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Archive journalière du 18 fév 2010

Censure et fins de droits / Jean-Marc Adolphe (« Bienvenue au pays des fins de droits. Cette année, vous serez un million de plus. »)

Frédéric Mitterrand a héroïquement soutenu l’artiste censurée par le directeur de l’Ensba. Cette invitation à la liberté d’expression devrait inspirer les théâtres et lieux d’art pour qu’ils alertent la population sur le million de chômeurs qui arriveront, en 2010, en « fin de droits ».
Quelle mouche a donc piqué Henry-Claude Cousseau ? N’écoutant que son courage (ou devrait-on parler de lâcheté ?), le directeur de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts a donc, sur l’air de « cachez ces bannières que je ne saurais voir », ordonné le décrochage d’une œuvre de l’artiste chinoise Ko Siu Lan, incluse dans l’exposition Week-end de sept jours conçue en partenariat avec le Royal College of Art de Londres et le Lasalle College of the Arts de Singapour. Réputée pour son travail autour des slogans politiques et de propagande, et pour autant, dit-elle, jamais censurée en Chine, Ko Siu Lan s’était contentée d’apposer sur la façade de l’Ensba des oriflammes où pouvaient se lire, blanc sur noir, les mots « travailler », « gagner », « plus », « moins » ; allusion sans fard à l’un des slogans-maîtres de la campagne présidentielle du candidat Sarkozy, « Travailler plus pour gagner plus ». Frôlait-on le crime de lèse-majesté ? Henry-Claude Cousseau, invoquant la « neutralité administrative » (curieux concept pour un lieu d’art) et craignant que l’exposé de ces quatre mots ne soit « trop explosif », a donc choisi de se poser en censeur.
On connaît la suite : Frédéric Mitterrand, drapé dans la vertueuse posture de protecteur des artistes, a illico commandé le raccrochage de l’œuvre litigieuse, transformant du même coup Ko Siu Lan en attachée de presse de son auguste personne, garante de la liberté d’expression (on l’entendit en boucle, pendant tout le week-end, sur des radios qui ne parlent pas si souvent d’art contemporain, remercier Frédéric Mitterrand de son intervention). Et c’est ainsi que s’écrivent les fables. Celle du gentil ministre et du méchant censeur restera, à n’en pas douter, dans les annales.
Entendons-nous bien : une censure est une censure, et l’intervention d’Henry-Claude Cousseau est certes inexcusable. Mais faut-il, pour autant, tirer sur le pianiste avant d’avoir déchiffré la partition ? Tâchons donc de comprendre comment l’infortuné directeur de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts a pu se laisser aller à un tel geste d’égarement. Car que l’on sache, l’homme n’est pas forcément le zélé sarkozyste qui roulerait sans état d’âme pour le Guide Suprême de la Nation. En matière d’art, tout son parcours prouve amplement qu’il n’est pas davantage l’affreux réactionnaire qu’effaroucheraient les débordements de l’art contemporain. N’a-t-il pas lui-même déclaré, dans une vie antérieure : « Il est aberrant de penser qu’on n’accepte plus la liberté d’expression des artistes, de ceux qui sont là pour décrisper la société. » Dans un article du Journal des Arts, Roxana Azimi le décrivait comme « un grand bourgeois raffiné, hédoniste matissien tendance dandy, (…) dont l’existence se déroule de manière feutrée » (1) ; mais que son passage à la tête des musées de Bordeaux et du Capc-Musée d’art contemporain aurait affecté : l’exposition Présumés innocents (dont le commissariat avait été confié à Stéphanie Moisdon-Tremblay) ayant provoqué l’ire d’Alain Juppé, maire de Bordeaux, et le dépôt de plainte d’une association catholique d’extrême-droite pour « diffusion de l’image d’un mineur présentant un caractère pornographique ». « Depuis, notait Roxana Azimi en décembre 2006, il semble prudent jusqu’à l’excès. » Une prudence d’autant plus justifiée qu’il est toujours mis en examen dans l’ « affaire » de Présumés innocents. Alors qu’un non-lieu a été requis par le procureur de la République de Bordeaux en mars 2008, le juge d’instruction Jean-Louis Croizier, passant outre les réquisitions du Parquet, décidait en juin 2009 de renvoyer l’affaire en correctionnelle (2). Et l’on n’a pas souvenir que Frédéric Mitterrand, fraîchement nommé ministre de la Culture, ait alors manifesté son émotion ou sa solidarité !
Et aujourd’hui, quoi ? Henry-Claude Cousseau aurait-il, par souci de quelque avancement personnel, devancé le courroux du monarque face à l’œuvre de Ko Siu Lan ? L’hypothèse ne tient guère : le directeur de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts est à un an de la retraite ! Plus trivialement, Ko Siu Lan explique que Henry-Claude Cousseau craignait de s’attirer les foudres de son ministère de tutelle, en pleine renégociation du budget de l’Ensba, dont les conditions matérielles restent misérables. Voilà qui est hélas plausible. Et qui signale bien à quel point de servitude en sont réduits aujourd’hui, quoi qu’ils disent, les responsables d’institutions culturelles sous contrôle de l’Etat. Le geste d’Henry-Claude Cousseau est spectaculaire, et c’est là le défaut de toute censure : elle se voit. Mais pour quelques actes de censure visibles (et évidemment condamnables), combien d’autocensures invisibles ? Dans la fable qui nous occupe, Frédéric Mitterrand a beau jeu de « rétablir » la liberté d’expression. Mais peut-on sérieusement croire que quatre bannières ironiques, fut-ce au fronton de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts, aient pu mettre en rogne Nicolas Sarkozy, ou simplement le troubler ? Au fond, ça doit bien l’amuser, de voir s’agiter dans le bocal quelques artistes « contestataires » ! Franchement, ce n’est pas ça qui influera sur le résultat des prochaines élections régionales… Pendant ce temps-là, les crédits d’action culturelle passés à la tronçonneuse, les budgets artistiques qui se réduisent comme peau de chagrin, censurent réellement nombre de créations pas assez rentables ; tous empêchements face auxquels les projets soutenus par le Conseil pour la création artistique feront efficacement écran de fumée.

Travailler plus pour gagner quoi ?
Revenons, d’un mot, sur l’objet du litige : « Travailler plus pour gagner plus », ce miroir aux alouettes de la propagande sarkozyste. Peut-être le savez-vous, si vous ne limitez pas vos lectures aux seules pages culturelles des gazettes. Le gouvernement, l’Unedic, le Medef, les syndicats, sont en pleines négociations sociales. On entend beaucoup parler des retraites. L’autre soir, une « »première de la classe » expliquait sur France 2, graphique à l’appui, que là où en 1960, quatre actifs (cotisants) payaient pour un retraité ; ils ne sont plus aujourd’hui qu’1,8 actifs (cotisants). La faute à ces cons de vieux qui ont la mauvaise idée de vieillir davantage ; et accessoirement (mais ça se dit moins) à une explosion du nombre de chômeurs qui cotisent moins (ou plus du tout). L’Unedic prévoit qu’en 2010, 1 million de personnes vont perdre toute indemnité de chômage, et basculeront dans le cul-de-sac des « en fin de droits ». La presse audiovisuelle n’en parle pas beaucoup, on ne peut pas lui en tenir rigueur : un chômeur en fin de droits est beaucoup moins télégénique que deux trains encastrés sous la neige dans une gare belge. On exagère, naturellement. C’est quand même très poétique, cette expression : « fin de droits. »
- Vous faites quoi, là, maintenant ?
- Je suis en fin de droits.
- Cool.

Petite suggestion, alors, à l’adresse de tous les centres d’art, théâtres, scènes nationales, etc. Ornez vos façades de bannières du genre : « Bienvenue au pays des fins de droits. Cette année, vous serez un million de plus. » Histoire de voir jusqu’où Frédéric Mitterrand défend la liberté d’expression.
Au fait, j’allais oublier : pendant ce temps, la Coordination des Intermittents et Précaires d’Ile-de-France (qui disait en 2003 : « Ce que nous défendons, nous le défendons pour tous », ou encore : « Du possible, sinon j’étouffe »), est en train de se faire expulser des locaux que la Ville de Paris lui avait alloué en 2003. « La Mairie de Paris, écrit la Coordination, motive cette expulsion par l’aménagement de la ZAC Claude Bernard, au cœur d’un gigantesque projet urbain de 200 hectares, qui fait la part belle aux bureaux et aux logements privés et “intermédiaires” réservés aux classes moyennes et aisées. Après avoir proposé deux solutions de relogement qui ne permettaient pas le maintien a minima des activités existantes, la Ville de Paris assigne la CIP-idf au tribunal. A l’instar des chômeurs menacés de radiation dès lors qu’ils osent refuser deux “offres raisonnables d’emploi”, même dans des conditions dégradées et sous payées, il faudrait, sous la menace d’une expulsion et de lourdes pénalités financières, se montrer, là aussi, raisonnables et accepter des propositions aussi inadéquates qu’impératives. » Une pétition est en ligne, pour contraindre la Ville de Paris à trouver un relogement qui puisse continuer à héberger des permanences sociales d’information et de défense des droits auxquelles se sont adressés, pour l’heure, plus de 3000 intermittents, chômeurs et précaires ; ainsi qu’une Université Ouverte, centrée sur l’analyse du néolibéralisme, ainsi qu’une recherche collective à laquelle sont associés des chercheurs, sur les mutations et les enjeux de l’intermittence et de la précarité. Le titre de cette pétition (3) est à lui seul un programme : « Nous avons besoin de lieux pour habiter le monde. » On ne saurait mieux dire.
Jean-Marc Adolphe
publié sur Mouvement.net / 16 février 2010
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1 Voir l’article en ligne.
2 Le 21 janvier dernier, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Bordeaux a entendu les avocats des différentes parties. Elle rendra son arrêt le 4 mars, date à laquelle, on saura enfin si l’affaire donne lieu ou un non à un procès.
3 Pour signer la pétition de la Coordination des Intermittents et Précaires : http://soutien-cipidf.toile-libre.org/




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