Le sable du désert
Dans un texte conçu comme la conclusion possible d’un ouvrage sur la politique qui n’a jamais vu le jour, Hannah Arendt évoque ce qui selon elle constitue pour nous le principal danger : « que nous devenions de véritables habitants du désert et que nous nous sentions bien chez lui » (1). Que nous ayons trouvé les oasis depuis lesquelles l’avancée du désert se laisse percevoir comme un phénomène après tout supportable. Une possible accoutumance à un état des choses désastreux aurait sa source dans cela même qui nous permet de respirer, dans ce qui, au sein de cet état des choses, nous préserve et que, réciproquement, nous cherchons à préserver. De ces oasis habitables, Arendt voit les exemples dans l’isolement de l’artiste, dans la solitude du philosophe, dans l’amitié et dans l’amour. Autant de passions « antipolitiques », comme elle le dit ailleurs, concernant plus particulièrement l’amour : « la plus puissante, peut-être, de toutes les forces antipolitiques » (2).
Les oasis sont ce par quoi la situation faite au monde est oubliée, au profit de ce que peut être, comme puissance de création, une existence attachée à sa singularité (ou à celle de l’être choisi, aimé). Elles ne sont pas des mirages, des fictions entretenues par l’ennemi, elles n’ont rien à voir avec la logique du « spectacle » : c’est précisément parce qu’elles sont réelles, c’est précisément parce qu’en elles la vie peut véritablement trouver ce qui était contenu dans les promesses de la vie, qu’elles peuvent égarer. Mais cet égarement ne prend pas la forme d’une fausse réconciliation : elles sont « des fontaines qui dispensent la vie, qui nous permettent de vivre dans le désert sans nous réconcilier avec lui ». Leur existence nous persuade qu’il est effectivement possible de composer avec ce que nous voudrions combattre, sans que cette composition soit un reniement. On pourra même y voir les plus profondes objections faites au désert et à son avancée. Ainsi en est-il pour l’art, à qui a été conférée la charge de « résister », par sa seule existence, pour peu que celle-ci se tienne à distance de toute concession avec ce qui est posé comme son antithèse, et comme le condensé des maux du système, nouvelle figure du Mal : le commerce.
Mais c’est alors, plus que jamais, que les oasis peuvent être dites égarantes, justement parce qu’elles sont réelles, et parce que leur réalité peut effectivement demeurer irréconciliée. C’est parce que cette irréconciliation existe que les oasis sont des lieux de fuite, une fuite d’autant plus difficile à stopper qu’elle ne ment pas. Ou plutôt, elle ne ment pas pour ce qui concerne la réalité de ces lieux, mais elle ment forcément pour ce qui concerne le rapport qu’ils entretiennent avec ce qui demeure leur milieu. Car si ce rapport est bien d’irréconciliation, c’est une irréconciliation qui s’arrête, qui doit s’arrêter – précisément parce que la fuite, elle, ne peut s’arrêter. C’est une irréconciliation qui a la forme d’une fuite à l’intérieur du désert, et c’est pour cette raison qu’on la nomme « résistance » : elle a besoin de son milieu, c’est par lui qu’elle se définit.
Vivre dans les oasis, c’est avoir choisi la fuite. Et « lorsque nous fuyons, nous faisons entrer le sable dans les oasis ». Le désert est ce qui fait des sources vives autant d’abris qui, par leur nature même d’abris, sont condamnés à subir l’intrusion de ce contre quoi ils nous protègent. Conséquence inéluctable, « parce que les oasis qui peuvent dispenser la vie sont anéanties lorsque nous y cherchons refuge » (3). À ces oasis, il aurait fallu demander autre chose que cette protection, mais l’état du monde, l’avancée du désert, semble ne pas l’avoir permis. Elles ne peuvent dès lors que se laisser envahir par ce vis-à-vis de quoi elles ne sauraient demeurer un dehors.
Il y a peu à ajouter à ces analyses rédigées dans les années 1950. Peut-être seulement ceci : aujourd’hui, la même chose peut se dire des tentatives politiques elles-mêmes, et plus seulement des puissances antipolitiques.
C’est vrai pour les organisations militantes, en tant qu’elles remplissent efficacement, c’est-à-dire de façon tout à fait minimale, une demande d’appartenance – et qu’elles ont désormais de plus en plus de mal à cacher que c’est leur seule fonction. Mais c’est ce que vérifient aussi les collectivités « autonomes », qui constituent de façon plus évidente encore des milieux d’intériorité insérés dans un vaste milieu hostile. Ce sont elles surtout qui semblent indiquer combien la situation a changé, dès lors que les oasis peuvent être peintes aux couleurs de la guerre politique. Elles n’en demeurent pas moins ce qu’elles sont, à savoir des lieux de fuite. Et on ne nous fera plus croire, comme il était dit dans les années 1970, que la fuite est révolutionnaire.
Reste qu’il y a deux façons de confondre la résistance et ce dont elle n’est que le tenant-lieu : l’acte politique. La première énonce que la résistance – celle qui est par exemple associée à l’édification d’une œuvre – définit à elle seule une conception nouvelle de la politique. La seconde, que la résistance, en tant que nécessairement collective, et nécessairement en rupture avec les modes de vie disponibles à la gestion capitaliste, est une expérimentation du communisme.
Créer
Si la caractéristique centrale des luttes ces dernières années, du moins dans la décennie 1995-2005, est indéniablement celle d’un arrêt avant l’affrontement réel, c’est-à-dire marquant quelque irréversibilité, la raison n’en est pas dans les illusions dont se berceraient les catégories socioprofessionnelles attachées à leurs identités. Enseignants, intermittents, chômeurs sont éventuellement prêts à tenir le discours le plus radical, le plus dénué de toute perspective de compromis, y compris avec ce qui tient encore lieu, dans le paysage français, de vestige de la gauche. Ce ne sont pas même leurs intérêts dits « matériels » qui donnent la clef du problème. Ils sont bien sûr tous, comme n’importe qui vivant dans un espace délimité par un État-providence, des rentiers du mouvement ouvrier, en ce que celui-ci aura eu de plus ambivalent. La conséquence la plus massive de ses conquêtes, ou des effets de ses conquêtes, aura été une mise à distance de la politique, qui pose le problème de la continuité révolutionnaire ou post-révolutionnaire, par-delà les rives glacées des années 1980.
Mais il y a autre chose qui nécessite cette interruption des luttes, cette angoisse devant l’affrontement, quelque chose qui concerne la possibilité d’attacher aux métiers et aux statuts eux-mêmes l’image arendtienne de l’oasis. Pour les enseignants, il arrive que se pose le problème de la transmission, entendue comme une « vocation ». Pour l’intermittent « du spectacle », il peut y avoir l’évidence d’une vie tournée vers la création. Pour le chômeur, celle d’un temps libéré de la « peine salariée », celle d’un communisme éventuellement solitaire où dans une journée peuvent effectivement coexister la musique, les mathématiques et la pêche.
Ce qui est dit de l’intermittent-artiste peut l’être – les analyses négristes ont le mérite de le montrer – du concepteur de logiciel, du publicitaire, voire du cadre d’entreprise. Là où ces analyses égarent, c’est de souder ces traits subjectifs à la réalité supposée déjà donnée d’une alternative, ou plutôt d’une « transition » interne au capitalisme. Pour Negri, la nouvelle forme du capitalisme est issue d’une recomposition originée dans la nécessité de répondre à la radicalité des mouvements des années 1960-70. Il voit dans l’émergence de nouvelles figures productives le revers de cette recomposition, c’est-à-dire une sorte de communisme déjà là, mais délesté de sa part de refus, expérimenté dans les seules capacités « créatives » et de « coopération ». La créativité de la (ou des) multitude(s) est à la fois chez Negri ce qui permet au capital d’asseoir de nouvelles formes de valorisation et ce qui, du seul fait de son existence, le menace d’implosion. Elle en est le pur revers déductible, à la fois comme source d’exploitation et comme puissance d’antagonisme (4). Mais cet « à la fois » masque en réalité une double erreur : de méthode d’abord, car on ne saurait déduire de l’analyse des transformations du travail, même envisagé comme « travail vivant », l’existence d’une politique adéquate à ce temps. De l’analyse des mutations du capitalisme ne saurait découler aucune clarté essentielle sur cette existence – mais seulement sur ses possibles stratégies. C’est d’abord en ce sens qu’il n’y a pas de « politique des multitudes », ou plutôt que cette expression ne peut avoir qu’une valeur interprétative – et une valeur pour le moins douteuse parce qu’elle est suffisamment lâche pour s’adapter à peu près à tous les événements possibles. Mais l’erreur est plus profonde, et concerne l’approche même de ce qui fait la réalité subjective. À ce niveau, l’inventivité attribuée aux multitudes doit justement être saisie depuis l’impossible articulation entre ce qu’elle est comme source de valorisation, et ce qu’elle est comme puissance de conflit.
L’ultra-gauche croit devoir opposer aux analyses de Negri que les supposées capacités créatives de la multitude ne sont que le signe d’une aliénation qui ne cesse de s’approfondir. En réalité, les traits qui caractérisent les figures contemporaines renvoient plutôt à une impossibilité que ne cerne aucune astuce dialectique : celle de démêler ce qu’exige l’attachement à une vie qui vaut d’être vécue et ce qu’exigerait, politiquement, le rapport même entre cette vie et la situation présente, qu’on la prenne comme situation faite à la planète ou comme ce qu’une offensive démocratico-libérale configure localement d’injustices.
Et/ou
Dans le Philosophe et ses pauvres, Jacques Rancière insiste sur le paradoxe contenu dans le rapport entre le communisme et la révolution. La voie prolétarienne indiquait dans ce rapport l’évidence d’une continuité, et permettait de voir dans la révolution l’événement instaurateur du communisme, et dans celui-ci la vérité à la fois anticipée et effectuée par les actes révolutionnaires. Cette voie a échoué, mais on a peu relevé que, parmi les raisons de ses échecs, se trouve le fait d’avoir buté sur un obstacle paradoxal : celui d’une rencontre en quelque sorte anachronique avec le communisme lui-même, un communisme d’avant la révolution.
Dans les Manuscrits de 1844, Marx écrivait : « Lorsque les ouvriers communistes se réunissent, c’est d’abord la doctrine, la propagande qui est leur but. Mais en même temps, ils s’approprient par là un besoin nouveau, le besoin de la société, et ce qui semble être le moyen est devenu le but [...] L’assemblée, l’association, la conversation qui, à son tour, a la société pour but leur suffisent, la fraternité humaine n’est pas chez eux une phrase vide, mais une vérité, et la noblesse de l’humanité brille sur ces figures endurcies par le travail. » Rancière commente : « Mais là est le problème propre à transformer l’enthousiasme du communiste en désespoir du révolutionnaire : cette noblesse de l’humanité qui brille déjà sur des fronts qui devraient, pour produire la noblesse de l’humanité future, en avoir perdu jusqu’à l’apparence. » Car le prolétariat est précisément ce qui n’est nécessairement révolutionnaire que de n’avoir rien à perdre, ayant tout perdu, y compris, comme Marx l’écrit ailleurs, « l’apparence d’humanité ». La rigueur de la Logique hégélienne, qui promet le renversement du règne de la nécessité en règne de la liberté, impose jusqu’à la qualité même d’humain cette perte qualitative, fruit d’un processus négatif et socle d’une positivité nouvelle. Les artisans « arriérés », apparemment incapables de comprendre la théorie révolutionnaire, sont dès lors bien souvent ceux qui l’ont trop comprise. Ils sont sans doute ceux qui n’ont pas voulu renoncer à leurs attachements ; seulement, ces attachements n’étaient pas d’abord ceux qui les liaient aux métiers anciens, mais ceux qui les liaient aux exigences de la nouvelle théorie révolutionnaire. Ils l’ont trop comprise, pour l’avoir entendue comme une bonne nouvelle, par laquelle ils ont été littéralement emportés.
Rancière évoque un émissaire des communistes de Londres parti en Suède pour rencontrer les ouvriers allemands, à qui il est arrivé de ne pouvoir interrompre son périple, même après avoir épuisé les tracts qu’il avait amenés, et quitte à se retrouver en un lieu où lui-même risquait peu de trouver du travail, en territoire lapon. Enthousiasmés par la théorie révolutionnaire, prêts à aller convaincre les prolétaires jusqu’où il ne s’en trouve plus, les artisans ou Straubinger ralliés sont au plus près de ce que réclame la révolution, à un détail près : ils « ont le tort d’être déjà des communistes ». « L’obstacle à la transformation des Straubinger communistes en prolétaires révolutionnaires, ce n’est pas leur qualité d’artisans, c’est leur qualité de communistes. » Et l’émissaire de Londres en est l’emblème, lui qui, ayant tout quitté pour la cause révolutionnaire, en vient à promener « son pur être de communiste dans les solitudes du Nord » (5).
Les révolutionnaires soucieux d’annoncer la bonne nouvelle en même temps que d’organiser la possibilité de son entente, se sont trouvés en présence de ce qui, dans leur discours, n’avait une place que dans le futur. Anachronie qui aurait pu conduire à voir dans cette tension subjective une alternative, un choix à faire entre ce communisme paradoxalement expé- rimenté et les rigoureuses exigences d’une révolution. Mais l’émissaire errant, ou le Straubinger accaparé par les discussions, eux, n’ont pas choisi, et c’est cette absence de choix, curieusement, qui leur donne pleinement raison. C’est d’avoir tenu sur l’impossible nouage des temps qu’ils sont exemplaires, d’avoir indiqué que c’est autour de cette impossibilité que se tisse l’expérience révolutionnaire.
Guerres
À considérer le temps présent, quelque chose d’analogue peut s’observer dans les collectivités qui conçoivent « l’autonomie matérielle » à la fois comme geste radical de soustraction à la vie marchandisée sous le règne du capital, et comme préparation à l’effondrement, déclaré inéluctable, de ce dernier. Que le communisme soit expérimentable ici et maintenant est objet d’une affirmation explicite, de même que se trouve thématisée l’inversion qui fait précéder la révolution (comme acte) du communisme (comme expérience).
Reste à concevoir clairement la modalité de cette inversion. Elle peut être comprise de la façon la plus plate : si le communisme est ce qui se vit ici et maintenant, la révolution est ce qui viendra en son temps. Les deux sont alors disjoints, ou plutôt reliés du seul biais d’une attente de l’effondrement du monde capitaliste. La logique se veut antithétique de celle qui préside aux grands rassemblements militants ; subjectivement, elle n’est pas différente, en ceci au moins qu’elle se structure en un rapport qui ne peut être qu’un rapport d’attente – ou plus exactement, une relégation au « plus tard ».
L’être-en-rupture ou en décrochage suffit alors comme tel à absorber toute la charge de conflictualité politique. Là où ça ne suffit pas, des incursions sporadiques parmi les « mouvements », où se vérifie chaque fois que « les gens » sont incapables de se détacher de leurs intérêts, de leurs identités sociales (chômeurs, étudiants, cheminots) suffisent à confor- ter dans l’idée que là (c’est-à-dire ailleurs, dehors, dans ce reste de ce qui s’est appelé espace public) rien ne se passe. Mais ce n’est là qu’une impasse désormais assez évidente pour ceux-là mêmes qui transitent dans ces milieux. Pour ceux qui cherchent une continuité avec le dernier grand mouvement révolutionnaire européen, « autonomie » signifie autre chose qu’une attente et une préparation de l’effondrement : quelque chose comme un héritage.
Pour qui a pu découvrir le réel des luttes politiques dans les années 1980-90, une évidence s’imposait : qu’il ne pouvait être question de se rallier aux structures à logo, à leurs accablantes stratégies de « mobilisation », à leurs intellectuels caution de pensée (LCR, etc.). Que seule la voie d’une « autonomie des luttes », pouvait être suffisamment claire pour ne pas autoriser les « arrangements » avec les pouvoirs, et suffisamment ouverte pour se distinguer des dogmatismes postmaoïstes. Certes, l’autonomie avait elle aussi ses orthodoxies, en particulier lorsqu’elle accep- tait de se confondre avec la langue de bois « ultra-gauche ».
Les contre-sommets de Göteborg (où l’autonomie allemande a fait retour après les années d’errance autour de « l’antifascisme » et surtout de Gênes ont marqué une sorte d’apothéose de l’autonomie organisée, qui s’est en même temps révélée être une défaite irréversible. Le caractère ponctuel de l’intervention autonome dans l’espace de la politique-monde installée par les conciliations d’État capitalistes, est devenu la raison de sa dilution. Car son recouvrement médiatique par des actes de guerre d’une tout autre ampleur (le fatidique, ou voulu tel, « 11 septembre) n’explique pas tout. L’intensité irruptive qui a caractérisé en particulier les trois jours de Gênes ne pouvait guère s’ouvrir à sa propre continuité. Elle a certes marqué des vies ; elle n’a pas pu pour autant trouver un accès aux voies de sa propre consistance. Mais, par là, ne faisait que se répéter une inconsé- quence qui était celle du mouvement autonome lui- même. Les spéculations sur l’autonomie « délivrée du futur », désencombrée de l’utopie, des propositions concrètes de changement, de modèle alterna- tif, etc. n’avaient rien d’arbitraire ; elles voulaient notamment marquer l’écart avec le modèle léniniste de la prise du pouvoir. Mais elles ont aussi légitimé une sorte de négligence à l’endroit de ce qui pouvait exactement se substituer aux formes jugées archaïques de la continuité révolutionnaire, en termes à la fois d’organisation et de perspective.
Ce sont pourtant ces spéculations qui ont ouvert une entente nouvelle de ce que pouvait viser un mouvement de lutte radicale, et surtout, de ce qu’il pouvait porter. Pour les autonomes italiens des années 1970, ou pour les membres de groupes révolutionnaires tels Lotta Continua, ce n’était pas seulement le communisme, mais la révolution qui se trouvait être déjà là. Mieux : c’était le communisme, mais le communisme comme révolution. Contre l’imposture du délai, de l’atermoiement, il s’est agi de dire que le contenu entier de la bonne nouvelle portée alors par le mouvement ouvrier était à vivre, en tant qu’acte et en tant qu’expérience. C’est en ce sens qu’Erri de Luca a pu écrire : « nous étions le communisme », et c’est là, peut-être, la seule voie pour que le communisme comme expérience ne devienne pas lui-même une oasis. Que l’expérimentation ne soit pas séparée des actes, qu’ils aient même une préséance, sans quoi se recomposent ce que la visée communiste ne peut considérer qu’avec une extrême méfiance : des milieux clos, des exceptions voulues telles, « communistes » d’être seulement collectives et installées dans le refus des « valeurs bourgeoises ».
Le mouvement autonome, en ses multiples composantes et ramifications dans toute l’Europe et aux États-Unis, a certes été défait. Mario Tronti, qui fut l’une des figures centrales de l’opéraïsme, a proposé de considérer cette défaite comme clôture ultime du mouvement ouvrier révolutionnaire dans son ensemble, point final d’une histoire (ou plutôt d’une contre-histoire : une politique) qui a existé pendant plus d’un siècle et demi. Ce que le motif de la révolution a intro- duit, comme en témoigne la figure du Straubinger, dans ce qui peut s’appeler l’histoire des attitudes de vie et de pensée en tant qu’elles sont inséparables – l’histoire de l’éthique – c’est une sorte d’accident du temps. Dans notre aujourd’hui, le temps est désaccordé, il ne l’a jamais été davantage. Ce qui aurait dû avoir lieu, ce qu’annonçaient Marx et les révolutionnaires, n’a pas eu lieu et en ce sens demeure encore devant nous – mais demeure comme déchirure, accroc dans le tissu du temps ; et à l’inverse, tout ce qui ne pourra être expérimenté que plus tard, ou jamais, est déjà là, comme un passé jamais vécu depuis lequel seulement les vocables anachroniques du « communisme » et de la « révolution » recommencent d’avoir sens.
Le futur n’est réel qu’à renvoyer au non-événement, ou au non-avoir-eu-lieu de l’événement, qui comme tel concerne chaque instant – chaque césure possible du temps ; le présent n’est réel qu’à faire exister ce qui n’a pas de lieu en ce temps.
Comme tel
Comment comprendre les attitudes observables aussi bien dans les collectivités parfois dites « autonomes », aujourd’hui mieux nommées « alternatives », que dans les luttes ? « Aussi bien », parce que, en dépit des différences relevant du mode de vie, il y a un point commun tout à fait central, une erreur commune : le « créateur » négriste, le chômeur heureux faisant en acte une critique du travail, le squatter polytechnicien qui agence des possibilités de vie collective et, bien sûr, l’artiste qui ne souffre aucun compromis, tous sont des figures réalisant cet idéal selon quoi l’accomplissement de soi est comme tel l’acte le plus radicalement politique.
C’est une telle erreur qui réduit le communisme à n’être qu’une expérimentation par le seul biais de la vie collective et de la communisation, si justes que soient les raisons de cette expérimentation. La logique est la même que celle qui fait dire à l’artiste, le plus sincèrement du monde, que son « engagement » passe dans les œuvres qu’il écrit ou met en scène. Là encore, ce n’est pas faux, tout au moins ce n’est pas simplement faux. C’est vrai au regard des attachements réels que sont susceptibles de faire exister une expérimentation collective et une expérimentation sensible. C’est faux dans la double mesure où d’une part un tel engagement ne saurait être à la mesure de ce contre quoi il croit mener un combat ; et où d’autre part le problème de la politique aujourd’hui ne saurait plus se dire en termes d’engagement. L’usage même du vocable fait symptôme d’une mise à distance, par quoi la politique est soit dissoute dans une forme de l’agir « créateur », soit projetée dans l’extériorité de l’action citoyenne, militante et festive. On peut dès lors comprendre que les débats qui ont mar- qué le mouvement des intermittents aient été tournés vers cette alternative entièrement mystifiée : soit je m’engage dans mon art et pour mon art, soit je m’engage au dehors, dans les manifestations et les actions. Tout le problème est au contraire de faire que ce qui est porteur de vie soit comme tel apporté dans les « actions » – qui dès lors ne peuvent plus guère, il est vrai, être citoyennes, militantes et festives.
Il n’y a pas de problème de l’engagement, il y a seu- lement le problème du lien, du nouage entre ce qui fait la vie, ce qui la fait tenir, et ce qui fait la politique. Il y a à comprendre comment les luttes politiques et les sources de vie peuvent ne pas demeurer disjointes, ou hâtivement raccordées.
Les enfants gâtés de l’Occident ne sont pas ceux qui ont les moyens d’une vie luxueuse, mais ceux qui ont la possibilité de choisir la vie qui va être une vie d’accomplissement. Et c’est seulement par ce biais qu’il n’y a pas une si grande différence entre eux, enfants gâtés, et ceux pour qui le problème se dirait en termes de survie ; au moins en ceci que, dans les deux cas, est à trouver un passage de la vie à la politique, contre les évidences qui ont appris à tenir disjoints ces deux termes, ou à les lier dans l’étroit carcan du militantisme.
Si un tel passage n’existe pas, la politique, y compris celle que font les luttes et les mouvements, demeurera sans prise sur les situations où elle émerge, et les oasis de vie seront, ainsi que le dit Arendt, condamnées à être comme telles l’espace d’une vie mutilée, d’une vie aveugle.
Arendt est pourtant suffisamment claire : les oasis qui dispensent la vie sont anéanties lorsque nous y cherchons refuge. Et c’est aussi à ce moment qu’elles deviennent des obstacles, les plus indépassables précisément parce qu’ils ne peuvent être l’objet d’une démystification. Le besoin d’abri est un besoin éprouvé non seulement face au désert, mais face au type de réponse qu’exige l’avancée du désert. En ce sens, l’oasis, surtout lorsqu’elle se veut intrinsèquement politique, est un abri contre la politique elle- même.
Mais que se passe-t-il alors si l’on n’y cherche pas refuge ? Si elles ne sont pas d’ultimes abris, condamnés par la précarité de leur site ? Alors, c’est la logique d’ensemble qui peut commencer de s’inverser, et par là, de s’éclairer.
Inverser cette logique, c’est dire trois choses :
1 Si les oasis existent, on ne peut plus s’y rapporter comme à des abris, des refuges.
2 S’il y a une manière d’agir qui soit à la mesure de l’état des choses, c’est une manière réellement, effectivement polémique : un parti pris dans la guerre en cours.
3 Si, dès lors, il existe un espace habitable, ce ne peut être que celui configuré par une politique à hauteur de cette guerre, unique espace où les sources vives peuvent être éprouvées comme telles.
Dit autrement : ce ne sont pas les créations qui sont comme telles politiques, c’est la politique qui est le seul lieu où les créations sont redonnées comme telles. S’en déduit une possible définition du communisme, comme seule politique qui donne abri aux puissances antipolitiques, précisément en les exposant.
Bernard Aspe
l’Instant d’après / 2006
Livre entier au format Pdf et autres informations sur le lien suivant :
http://www.cip-idf.org/article.php3?id_article=4705
1 Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, trad. Sylvie Courtine- Denamy, Paris, Seuil « Points », 1995, p.186.
2 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p.309.
3 Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, op. cit., pp.189-190. Le texte de Arendt, rédigé la même année (1955) que la conférence de Heidegger alors titrée Über « die Linie », peut lui aussi être lu comme une réponse à Ernst Jünger (Passage de la ligne, trad. Henri Plard, Nantes, Le Passeur, 1993, pp.77-80).
4 Voir Antonio Negri, le Pouvoir constituant, trad. Balibar et Matheron, Paris, PUF, 1997, p.399 sq. Et Antonio Negri et Michael Hardt, Empire, trad. Denis-Armand Canal, Paris, Exils, 2000, p.473 sq. Voir aussi, par exemple, la critique formulée par Yoshihiko Ichida,
Questions d’empire, publié dans Multitudes n°7, Paris, Exils, décembre 2001.
5 Jacques Rancière, le Philosophe et ses pauvres, Paris, Fayard, 1983,
pp. 121-127.
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