Cadavre
Ou bien je parlerai de, autre exemple, idée proprement cinématographique, de la fameuse dissociation Voir/Parler dans un cinéma relativement récent. Que se soit, alors là aussi, je prends les cas les plus connus, que se soit Syberberg, que se soit les Straub, que se soit Marguerite Duras, qu’est-ce qu’il y a de commun ? Voyez, en quoi c’est proprement cinématographique, ça c’est une idée cinématographique. Faire une disjonction du visuel et du sonore, c’est heu… pourquoi ca ne peut pas se faire au théâtre, pourquoi ? Ca peut se faire, mais appliqué alors là si cela se fait au théâtre, sauf exception, à moins que le théâtre ait les moyens de le faire, on pourra dire que le théâtre l’a appliqué du cinéma. Ce qui n’est pas mal, forcement. Mais c’est une idée tellement cinématographique d’assurer la disjonction du voir et du (sonore) et du parler. Du visuel et du sonore. Ca c’est … ça répondrait à l’idée : qu’est-ce que, par exemple, avoir une idée cinématographique ? Et tout le monde sait en quoi ça consiste, je le dis à ma manière pour, une voix parle de quelque chose, en même temps, donc, on parle de quelque chose, en même temps on nous fait voir autre chose, et enfin, ce dont on nous parle est sous ce qu’on nous fait voir. C’est très important ça, ce troisième point. Vous sentez bien que c’est là que le théâtre ne pourrait pas suivre. Le théâtre pourrait assumer les deux premières propositions. On nous parle de quelque chose et on nous fait voir autre chose. Mais que ce dont on nous parle en même temps se mette sous ce qu’on nous fait voir – et c’est nécessaire, sinon les deux premières opérations, elles n’auraient aucun sens , elles n’auraient guère d’intérêt – si vous préférez, on peut dire, alors en termes plus…, la parole s’élève dans l’air, la parole s’élève dans l’air en même temps que la terre qu’on voit, elle s’enfonce de plus en plus, ou plutôt en même temps que ce dont cette parole qui s’élève dans l’air nous parlait, cela dont elle nous parlait s’enfonce sous la terre.
Qu’est-ce que c’est que ça ? Si il n’y a que le cinéma qui puisse faire ça. Je ne dis pas qu’il doive le faire, hein, qu’il l’ait fait deux ou trois fois, je peux dire simplement, c’étaient de grands cinéastes qui ont eu cette idée. Il ne s’agit pas de dire c’est cela qu’il faut faire ou pas faire, hein. Il faut avoir des idées, quelles qu’ elles soient . Ah !, ça c’est une idée cinématographique, je dis que c’est prodigieux, parce que ça assure au niveau du cinéma une véritable transformation des éléments. Un cycle des grands éléments qui fait que, du coup, le cinéma fait un grand écho avec, je ne sais pas, avec une physique qualitative des éléments. Ca fait une espèce de transformation, l’air, la terre et l’eau le feu, parce qu’il faudrait ajouter, j’ai, on n’a pas le temps, évidemment, on découvrirait le rôle des deux autres éléments, une grande circulation des éléments dans le cinéma. Une grande circulation des éléments dans le cinéma. Dans tout ce que je dis, en plus, ça ne supprime pas une histoire, hein, l’histoire est toujours là, mais ce qui nous intéresse, c’est pourquoi l’histoire est-elle tellement intéressante ? Sinon pourquoi il y a tout ça derrière et avec. C’est tout à fait ce cycle, tel que je viens de le définir si rapidement, la voix s’élève en même temps que ce dont parle la voix s’enfonce sous la terre, vous avez reconnu la plupart des films de Straub, et c’est le grand cycle des éléments chez les Straub. Ce qu’on voit, c’est uniquement la terre déserte, mais cette terre déserte, elle est comme lourde de ce qu’il y a en dessous, et vous me direz « mais ce qu’il y a en dessous, qu’est-ce qu’on en sait ? » Ben, c’est justement ce dont la voix nous parle. et c’est comme si la terre, là, se gondolait de ce que la voix nous dit, et qui vient prendre place sous la terre, à son heure et en son lieu. Et si la terre et si la voix nous parle de cadavres, c’est toute la lignée des cadavres qui vient prendre place sous la terre, si bien qu’à ce moment là, le moindre frémissement de vent sur la terre déserte, sur l’espace vide que vous avez sous les yeux, le moindre creux dans cette terre, tout cela prend sens.
Qu’est-ce que l’acte de création ? Eh bien, je me dis, vous voyez bien, avoir une idée, ce n’est pas de l’ordre de la communication, en tout cas. Et c’est à ca que je voudrais en venir, parce que cela fait partie des questions qui m’ont été très gentiment posées. Je veux dire à quel point tout ce dont on parle est irréductible à toute communication. Ce n’est pas grave. Ca veut dire quoi ? Cela veut dire, il me semble que, en un premier sens,on pourrait dire que la communication, c’est la transmission et la propagation d’une information. Or une information, c’est quoi ? C’est pas très compliqué, tout le monde le sait : une information, c’est un ensemble de mots d’ordre. Quand on vous informe, on vous dit ce que vous êtes sensés devoir croire. En d’autres termes : informer c’est faire circuler un mot d’ordre. Les déclarations de police sont dites, à juste titre, des communiqués ; on nous communique de l’information, c’est à dire, on nous dit ce que nous sommes censés être en état ou devoir croire, ce que nous sommes tenus de croire. Ou même pas de croire, mais de faire comme si l’on croyait, on ne nous demande pas de croire, on nous demande de nous comporter comme si nous le croyions. C’est ça l’information, la communication, et, indépendamment de ces mots d’ordre, et de la transmission de ces mots d’ordre, il n’y a pas de communication, il n’y a pas d’information. Ce qui revient à dire : que l’information, c’est exactement le système du contrôle. Et c’est vrai, je dis des platitudes, c’est évident. C’est évident, sauf que ça nous concerne particulièrement aujourd’hui. Ca nous concerne aujourd’hui parce que , et c’est vrai que nous entrons dans une société que l’on peut appeler une société de contrôle. Vous savez, un penseur comme Michel Foucault avait analysé deux types de sociétés assez rapprochées de nous. Hein, les unes qu’il appelait des sociétés de souverainetés, et puis les autres qu’il appelait des sociétés disciplinaires. Et ce qu’il appelait, lui des sociétés disciplinaires, qu’il faisait partir maintenant – parce qu’il y a toutes les transitions que vous voulez – avec Napoléon, c’était le passage typique d’une société de souveraineté à une société disciplinaire, heu…, la société disciplinaire, elle se définissait – c’est célèbre, les analyses de Foucault sont restées à juste titre célèbres – elle se définissait par la constitution de milieux d’enfermement : prisons, écoles, ateliers, hôpital. Et les sociétés disciplinaires avaient besoin de ça. Mais ça a un peu engendré des ambiguïtés chez certains lecteurs de Foucault, parce que l’on a cru que c’était la dernière pensée de Foucault. Evidemment non. Foucault n’a jamais cru, et même, il l’a dit très clairement, que ces sociétés disciplinaires n’étaient pas éternelles. Et bien plus, il pensait évidemment que nous entrions, nous dans un type de société nouveau. Bien sûr, il y a toutes sortes de restes de sociétés disciplinaires, et pour des années et des années. Mais nous savons déjà que nous sommes dans des sociétés d’un autre type , qui sont, qu’il faudrait appeler, c’est Burroughs qui prononçait le mot, et heu…, Foucault avait une très vive admiration pour Burroughs, heu… Burroughs proposait le nom de, le nom très simple de contrôle. Nous entrons dans des sociétés de contrôle qui se définissent très différemment des disciplines, nous n’avons plus besoin, ou plutôt ceux qui veillent à notre bien n’ont plus besoin ou n’auront plus besoin de milieu d’enfermement. Vous me direz, ce n’est pas évident actuellement avec tout ce qui se passe actuellement, mais ce n’est pas du tout la question. Il s’agit de peut-être pour dans cinquante ans, mais actuellement, déjà tout ça, les prisons, les écoles, les hôpitaux sont des lieux de discussions permanents. Est-ce qu’il vaut pas mieux , heu…, répandre les soins à domiciles ? Oui, c’est sans doute l’avenir, les ateliers, les usines, ben, ça craque par tous les bouts. Est-ce qu’il vaut pas mieux, heu, les régimes de sous-traitance et même le travail à domicile ? heu… bon, les prisons, c’est une question. Qu’est-ce qu’il faut faire ? Qu’est-ce qu’on peut trouver ? Est-ce qu’il n’y a pas d’autres moyens de punir les gens que la prison ? C’est des vieux problèmes qui renaissent. Parce que, vous savez, les sociétés de contrôle ne passeront évidemment plus par des milieux d’enfermement. Même l’école, même l’école il faut bien surveiller actuellement les thèmes qui naissent, ça se développera que dans quarante ou cinquante ans, pour vous expliquer que l’épatant se serait faire en même temps l’école et la profession. Ah…, ça sera très intéressant parce que l’identité de l’école et de la profession dans la formation permanente, qui est notre avenir, ça n’impliquera plus forcément le regroupement d’écoliers dans un milieu d’enfermement. Heu…, ha…, ça pourra se faire tout à fait autrement, cela se fera par Minitel, enfin tout ça heu… tout ce que vous voudrez, l’épatant ce serait les formes de contrôle.
Voyez en quoi un contrôle ce n’est pas une discipline. Je dirai, par exemple, d’un autoroute, que là vous n’enfermez pas les gens, mais en faisant des autoroutes, vous multipliez des moyens de contrôle. Je ne dis pas que cela soit ça le but unique de l’autoroute rires, mais des gens peuvent tourner à l’infini et sans être du tout enfermés, tout en étant parfaitement contrôlés. C’est ça notre avenir. Les sociétés de contrôle étant des sociétés de disciplines.
Alors, pourquoi je raconte tout ça ? Bon, ben… parce que l’information, mettons que cela soit ça, l’information, bon, c’est le système contrôlé des mots d’ordre, des mots d’ordre qui ont court dans une société donnée.
Qu’est-ce que l’art peut avoir à faire avec ça ? qu’est-ce que l’œuvre d’art … vous me direz : « allez, tout ça, ça ne veut rien dire ». Alors ne parlons pas d’œuvre d’art, parlons, disons au moins que, qu’il y a de la contre-information. Par exemple, il y a des pays, où dans des condition particulièrement dures et cruelles, les pays de très dures dictatures, où il y a de la contre-information. Heu ! du temps d’Hitler, les juifs qui arrivaient d’Allemagne et qui étaient les premiers à nous apprendre qu’il y avait des camps d’extermination en Allemagne, ils faisaient de la contre-information. Ce qu’il faut constater, c’est que, il me semble, jamais la contre-information n’a suffit à faire quoi que ce soit. Aucune contre information n’a jamais gêné Hitler. Heu ! non, sauf dans un cas. Mais quel est le cas ? C’est là que c’est important. Ma seule réponse ce serait : la contre-information devient effectivement efficace que quand elle est, et elle l’est de par nature, donc, heu, c’est pas grave, que quand elle est ou devient acte de résistance. Et l’acte de résistance est lui ni information ni contre-information. La contre-information n’est effective que quand elle devient un acte de résistance.
Malraux
Quel est le rapport de l’œuvre d’art avec la communication ? Aucun. Aucun, l’œuvre d’art n’est pas un instrument de communication. L’œuvre d’art n’a rien à faire avec la communication. L’œuvre d’art ne contient strictement pas la moindre information. En revanche, en revanche il y a une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance. Alors là, oui. Elle a quelque chose à faire avec l’information et la communication, oui, à titre d’acte de résistance, quel est ce rapport mystérieux entre une œuvre d’art et un acte de résistance ? alors que les hommes qui résistent n’ont ni le temps ni parfois la culture nécessaire pour avoir le moindre rapport avec l’art, je ne sais pas. Malraux développe un bon concept philosophique. Malraux dit une chose très simple sur l’art, il dit « c’est la seule chose qui résiste à la mort ». Je dis revenons à mon truc de toute à l’heure, au début, sur qu’est-ce que c’est, qu’est-ce qu’on fait quand on fait de la philosophie ? On invente des concepts. Et je trouve que là, c’est la base d’un assez beau concept philosophique. Réfléchissez…Alors oui, qu’est-ce qui résiste à la mort. Ben oui, sans doute, il suffit de voir une statuette de trois mille ans avant notre ère pour trouver que la réponse de Malraux est une plutôt bonne réponse. Alors on pourrait dire, alors moins bien, du point de vue qui nous occupe, ben oui, l’art c’est ce qui résiste, c’est ce qui résiste et c’est être non pas la seule chose qui résiste, mais c’est ce qui résiste. D’où ; d’où le rapport, le rapport si étroit entre l’acte de résistance et l’art, et l’œuvre d’art. Tout acte de résistance n’est pas une œuvre d’art bien que, d’une certaine manière elle en soit. Toute œuvre d’art n’est pas un acte de résistance et pourtant, d’une certaine manière, elle l’est.
Quelle manière mystérieuse là il nous faudrait là peut-être, je ne sais pas, là il nous faudrait une autre réflexion, une longue réflexion pour … ce que je veux dire c’est, si vous me permettez de revenir à : »Qu’est-ce qu’avoir une idée en cinéma ? ou qu’est-ce qu’avoir une idée cinématographique ? ». lorsque je vous disais, prenez le cas , par exemple, en autre, des Straub lorsqu’ils opèrent cette disjonction voix/sonore dans des conditions telles que … remarquez l’idée ah ah elle est … d’autres, de grands auteurs l’ont prise d’une autre manière, je crois chez les Straub, ils la prennent de la manière suivante : cette disjonction, encore une fois, la voix s’élève, elle s’élève, elle s’élève, elle s’élève et encore une fois, ce dont elle nous parle passe sous la terre nue, sous la terre déserte, que l’image visuelle était en train de nous montrer, image visuelle qui n’avait aucun rapport avec l’image sonore, ou qui n’avait aucun rapport direct avec l’image sonore. Or quel est cet acte de parole qui s’élève dans l’air pendant que son objet passe sous la terre ? Résistance. Acte de résistance. Et dans toute l’œuvre des Straub, l’acte de parole est un acte de résistance. De Moïse au dernier Kafka, ah… en passant par, je cite pas dans l’ordre, je ne sais pas l’ordre, un Non réconciliés jusqu’à Bach. Rappelez vous, l’acte de parole de Bach, c’est quoi ? C’est sa musique, c’est sa musique qui est acte de résistance ; acte de résistance contre quoi ? C’est pas acte de résistance abstrait, c’est acte de résistance contre et de lutte active contre la répartition du profane et du sacré. Et cet acte de résistance dans la musique culmine dans un cri. Tout comme il y a un cri dans Woyzek, il y a un cri de Bach : « dehors, dehors, allez vous en, je ne veux pas vous voir ». Ca, c’est l’acte de résistance. Alors quand les Straub le mettent en valeur ce cri, ce cri de Bach, ou quand ils mettent en valeur le cri de la vieille schizophrène dans , je crois, Non réconciliés, etc…., tout ça, tout doit en rendre compte d’un double aspect. L’acte de résistance, il me semble, a deux faces : il est humain et c’est aussi l’acte de l’art. Seul l’acte de résistance résiste à la mort, soit sous la forme d’une œuvre d’art, soit sous la forme d’une lutte des hommes.
Et quel rapport y a-t-il entre la lutte des hommes et l’œuvre d’art ? Le rapport le plus étroit et pour moi le plus mystérieux. Exactement ce que Paul Klee voulait dire quand il disait « Vous savez, le peuple manque ». Le peuple manque et en même temps, il ne manque pas. Le peuple manque, cela veut dire que – il n’est pas clair, il ne sera jamais clair – cette affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et un peuple qui n’existe pas encore n’est pas ne sera jamais claire. Il n’y a pas d’œuvre d’art qui ne fasse pas appel à un peuple qui n’existe pas encore. Alors, enfin, bon ben, il est très … et bien voila, je suis profondément heureux de, de votre très grande gentillesse de m’avoir écouté, et je vous remercie beaucoup.
Gilles Deleuze
Qu’est-ce qu’un acte de création ? / 1987
Conférence donnée dans le cadre des mardis de la Femis
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