Sceaux du gouvernement Fillon, est un parfait exemple : il y a peu, une photo stupéfiante la montrait, radieuse, le visage illuminé par une sorte de joie enfantine, alors qu’elle posait devant la maquette d’une prison, modèle, forcément modèle, à construire prochainement – un enfant, vraiment, exultant devant le jouet tant désiré et enfin reçu comme cadeau de Noël. L’association de cette gaieté exubérante à la prison, synonyme de toutes les souffrances et de toutes les humiliations, spécialement dans la France d’aujourd’hui, « honte de la République », comme le rappelait un éditorial du Monde il y a quelques années, me paraît ici exemplaire de cette méchanceté devenue si naturelle aux gouvernants et personnages éminents de l’Etat (de la « politique ») qu’une Garde des Sceaux peut,en toute innocence et candeur, s’exhiber devant sa maquette de prison dont, toutes choses égales par ailleurs une fois encore, tant de bourreaux et exécuteurs aimaient à poser fièrement et pleins d’insouciance, dans toutes sortes de guerres et massacres du XXème siècle, devant les entassements des cadavres de leurs victimes.
Dans la scène finale de la Grande illusion, le chef-d’oeuvre de Jean Renoir, deux prisonniers de guerre français évadés de captivité, pendant la Première Guerre mondiale, courent dans la neige, à la frontière entre l’Allemagne et la Suisse. Deux soldats allemands les repèrent et l’un d’eux les met en joue, s’apprêtant à tirer. L’autre lance alors : « Arrête, ils sont déjà en Suisse ! ». Et le premier de réprendre (et ce sont les derniers mots du film) : « Umso besser für sie ! – tant mieux pour eux ! ». On voit distinctement, ici, comment la petite bonté individuelle du quelconque vient suspendre la méchanceté ontologique de l’Etat qui, elle, lui aurait bel et bien commandé de tirer, en dépit de tout, « pour accomplir son devoir ».
Contrairement à ce qu’affirme le crédo libéral, le but du gouvernement actuel est moins que jamais de « laisser vivre », laisser prospérer les libertés personnelles en réduisant les prorogatives de l’Etat et des systèmes de tutelles exercées sur les individus. Il est au contraire d’investir pleinement l’existence des individus, de la population, des vivants, sur un mode subreptice et inavouable : celui qui consiste à faire d’eux les membres d’un troupeau assis, diminué, déprimé et mélancolique – et supposé d’autant plus facilement gouvernable à ce titre. Le paradoxe et la singularité d’un tel gouvernement est la façon dont il conjugue deux objectifs apparemment contradictoires : prendre soin de la vie et saloper les existences ; faire croître et prospérer le vivant et nuire aux gens, aux sujets individuels ; immuniser et protéger les populations et exposer les gens à tout un système d’épreuves et de tribulations destiné à rabougrir leur champ de vie…
Dans le dernier chapitre de la Volonté de savoir, Foucault mettait en relief cette dualité de la biopolitique moderne en exposant sa dimension thanatopolitique, liée à l’enjeu du racisme, notamment, véritable revers du « faire vivre » pris en charge par les pouvoirs modernes. Sur un mode moins abrupt, le gouvernement à l’attrition expose cette même figure du double, du gouvernement contemporain des vivants en tant que Dr Jekyll et Mr Hyde. L’effet de cette dualité est parfaitement distinct : un vaste champ d’indétermination s’étend entre les actions de l’Etat, des pouvoirs et des gouvernants dont nous sommes portés à considérer qu’elles s’exercent à notre profit et pour notre bien et celles dont nous éprouvons qu’elles nous nuisent, nous entravent, sont inspirées par la bêtise ou la méchanceté. Lorsqu’on nous dit que les caméras de surveillance, les radars, les passeports biométriques sont des dispositifs destinés à notre sécurité, nous éprouvons tout autant qu’il s’agit de nous surveiller, nous contrôler toujours plus, et donc de se mettre en travers de notre liberté. Ce qui protège devient indistinct de ce qui nous entrave. La méchanceté de l’Etat s’infiltre dans ses meilleures dispositions du pastorat contemporain. En termes de subjectivités, nous échouons toujours davantage à énoncer (ce) qui est avec nous, (ce) qui est contre nous, contre quoi, contre qui, avec quoi et avec qui pourrait s’affirmer notre autonomie.
Ce désarroi est le fondement, l’un des fondements, de notre persistante impuissance politique.
Alain Brossat
Entre chiens et loups – Philosophie et ordre des discours / 2009
Orientation bibliographique
Schichirô Fukawaza / Etude à propos des chansons de Narayama, traduit du japonais par Robert Frank, Folio, 1989
Charles Péguy / Clio, Gallimard, 1932
Simone Weil / la Condition ouvrière, Idées-Gallimard, 1974
Michel Foucault / Sécurité, territoire, population, Cours au Collége de France, 1977-1978, Hautes Etudes, Gallimard-Seuil, 2004
Gilles Châtelet / Vivre et penser comme des porcs, Folio, 2007
Vladimir Jankélévitch / l’Imprescriptible, Seuil, 1986
Comité invisible / l’Insurrection qui vient, la Fabrique, 2007
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