Comment la danse indique-t-elle cette soustraction ? Précisément parce que la « vraie » danseuse ne doit jamais apparaître comme celle qui sait la danse qu’elle danse. Son savoir (qui est technique, immense, conquis douloureusement) est traversé, comme nul, par le surgir pur de son geste. « La danseuse ne danse pas » veut dire que ce qu’on voit n’est à aucun moment la réalisation d’un savoir, bien que de part en part ce savoir en soit la matière, ou l’appui. La danseuse est oubli miraculeux de tout son savoir de danseuse, elle est cette intensité retenue qui manifeste l’indécidé du geste. En vérité, la danseuse abolit toute danse sue parce qu’elle dispose son corps comme s’il était inventé. En sorte que le spectacle de la danse est le corps soustrait à tout savoir d’un corps, le corps comme éclosion.
D’un tel corps, on dira nécessairement – c’est le cinquième principe – qu’il est nu. Il importe évidemment peu qu’il le soit empiriquement, il l’est essentiellement. De même que la danse visite le site pur, et n’a donc que faire d’un décor (qu’il y en ait un ou pas), de même le corps dansant, qui est corps-pensée dans la guise de l’événement, n’a que faire d’un costume (qu’il y ait ou non tutu). Cette nudité est cruciale. Que dit Mallarmé ? Il dit que la danse « te livre la nudité de tes concepts ». Et il ajoute « et silencieusement écrira ta vie ». « Nudité » se comprend alors ainsi : la danse, comme métaphore de la pensée, nous la présente sans rapport à autre chose qu’elle-même, dans le nu de son surgissement. La danse, c’est la pensée sans rapport, la pensée qui ne rapporte rien, ni ne met rien en rapport. On dira aussi que la danse est pure consumation de la pensée, parce qu’elle en répudie tous les ornements possibles. De là qu’elle est, tendanciellement, la monstration de la nudité chaste, la nudité d’avant tout ornement, la nudité qui ne résulte pas de ce qu’on se dépouille de ses ornements, mais, au contraire, la nudité telle qu’elle se donne avant tout ornement – comme l’événement se donne « avant » le nom.
Le sixième et dernier principe ne concerne plus la danseuse, ni même la danse, mais le spectateur. Qu’est-ce qu’un spectateur de danse ? Mallarmé répond à cette question de manière particulièrement exigeante. Car de même que le danseur, qui est emblème, n’est jamais quelqu’un, de même le spectateur de danse doit être rigoureusement impersonnel. Le spectateur de danse ne peut d’aucune façon être la singularité de celui qui regarde.
En effet, si quelqu’un regarde la danse, il en est inévitablement le voyeur. Ce point résulte des principes de la danse, de son essence (omniprésence effacée des sexes, nudité, anonymat des corps, etc.). Ces principes ne peuvent devenir effectifs que si le spectateur renonce à tout ce que son regard peut comporter de singulier ou de désirant. Tout autre spectacle (et d’abord le théâtre) exige que le spectateur investisse la scène de son propre désir. La danse, à cet égard, n’est pas un spectacle. Elle ne l’est pas, car elle ne tolère pas le regard désirant, lequel, dès qu’il y a danse, ne peut être qu’un regard voyeur où les soustractions dansantes se suppriment elles-mêmes. Il faut donc ce que Mallarmé appelle « un impersonnel ou fulgurant regard absolu ». Dure astreinte, n’est-ce pas ?, qu’impose cependant la nudité essentielle des danseurs et des danseuses.
« Impersonnel », nous venons d’en parler. Si la danse figure la pensée native, elle ne peut la figurer que selon une adresse universelle. Elle ne s’adresse pas à la singularité d’un désir dont, du reste, elle n’a pas même encore constitué le temps. Elle est ce qui expose la nudité des concepts. Ainsi le regard du spectateur doit-il cesser de chercher sur le corps des danseurs les objets de son désir, lesquels renvoient à la nudité ornementale, ou fétichiste. Parvenir à la nudité des concepts exige un regard qui, délesté de toute enquête désirante sur les objets dont le corps « vulgaire » (dirait Nietzsche) est le support, parvient au corps-pensée innocent et primordial, au corps inventé ou éclos. Mais un tel regard n’est celui de personne.
« Fulgurant » : le regard du spectateur de danse doit appréhender le rapport de l’être au disparaître, il ne saurait se staisfaire d’un spectacle. La danse, du reste, est toujours une fausse totalité. Il n’y a pas la durée close d’un spectacle, il y a la monstration permanente de l’événementialité dans sa fuite, dans l’équivalence indécidée de son être et de son néant. A quoi ne convient que l’éclair du regard, et non son attention comblée.
« Absolu » : la pensée figurée dans la danse doit être tenue pour une acquisition éternelle. La danse, précisément parce qu’elle est un art absolument éphémère, puisqu’elle disparaît à peine a-t-elle eu lieu, détient la plus forte charge d’éternité. L’éternité ne consiste pas dans le « rester tel quel », ou dans la durée. L’éternité est précisément ce qui garde la disparition. Lorsqu’un regard « fulgurant » s’empare d’un évanouissement, il ne peut que le garder pur, en dehors de toute mémoire empirique. Il n’y a pas d’autre moyen de garder ce qui disparaît que de le garder éternellement. Ce qui ne disparaît pas, vous pouvez le garder en l’exposant à l’usure de cette garde. Mais la danse, saisie par le spectateur véritable, ne peut s’user, précisément parce qu’elle n’est rien d’autre que l’éphémère absolu de sa rencontre. C’est en ce sens qu’il y a absoluité du regard sur la danse.
Maintenant, si l’on examine les six principes de la danse, on peut établir que le vrai contraire de la danse est le théâtre. Certes, il y aussi le défilé militaire, mais ce contraire-là est négatif. Le théâtre est le contraire positif de la danse.
Que le théâtre contrevienne aux six principes, nous l’avons déjà suggéré pour quelques-uns. Nous avons au passage indiqué qu’il n’y a pas au théâtre, puisque le texte y fait nomination, contrainte du site pur, et que l’acteur est tout sauf un corps anonyme. On montrerait sans peine qu’il n’y a pas non plus au théâtre omniprésence effacée des sexes, mais, tout au contraire, jeu de rôle hyperbolique de la sexuation. Que le jeu théâtral, au plus loin d’être soustraction à soi, est excès sur soi : si la danseuse ne danse pas, l’acteur est tenu d’acter, de jouer l’acte, et les cinq actes. Il n’y a non plus jamais nudité au théâtre, mais costume obligé, la nudité étant elle-même un costume, et des plus voyants. Quant au spectateur de théâtre, on ne requiert nullement de lui l’impersonnel regard absolu et fulgurant, car ce qui convient est l’excitation d’une intelligence emmêlée dans la durée d’un désir.
Il y a une contrariété essentielle entre la danse et le théâtre.
Nietzsche l’aborde de la façon la plus simple qui soit : par une esthétique antithéâtrale. Tout spécialement dans le dernier Nietzsche, et dans le cadre de sa rupture totale avec Wagner, le véritable mot d’ordre de l’art moderne est de se soustraire (au profit de la métaphore de la danse, comme nouveau nom donné à la terr) à la détestable emprise décadente de la théâtralité.
La soumission des arts à l’effet théâtral, Nietzsche la nomme « histrionisme ». Où nous retrouvons ce à quoi toute la danse s’oppose, et qui est la vulgarité. En finir avec l’histrionisme wagnérien, c’est opposer la légèreté de la danse à la vulgarité mensongère du théâtre. Bizet sert à nommer l’idéal d’une musique « dansante » contre la musique théâtralisée de Wagner, musique avilie de ce qu’au lieu d’être le marquage du silence de la danse elle est le soulignement des lourdeurs du jeu.
Cette idée selon quoi la théâtralité est le principe même de la corruption de tous les arts n’est pas la mienne. On le verra assez dans la suite de ce livre. Elle n’est pas non celle de Mallarmé. Mallarmé énonce tout le contraire quand il écrit que le théâtre « est un art supérieur ». Mallarmé voit tout à fait qu’il y a une contradiction entre les principes de la danse et ceux du théâtre. Mais, bien loin d’en conclure à l’indignité histrione du théâtre, il en souligne la suprématie artistique, sans pour autant faire déchoir la danse de sa pureté conceptuelle.
Comment est-ce possible ? Pour le comprendre, il faut mettre en avant un énoncé provoquant, mais nécessaire : la danse n’est pas un art. L’erreur de Nietzsche, c’est de croire qu’il existe une mesure commune entre la danse et le théâtre, mesure qui serait leur intensité artistique. Nietzsche, à sa manière, continue à disposer le théâtre et la danse dans une classification des arts. Mallarmé en revanche, n’entend nullement affirmer par là sa supériorité sur la danse. Certes, il ne dit pas que la danse n’est pas un art, mais on peut le dire à sa place, si l’on pénètre le sens véritable des six principes de la danse.
La danse n’est pas un art parce qu’elle est le signe de la possibilité de l’art, telle qu’inscrite au corps.
Expliquons un peu cette maxime. Spinoza disait que nous cherchons à savoir ce qu’est la pensée, alors que nous ne savons même pas de quoi un corps est capable. Je dirai que la danse est précisément ce qui montre que le corps est capable d’art, et la mesure exacte dans laquelle, à un moment donné, il en est capable. Mais dire que le corps est capable d’art ne veut pas dire faire un « art du corps ». La danse fait signe vers cette capacité artistique du corps, sans pour autant définir un art singulier. Dire que le corps, en tant que corps, est capable d’art, c’est le montrer comme corps-pensée. Non pas comme pensée prise dans un corps, mais comme corps qui est pensée. Tel est l’office de la danse : le corps-pensée se montrant sous le signe évanouissant d’une capacité d’art. La sensibilité à la danse de tout un chacun vient de ce que la danse répond, à sa manière, à la question de Spinoza. De quoi un corps est-il capable comme tel ? Il est capable d’art, c’est-à-dire qu’il est montrable comme pensée native. Comment nommer l’émotion qui alors nous saisit, pour peu que nous soyons, nous, capables d’un fulgurant regard impersonnel et absolu ? Je la nommerai un vertige exact.
C’est un vertige, parce que l’infini y apparaît comme latent dans la finitude du corps visible. Si la capacité du corps, dans la guise de la capacité d’art, est de montrer la pensée native, cette capacité d’art est infinie, et le corps dansant est lui-même infini. Infini dans l’instant de sa grâce aérienne. Ce dont il s’agit là, et qui est vertigineux, n’est pas la capacité limitée d’un exercice du corps, mais la capacité infinie de l’art, de tout art, tel qu’enraciné dans l’événement qui lui prescrit sa chance.
Et cependant, ce vertige est exact. Car, finalement, c’est la précision retenue qui compte, qui avère l’infini, c’et la lenteur secrète, et non pas la virtuosité manifeste. C’est une précision extrême, millimétrée, du rapport entre le geste et le non-geste.
Et ainsi il y a le vertige de l’infini donné dans la plus constante exactitude. L’histoire de la danse me semble régie par le perpétuel renouvellement du rapport entre vertige et exactitude. Qu’est-ce qui va rester virtuel, qu’est-ce qui va s’actualiser, et comment la retenue va-t-elle justement libérer l’infini ? Tels sont les problèmes historiques de la danse. Ces inventions sont des inventions de pensée. Mais comme la danse n’est pas un art, seulement un signe de la capacité du corps à l’art, elles suivent de très près toute l’histoire des vérités, y compris les vérités instruites par les arts proprement dits.
Pourquoi y a-t-il une histoire de la danse, une histoire de l’exactitude du vertige ? Parce qu’il n’y a pas la vérité. S’il y avait la vérité, il y aurait une danse extatique définitive, une incantation événementielle mystique. Ce dont sans doute est persuadé le derviche tourneur. Mais ce qu’il y a, ce sont des vérités disparates, un multiple aléatoire d’événements de pensée. La danse s’approprie dans l’histoire cette multiplicité. Ce qui suppose une constante redistribution du rapport entre le vertige et l’exactitude. Il faut sans cesse reprouver que le corps d’aujourd’hui est capable de se montrer comme corps-pensée. Cependant, aujourd’hui, ce n’est jamais autre chose que les vérités nouvelles. La danse va danser le thème événementiel natif de ces vérités. Nouveau vertige, nouvelle exactitude.
Ainsi faut-il en revenir à notre début. Oui, la danse est bien chaque fois un nouveau nom que le corps donne à la terre. Mais nul nouveau nom n’est le dernier. C’est incessamment que la danse, présentation corporelle du prénom des vérités, renomme la terre.
En quoi elle est en effet l’envers du théâtre, lequel n’a rien à voir avec la terre, ni avec son nom, ni même avec ce dont un corps est capable. Car le théâtre est, lui, un enfant, pour part de l’Etat et de la politique, pour part de la circulation du désir entre les sexes. Fils bâtard de Polis et d’Eros. Comme nous allons, axiomatiquement, l’énoncer.
Alain Badiou
Petit manuel d’inesthétique / 1998
Première partie ICI
« Par « inesthétique », j’entends un rapport de la philosophie à l’art, qui, posant que l’art est par lui-même producteur de vérités, ne prétend d’aucune façon en faire, pour la philosophie, un objet. Contre la spéculation esthétique, l’inesthétique décrit les effets strictement intraphilosophiques produits par l’existence indépendante de quelques oeuvres d’art. » (A.B. / avril 1998)
Aude Antanse et Carine Bonnefoy en trio avec Alain Engelaere vidéos
Rencontres des Arts / juillet 2009
Voir également : Mécanoscope