La réinterprétation, aux conditions de « l’immunitarisme » contemporain, du motif de la dignité humaine ne se contente pas d’en mutiler les prémisses. Elle débouche, surtout, sur d’insurmontables apories. Si, en effet, le « critère » de la dignité est « ‘inviolabilité » du corps, le fait que celui-ci n’ait pas deprix, alors que ce qui était établi au fondement du raisonnement kantien – la différence de nature entre l’humain et l’animal, celui-ci étant en quelque sorte destiné à servir de moyen aux humains, disponible sans restriction ni limite à ces fins – disparaît. L’escamotage de cette prémisse du raisonnement kantien a donc pour effet que l’on ne comprend plus bien, dès lors, ce qui, dans le raisonnement du bio-éthicien contemporain, fonde la différence entre l’inviolabilité du vivant humain et, donc, la « violabilité » supposée du vivant animal. Si les lois d’airain de la non-patrimonialité des éléments et produits du corps humain ne valent pas pour les animaux, est-ce dû au fait que ceux-ci, contrairement aux humains « ont un prix » ? Evidemment pas, les animaux domestiques et d’élevage ont un prix, les autres non. Pour le reste, le raisonnement bio-éthique rencontrera ici la forte opposition des partisans des droits des animaux. Ceux-ci ont une dignité, eux aussi, proclame en bonne place la Déclaration universelle des droits des animaux promulguée en 1989…
La question en litige n’est pas, comme dans le cas précédent, celle de l’usage opportuniste que peut faire une politique contemporaine (et qu’elle ne se prive pas de faire) du motif avantageux du « droit à la vie ». Elle est, d’une manière moins triviale et philosophiquement bien plus troublante, celle des perturbation et vertiges produits dans notre entendement de partages fondamentaux, par l’irruption et l’expansion du grand paradigme du « droit à la vie » et de la biopolitique contemporaine : ici, tout simplment, ce qui est en jeu dans la séparation entre l’humain et l’animal.
Une force qui va
Tels sont donc bien l’étrangeté et le paradoxe du « droit à la vie » aujourd’hui : bien davantage qu’un énoncé, une formule, il apparaît comme une force qui va et dont rien ne semble pouvoir arrêter l’expansion. Il « couvre » les domaines les plus variés, la santé, la procréation, l’ingénierie du vivant, la protection de l’enfance, la lutte contre la torture, la peine de mort, l’esclavage… Mais tout se passe ainsi : comme dans l’instantané de 1942 (le triptyque plan Beveridge, bataille de Stalingrad et centre d’extermination d’Auschwitz, pour aller à l’essentiel) évoqué par Foucault, la relance tous azimuts du programme biopolitique fondamental – « faire vivre » -, sous les auspices de ce syntagme à la fois évident et insaisissable, s’accompagne d’une étrange musique de mort. Plus ce syntagme semble s’imposer comme une norme universelle et tous usages, plus il apparaît comme cette puissance qui soumet les pratiques humaines à ses conditions, et plus se multiplient les angles morts, les zones d’ombre, les « espaces autres » : là où ce n’est pas le « droit à la vie » qui règle les conduites et informe les sensibilités, mais une tout autre énergie ou pulsion, distinctement tournée, elle, vers la mort.
Ici encore, ce qui fait époque se donne à voir et se diagnostique à travers une multitude de signes et de symptômes diffractés, dispersés dans le paysage du présent… Ainsi, plus il apparaît, selon les normes immunitaires en élévation constante, que l’enfance est intouchable, que la pédophilie est, donc, le crime des crimes et le pédophile le monstre criminel par excellence (à l’image, disons, du parricide au temps des crimes et pénalités anciens), que la fessée correctrice est une violence insupportable infligée à l’enfant et que la loi doit réprimer, et plus notre actualité journalistique va se peupler de « faits divers » de ce genre : « En Belgique, un couple vend son bébé sur Internet »; « Elle accouche dans un McDo et jette son bébé à la poubelle; « Adolescents « abandonnés » dans le Nebraska »… Tout se passe comme si la montée du paradigme de la vie surprotégée était accompagnée comme son ombre par celle de la figure qui en est l’antagonique même : celle de la vie jetable ou, ce qui est la même chose, réduite aux conditions du marché.
Ce qui se donne à voir dans ces tensions et ces contrastes, ce n’est pas seulement le « reste », le résidu inassimilable ou non encore assimilé du gouvernement du vivant placé sous le signe du « droit à la vie ». C’en est plutôt l’énergie inversée, de la même façon que la thanatopolitique mise en oeuvre par les pouvoirs modernes (sous le signe du racisme, notamment) est l’autre visage de la saisie des populations par les dispositifs du « faire vivre ». C’est cette coprésence, voire cette combinaison du principe vital ou, plus précisément, de l’affichage de la vie comme ce bien et cette valeur indéterminéss mais devant être protégés et immunisés à tout prix et sous toutes leurs espèces ET des flux mortifères aux traits innombrables (abandon, désolation, exténuation, brutalisation, destructions sélectives, extermination…) qui suscitent un vertige permanent…
Dix-huit pays d’Europe ont interdit par voie législative les châtiments corporels infligés aux enfants ; mais simultanément, ces mêmes sociétés sont traversées par la montée d’une obsession de punir, d’un désir de sanction, de velléités de « rétablissement de l’autorité » de toutes espèces ; un peu partout, la responsabilité pénale des mineurs est abaissée, l’enferment des récalcitrants dans des centres « fermés », de type pénitentiaire, à partir de l’âge de 12 ou 13 ans devient la règle, les modèles autoritaires (« Un ordre est un ordre. Point », tranche, dans un livre intitulé Eduquer ses enfants, l’urgence aujourd’hui un psychiatre en vogue (1)) ont le vent en poupe, tout comme les dispositifs destinés à enfermer à vie, au-delà de la durée de la peine à laquelle ils ont été condamnés, les pédophiles et les condamnés qui se dérobent aux « injonctions de soins ».
L’âge de l’immunisation du vivant est, aussi bien, celui de l’exposition maximale de la vie. Ce paradoxe ou cette inconséquence majeure du pastorat contemporain se résolvent (ou se dérobent) par un jeu de répartitions incessantes, de mise en séquences et de démultiplications des plans. Ce gouvernement du vivant est tout sauf compact, il agit par déliaison, hétérogénisation, en multipliant les formes de prises sur les corps, les techniques de mainmise, les scènes sur lesquelles s’établit la relation entre gouvernants et gouvernés.
Au fond, l’enfance proclamée intouchable, désexposée, gardée contre les séducteurs de tout poil, et le pédophile (une construction discursive récente) subissant une peine infinie selon les dispositions de la loi de rétention de sûreté, c’est bien la même scène, le même tableau, en deux volets. Mais telle est, précisément, la malice de l’enveloppement de la vie gouvernée par le slogan du « droit à la vie » : l’impératif protecteur et immunitaire posé comme irrécusable (« il faut sanctuariser la vie ») a pour effet de rendre indétectable ce qui, dans les conséquences de sa mise en oeuvre, organise le retour des flux de mort au coeur de ces dispositifs mêmes : l’enfermement à vie de certaines catégories d’infracteurs jugés irrécupérables, au nom de la « défense sociale ».
Ce ne sont pas là des pannes ou des défaillances partielles du système. C’est bien plutôt quelque chose comme son économie secrète qui s’y dévoile, son paradoxe constitutif : une formidable machine à « faire vivre », un mécanisme multipolaire d’incitation et d’encadrement de la vie, mais de toutes parts infiltré par une puissante pulsion de mort. Sur tous les plans, à toutes les échelles, cette troublante dualité, ce déchirement où se montre l’irrationalité constitutive du gouvernement contemporain des vivants sont à l’oeuvre.
Dans certaines configurations, la réversibilité du principe supposé du « droit à la vie » en droit de mort, droit de faire mourir, prend une tournure proprement stupéfiante. C’est ce que révèle crûment, par exemple, ce que l’on pourrait appeler « l’exception humanitaire » dont fait l’objet le million et demi d’habitants de la bande de gaza. Après les destructions et les pertes massives subies au cours de l’intervention terrestre et aérienne de l’armée israélienne, en décembre 2008, la population de ce territoire placé sous l’autorité du Hamas subit un blocus rigoureux de la part de l’Etat d’Israël qui le transforme en ghetto, en espace de survie rationnée : l’aide humanitaire internationale n’y parvient qu’au compte-gouttes, la plupart des produits de base, notamment alimentaires, étant bloqués par Israël, de même que les matériaux de construction, les produits d’équipement (réfrigérateurs, machines à laver, machines…), les pièces de rechange, mais aussi du matériel médical, des médicaments… (2)
Comme on le sait, la communauté internationale et notamment l’Union européenne et les Etats-Unis assistent sans broncher à l’asphyxie collective qui découle de ce blocus, pour autant que celui-ci apparaît à leurs yeux comme une sorte d’effet secondaire, désagréable certes, mais apparemment inévitable, de l’affirmation active par l’Etat d’Israël d’un droit à la vie, d’une condition d’intégrité et d’immunité dont la communauté internationale aurait nécessairement, pour des raisons historiques, à se porter idéfiniment garante. Le droit à la vie des populations du Tibet, de Birmanie, semble s’imposer comme le souci constant de ces même chancelleries lorsque se produisent dans ces pays des atteintes aux droits humains, le ministère des Affaires étrangères français en exercice apparaissant même disposé à organiser, en 2007, une expédition navale pour porter secours aux populations affamées de ce pays (suite à des inondations catastrophiques) envers et contre la volonté des généraux birmans. Mais le même « principe » mis en oeuvre au bénéfice de l’Etat créditeur de la « dette » infinie d’Auschwitz, se transforme dans l’instant en décret d’abandon lorsque la marine de guerre israélienne arraisonne, dans l’indifférence générale, les bateaux qui tentent de rompre le blocus dont souffrent et meurent les habitants de Gaza.
Aux conditions de la diplomatie et des jeux stratégiques des grands Etats, occidentaux notamment, le « droit à la vie » des uns a pour corollaire inéluctable le « laisser mourir » des autres, voire l’active complicité avec un « faire mourir » fondé sur le « droit » immémorial du plus fort.
Un visage de sable
Rarement, très rarement, surgissent dans l’ordre des discours dans l’organisation des récits, des énoncés qui, à l’usage, apparaissent dotés de la fonction rectrice, de la puissance performatrice et de la capacité organisatrice qui leur permettent de s’imposer en tant qu’agents généraux d’un réagencement des normes et des pratiques, dans toutes sortes de domaines en apparence détachés les uns des autres.
De tes énoncés redistribuent les cartes, ils mettent en route, parfois, de grands récits, ils font époque en imposant l’évidence de nouvelle conditions sur l’amont des façons de dire et de faire (des sensibilités, des usages et des conduites). Bref, ils sont, à la police des discours, ce que l’empereur est au monde chinois : un seigneur de guerre auquel le destin a souri.
Tel est bien, dans notre présent, le « droit à la vie », en tant qu’il dessine le tracé d’une actualité inépuisable, multidirectionnelle, et qui s’impose, dans nos existences, sur le mode d’une inéluctable transversalité : nous le rencontrons désormais partout, le long de la diagonale qui traverse la vie quotidienne dans toutes ses strates, sous toutes ses formes.
Du coup, nous voici portés à imaginer que ne ferait au fond que se rendre visible, ici, plus visible qu’auparavant, un principe frappé du sceau de l’éternité et se frayant sa voie depuis toujours, à travers l’épaisseur et l’obscurité des âges – la vie n’est-elle pas ce qui, de toute éternité, a vocation à faire valoir « son droit », « ses droits » ? Mais c’est là, très précisément, l’illusion qui demande à être défaite.
Dans la chute mémorable des Mots et des choses, Foucault évoque l’homme, cette figure toute récente des savoirs, en Occident, et qui, selon toute vraisemblance, a vocation à s’effacer comme une figure dessinée sur le sable du présent (3). Dans le même sens, on ne saurait trop insister sur la singularité de cela même qui nous paraît aujourd’hui marqué du sceau de l’évidence : l’enchaînement du motif de la vie à celui du droit, la conjonction des deux immenses motifs du droit et de la vie, termes dont l’acception varie fortement d’un contexte historique ou culturel à l’autre.
Alain Brossat
Droit à la vie ? / 2010
1 Aldo Naouri, Eduquer ses enfants. L’urgence aujourd’hui, Odile Jacob, 2008.
2 Voir à ce propos le rapport de Human Rights Watch sur les destructions et les assassinats délibérés commis pendant l’attaque israélienne contre la bande de gaza en décembre 2008. Voir aussi « Destroying Gaza » par Sara Roy, The Electronic Intifada, 9 juillet 2009.
3 « Une chose en tout cas est certaine : c’est que l’homme n’est pas le plus vieux problème ni le plus constant qui se soit posé au savoir humain. (…) L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. (…) alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable. » les Mots et les choses, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1966, p.398.
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