Au sein de l’équipe de Marmottan, les débats internes autour de la substitution ont été tout aussi violents. Là où certains refusaient d’accepter le rôle de « dealer en blouse blanche », certains ont su voir, en privilégiant la clinique à la théorie, comment trouver une manière d’intégrer les traitements de substitution dans la palette d’outils du centre en conservant l’intentionnalité de soin dans un cadre anonyme, gratuit et volontaire. Ils ont très bien perçu comment ce changement permettait également de sortir du diktat de l’abstinence, qui comme seul horizon envisageable auparavant pouvait aussi devenir totalitaire.
La médicalisation a non seulement eu des effets bénéfiques attendus au niveau santé publique, mais n’a pas eu trop d’effets délétères au niveau d’une déresponsabilisation des toxicomanes. Étiquetés comme malades, ils auraient pu se dissimuler derrière leur maladie et en profiter pour continuer tranquillement à se défoncer. C’est plutôt le contraire qui semble étrangement se passer. Après une phase critique parfois longue de renoncement de la toxicomanie et d’apprentissage du maniement des traitements, les clients parviennent à se saisir de ce support de relation et à engager une dynamique de changement. Il faut bien sûr pour cela de la part des soignants un accompagnement nécessitant une vigilance constante du maintien de l’intentionnalité de soins et du volontariat. L’écueil pour certains, souvent dans des situations compliquées tant au niveau psychologique que social, peut être une sorte de chronicisation au point que l’institution en vient à constituer une « famille », en tous cas un des seuls lieux de vrais contacts sociaux. Le traitement ne devient alors plus qu’un alibi pour continuer à venir. Ajouté à cela les risques de mésusage et le marché noir, limites apparentes de la substitution, il peut devenir tentant de vouloir revenir en arrière et limiter l’accès aux traitements de substitution. Ce serait oublier que bon nombre de toxicomanes ont su se servir de ces traitements pour engager une véritable relation thérapeutique et investir des projets tels que des départs en postcure, communauté ou appartement thérapeutique, tous ces projets qui semblaient être passés de mode et qui, maintenant, reviennent en force.
Au début du nouveau millénaire, la guerre à la drogue s’avère être un fiasco et peu s’en offusquent. La drogue continue de fasciner, mais moins qu’avant. Il lui faut de nouveaux produits et de nouvelles formes. Trente ans d’enculturation sont passés par-là. Les productions culturelles des années soixante-dix font maintenant référence. Les Rolling Stones ont fini de caricaturer la sex and drug and rock’n’roll attitude. L’esthétique photographique de Larry Clarck et de Nan Goldin ont amené l’heroin chic : le marketing publicitaire reprend l’attitude cool de la défonce. Après Opium, les nouveaux parfums de marque s’appellent Crave, Obsession, ou Addict. Les films Trainspotting et Requiem for a dream servent de documents pédagogiques pour les cours aux infirmières. Les émissions de société de la télévision friandes des problèmes des jeunes s’intéressent toujours aux histoires de drogues même si elles ont préféré un temps le thème du suicide, à une autre période les troubles du comportement alimentaire et depuis quelque temps cette forme nouvelle d’addiction sans produit, les jeux d’argent ou vidéo, notamment lorsqu’ils s’appuient sur une technologie qui engendre enthousiasme et inquiétude : internet. La notion d’addiction infiltre notre quotidien et tous les secteurs de notre existence. Si dans les années 70 le phénomène drogue est minoritaire, décrit comme marginal et marginalisant, il est de bon ton aujourd’hui de s’autoproclamer « addict ». La banalisation de cette notion d’addiction laisse à penser qu’être addict devient une expression en soi. Une interrogation s’impose alors : y’a-t-il des addicts heureux ? De notre point de vue, clinique, on répondrait que non. Nous ne voyons que ceux qui demandent de l’aide et viennent consulter parce qu’ils souffrent de leur addiction, que ceux pour qui la relation est devenu une aliénation, une perte de liberté de s’abstenir.
En 2001, Olive quitte Marmottan, son enfant terrible. Le docteur Marc Valleur en est depuis le chef de service. Marc est l’un des premiers à s’être intéressé à la dimension subjective de la prise de risque et aux conduites ordaliques. Il a beaucoup œuvré pour la reconnaissance des addictions sans drogue et notamment du jeu pathologique, problématique qui commence timidement à être prise en compte par les pouvoirs publics… Marc Valleur a commencé par recevoir des joueurs d’argent et à faire en sorte que les formes d’addiction prises en charge à Marmottan se diversifient et se multiplient. De nos jours se présentent à la consultation des fumeurs de cannabis, des accrocs aux jeux vidéo, des joueurs pathologiques, des cyberdépendants, des personnes souffrant de troubles psychotiques, des familles, en plus de la population traditionnellement reçue qui s’est elle-même diversifiée dans ses pratiques de consommation. Il est loin le temps où une personne toxicomane faisait carrière avec un seul produit de prédilection. Aujourd’hui place à la polyconsommation : alcool, médicaments, héroïne, cocaïne, produits de substitutions et passage d’une conduite à l’autre. De même, les raisons de consulter se sont elles aussi complexifiées : mesures de justices, indications de certains établissements scolaires, pression de la famille et des conjoints questionnent de plus en plus le principe du volontariat. Face à des personnes – ignorants parfois la raison pour laquelle elles sont là – qui ne formulent aucune difficulté en dépit du fait qu’elles s’adonnent à une consommation de drogue ou à un comportement addictif, les soignants travaillent la non demande et il faut parfois plusieurs semaines, voire plusieurs mois, pour que le consultant reconnaisse un problème à son comportement. Les joueurs de jeux vidéo rencontrés à Marmottan sont souvent dans cette situation : pour eux pas de problème avec le jeu mais plutôt « I.R.L. » (In Real Life). L’alliance thérapeutique s’élabore au fil des rencontres avant que n’émerge une demande en lien avec le jeu. Parfois cette demande n’est pas formulée ; c’est le changement du reste de l’existence hors jeu qui est recherché. Comment en est-on arrivé à recevoir des joueurs de jeux vidéo à Marmottan? Tout à commencé sur un malentendu : des jeunes gens ayant eu connaissance de la prise en charge de joueurs se sont présentés en expliquant qu’ils se sentaient prisonniers de leurs jeux – non pas des jeux de hasard et d’argent, mais des jeux vidéo. Cette problématique émergente fait l’objet de nombreux débats dans les médias et entre professionnels et met en exergue un élément récurent dans les questions d’addiction : un fossé générationnel entre jeunes générations et adultes Une situation qui rappelle celle de l’usage de cannabis dans les années 70. Le cannabis ce produit que 12,4 millions de Français ont expérimenté (Drogues, chiffres clés – OFDT déc. 2007) est devenu la préoccupation politique en matière de drogues des années 2000. S’appuyant sur une théorie récusable, la théorie de l’escalade, la chasse aux fumeurs s’organise et engendre la venue de nombreux jeunes consommateurs non problématiques dans nos structures. Parallèlement, son usage dur, jusqu’alors peu pris en charge, est objectivé et problématisé avec les « consultations jeunes consommateurs » qui attirent autant les vieux routards du joint que les familles démunies face aux comportements de leurs adolescents.
Ces questions d’abus d’écrans tout comme ceux de cannabis pourtant infiniment moins mortels que les accidents de la route font couler beaucoup d’encre : la difficulté à communiquer de manière objective sur ces phénomènes engendre une diabolisation de ces conduites et des individus qui s’y adonnent. Et une classe d’âge tout particulièrement se retrouve stigmatisée, les jeunes. Ces discours contribuent à l’image ô combien simpliste « des jeunes qui font peur », dangereux pour la société et eux-mêmes. Ces jeunes qui ne savent pas ce qu’ils font, qui se gâchent pour reprendre une expression parentale….
Une autre population, tout autant stigmatisée que la précédente mais pour des raisons différentes, a progressivement élu domicile dans les centres de soins spécialisés en toxicomanie. Depuis toujours certains sujets psychotiques utilisent des drogues pour soulager leurs angoisses ; la part d’automédication est largement reconnue notamment avec des produits opiacés comme l’héroïne, dont les propriétés apaisantes ne sont plus à démontrer. Depuis toujours certains psychotiques préfèrent se définir comme addicts et souhaitent être pris en charge comme tels. Mais la crise de la psychiatrie – le manque de lit, de temps à consacrer aux patients, l’attente pour un premier rendez vous – pousse vers une discrimination des soignés par la psychiatrie elle-même : si une personne psychotique est consommatrice de produits psychotropes, elle est adressée à un centre d’addictologie. Un des effets de la substitution est d’être devenu un marqueur sociologique permettant cette discrimination. Une fois la prise en charge amorcée, il devient difficile d’adresser ces personnes vers une structure psychiatrique, tant pour des raisons pratiques que cliniques.
Dans la salle d’attente se croisent ainsi, sans que cela pose problème, des jeunes fraîchement majeurs chopés dans la rue en train de fumer un joint, des hommes d’affaire et des étudiants dopés à la cocaïne, des toxicomanes actifs crackers ou héroïnomanes, des personnes substituées de longue date et n’ayant plus de contact avec le monde de la drogue, des familles en demande de conseils, des retraités qui jouent leur pension dans les casinos… L’enjeu du moment est donc de définir le type de population qui peut consulter et les limites de la notion d’addiction. On pourrait choisir de répondre à cette question en partant d’une définition théorique de ce qu’est une addiction ou de critères scientifiques objectivables par des grilles d’évaluations. Très utile pour la recherche, cette position a toujours paru intenable en pratique clinique : le champ des addictions est loin d’être clairement défini. Ce qui légitime notre intervention, depuis l’ouverture, c’est d’une part que les clients choisissent de venir et d’autre part qu’ils nous demandent de l’aide par rapport à leur souffrance. Les clients viennent et reviennent parce qu’ils trouvent des réponses adaptées à leurs situations. « Les toxicomanes votent avec leurs pieds » aimait rappeler Olive.
La démocratisation de la notion d’addiction amène bien des personnes à Marmottan et la médiatisation joue un rôle majeur. En 2004, suite à la publication dans un mensuel populaire d’un entretien avec le docteur Marc Valleur sur la dépendance affective, ont affluées de nombreuses demandes de toute la France. Toutes ces personnes avaient-elles besoin d’être suivies dans un centre spécialisé en addictologie? Difficile d’y répondre autrement qu’en les rencontrant, qu’en les écoutant. Si la grande majorité a été orientée, réorientée, vers des « psy » de ville, quelques-unes ont fait un bout de chemin dans notre institution.
Marmottan témoigne d’un temps qui fait référence ; elle est une des institutions issues de l’esprit de Mai 68. Elle est porteuse des idées de l’époque et de ses dérives. Se retrouvent autour du bureau le soignant et le soigné avec chacun leur libre interprétation de la libération des mœurs, l’un se trouvant aliéné à un toxique l’autre à ses désirs de libérer. Ces lieux, ces institutions doivent nécessairement exister pour que se posent nombre de questions et se confrontent des points de vue différents dans un cadre formé par des valeurs, matérialisé non par des règles, mais par des pratiques quotidiennes, des gestes. Tout est dans la relation qui se noue entre soigné et soignant dont il est tellement difficile de rendre compte tant chacune d’elle est unique, de la haute couture, du sur mesure selon l’expression d’Olive. Si sur le plan de la clinique peu de choses ont finalement changé, l’extension de la notion d’addiction oblige à poser les questions différemment que dans les années 70. Au sein de la société la drogue occupe la place de bouc émissaire coupable de tous les maux et permet de resserrer les liens entre tout ceux qui n’y participent pas. Une position de confort surtout pour le pays qui détient le record de personnes consommatrices de médicaments psychotropes. Une position bien hypocrite donc mais qui renvoie à l’une des fonctions du Pharmakon de Platon. Les addictions sans produit concernent nombre de nos comportements qui sont loin d’être interdits, voire pour certains encouragés ; par exemple les jeux de hasard et d’argent, prohibés en France depuis 1836, sont, sur autorisation de l’État qui en fixe la réglementation, organisés et constituent une manne financière considérable. Le jeu, l’amour, le travail n’occupent pas la même place symbolique que la drogue et pourtant ils sont à l’origine de conduites addictives pour certains individus. La notion de Pharmakon, d’une technologie qui peut être remède et poison, est applicable à tous nos comportements humains. Toutes les techniques qu’utilise l’Homme appartiennent à une culture et en cela elles peuvent être bonnes ou mauvaises en fonction du jugement porté par la société et de l’usage qui en est fait. Autrement dit, il n’y a pas de simple Pharmakon (titre d’un texte de B. Stiegler, réponse à une intervention de M. Valleur sur le jeu). Marc répète souvent qu’être dépendant de multiples choses permet de rester maître de soi ; lorsque l’une de ces dépendances quelle qu’elle soit prend le dessus sur toutes les autres et devient l’objet de tous les investissements, le sujet entre dans une relation qui le tyrannise, l’envahit, c’est l’addiction. L’ouverture à des réflexions portées par des philosophes et des artistes lors d’un séminaire organisé par l’Institut de Recherche et d’Innovation de Beaubourg met en exergue que prendre soin de soi s’effectue par et dans la Culture. Or le processus de développement d’accès aux soins tend à uniformiser les formations des professionnels de santé et à gommer les différences individuelles, celles qui permettent de soutenir les rencontres entre soignants et soignés. Les politiques de santé actuelles reprennent certaines pensées et idéologies issues de 68. Sous couvert de bonnes intentions, ils imposent des modes de prises en charge plus économiques sans forcément tenir compte des savoirs acquis par l’expérience empirique. Par exemple la démédicalisation, nouveau fer de lance des politiques de santé notamment pour ce qui est du secteur de la psychiatrie, semble s’effectuer sans prendre en compte les savoir-faire développés durant des dizaines d’années. L’expérience de Marmottan est à ce sujet exemplaire : parti avec une volonté de démédicalisation, force est de constater 40 ans après, que le médicament est un outil majeur dans la prise en charge si celui-ci s’inscrit dans une intentionnalité de soin toujours renouvelée et maintenue par le soignant.
Le mouvement d’institutionnalisation prévoit l’entrée des structures de soins pour personnes addicts dans un schéma médical. La normalisation qui en découle aplatit la problématique complexe de l’addiction – qui met toujours en jeu une personnalité, un produit/comportement et un moment socio-culturel – et veut faire croire qu’on a affaire qu’à une problématique technique et médicale. En témoigne l’évolution des termes employés pour désigner les populations reçues. L’équipe de Marmottan avait choisi le terme « client », terme que nous employons souvent encore et qui questionne, voire choque, les principaux intéressés de nos jours. Le mot client inspire l’idée de la relation commerciale, celle du dealer et de la consommation et surtout rappelle le caractère actif du malade dans sa problématique. Par la suite avec la médicalisation, les clients sont devenus des patients, des malades à prendre en charge et à protéger d’eux-mêmes. Aujourd’hui le terme le plus répandu dans les structures de soins est celui d’usager. Il y a comme une sorte de glissement, du client/patient à l’usager qui a tendance en responsabilisant le patient dans sa place « d’usager consommateur » à désengager les soignants de leurs responsabilités « d’accompagnant ». Et bien sur dans ce nouvel ordre médical, ce sont les plus démunis qui en pâtissent… Ainsi, il ne s’agira jamais simplement de définir une bonne politique de santé publique en matière d’addiction que de continuer à soutenir que toutes les addictions avec ou sans drogue sont d’abord et avant tout un problème politique.
Mario Blaise et Elizabeth Rossé
Tous addicts et toujours pas heureux ? / 2010
publié dans Chimères n°71 / janvier 2010
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