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Archive mensuelle de janvier 2010

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Les chansons de Bilitis (1) / Pierre Louÿs

Bilitis naquit au commencement du sixième siècle avant notre ère, dans un village de montagnes situé sur les bords du Mélas, vers l’orient de la Pamphylie. Ce pays est grave et triste, assombri par des forêts profondes, dominé par la masse énorme du Taurus ; des sources pétrifiantes sortent de la roche ; de grands lacs salés séjournent sur les hauteurs, et les vallées sont pleines de silence.
Elle était fille d’un Grec et d’une Phénicienne. Elle semble n’avoir pas connu son père, car il n’est mêlé nulle part aux souvenirs de son enfance. Peut-être même était-il mort avant qu’elle ne vint au monde. Autrement on s’expliquerait mal comment elle porte un nom phénicien que sa mère seule lui put donner.
Sur cette terre presque déserte, elle vivait d’une vie tranquille avec sa mère et ses sœurs. D’autres jeunes filles, qui furent ses amies, habitaient non loin de là. Sur les pentes boisées du Taurus, des bergers paissaient leurs troupeaux.
Le matin, dès le chant du coq, elle se levait, allait à l’étable, menait boire les animaux et s’occupait de traire leur lait. Dans la journée, s’il pleuvait, elle restait au gynécée et filait sa quenouille de laine. Si le temps était beau, elle courait dans les champs et faisait avec ses compagnes mille jeux dont elle nous parle.
Bilitis avait à l’égard des Nymphes une piété très ardente. Les sacrifices qu’elle offrait, presque toujours étaient pour leur fontaine. Souvent même elle leur parlait, mais il semble bien qu’elle ne les a jamais vues, tant elle rapporte avec vénération les souvenirs d’un vieillard qui autrefois les avait surprises.
La fin de son existence pastorale fut attristée par un amour sur lequel nous savons peu de chose bien qu’elle en parle longuement. Elle cessa de le chanter dès qu’il devint malheureux. Devenue mère d’un enfant qu’elle abandonna, Bilitis quitta la Pamphylie, d’une façon assez mystérieuse, et ne revit jamais le lieu de sa naissance.
Nous la retrouvons ensuite à Mytilène où elle était venue par la route de mer en longeant les belles côtes d’Asie. Elle avait à peine seize ans, selon les conjectures de M. Heim qui établit avec vraisemblance quelques dates dans la vie de Bilitis, d’après un vers qui fait allusion à la mort de Pittakos.
Lesbos était alors le centre du monde. À mi-chemin, entre la belle Attique et la fastueuse Lydie, elle avait pour capitale une cité plus éclairée qu’Athênes et plus corrompue que Sardes : Mytilène, bâtie sur une presqu’île en vue des côtes d’Asie. La mer bleue entourait la ville. De la hauteur des temples on distinguait à l’horizon la ligne blanche d’Atarnée qui était le port de Pergame.
Les rues étroites et toujours encombrées par la foule resplendissaient d’étoffes bariolées, tuniques de pourpre et d’hyacinthe, cyclas de soies transparentes, bassaras traînantes dans la poussière des chaussures jaunes. Les femmes portaient aux oreilles de grands anneaux d’or enfilés de perles brutes, et aux bras des bracelets d’argent massif grossièrement ciselés en relief. Les hommes eux-mêmes avaient la chevelure brillante et parfumée d’huiles rares. Les chevilles des Grecques étaient nues dans le cliquetis des periscelis, larges serpents de métal clair qui tintaient sur les talons; celles des Asiatiques se mouvaient en des bottines molles et peintes. Par groupes, les passants stationnaient devant des boutiques tout en façade et où l’on ne vendait que l’étalage : tapis de couleurs sombres, housses brochées de fils d’or, bijoux d’ambre et d’ivoire, selon les quartiers. L’animation de Mytilène ne cessait pas avec le jour ; il n’y avait pas d’heure si tardive, où l’on n’entendît, par les portes ouvertes, des sons joyeux d’instruments, des cris de femmes, et le bruit des danses. Pittakos même, qui voulait donner un peu d’ordre à cette perpétuelle débauche, fit une loi qui défendait aux joueuses de flûtes trop fatiguées de s’employer dans les festins nocturnes ; mais cette loi ne fut jamais sévère.
Dans une société où les maris sont la nuit si occupés par le vin et les danseuses, les femmes devaient fatalement se rapprocher et trouver entre elles la consolation de leur solitude. De là vint qu’elles s’attendrirent à ces amours délicates, auxquelles l’antiquité donnait déjà leur nom, et qui entretiennent, quoi qu’en pensent les hommes, plus de passion vraie que de vicieuse recherche.
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Alors, Sapphô était encore belle. Bilitis l’a connue, et elle nous parle d’elle sous le nom de Psappha quelle portait à Lesbos. Sans doute ce fut cette femme admirable qui apprit à la petite Pamphylienne l’art de chanter en phrases rhythmées, et de conserver à la postérité le souvenir des êtres chers. Malheureusement Bilitis donne peu de détails sur cette figure aujourd’hui si mal connue, et il y a lieu de le regretter, tant le moindre mot eût été précieux touchant la grande Inspiratrice. En revanche elle nous a laissé en une trentaine d’élégies l’histoire de son amitié avec une jeune fille de son âge qui se nommait Mnasidika, et qui vécut avec elle. Déjà nous connaissions le nom de cette jeune fille par un vers de Sapphô où sa beauté est exaltée ; mais ce nom même était douteux, et Bergk était près de penser qu’elle s’appelait simplement Mnaïs. Les chansons qu’on lira plus loin prouvent que cette hypothèse doit être abandonnée. Mnasidika semble avoir été une petite fille très douce et très innocente, un de ces êtres charmants qui ont pour mission de se laisser adorer, d’autant plus chéris qu’ils font moins d’efforts pour mériter ce qu’on leur donne. Les amours sans motifs durent le plus longtemps : celui-ci dura dix années. On verra comment il se rompit par la faute de Bilitis, dont la jalousie excessive ne comprenait aucun éclectisme.
Quand elle sentit que rien ne la retenait plus à Mytilène, sinon des souvenirs douloureux, Bilitis fît un second voyage : elle se rendit à Chypre, île grecque et phénicienne comme la Pamphylie elle-même et qui dut lui rappeler souvent l’aspect de son pays natal.
Ce fut là que Bilitis recommença pour la troisième fois sa vie, et d’une façon qu’il me sera plus difficile de faire admettre si l’on n’a pas encore compris à quel point l’amour était chose sainte chez les peuples antiques. Les courtisanes d’Amathonte n’étaient pas comme les nôtres, des créatures en déchéance exilées de toute société mondaine ; c’étaient des filles issues des meilleures familles de la cité, et qui remerciaient Aphrodite de la beauté qu’elle leur avait donnée, en consacrant au service de son culte cette beauté reconnaissante. Toutes les villes qui possédaient comme celles de Chypre un temple riche en courtisanes avaient à l’égard de ces femmes les mêmes soins respectueux.
L’incomparable histoire de Phryné, telle qu’Athénée nous l’a transmise, donnera quelque idée d’une telle vénération. Il n’est pas vrai qu’Hypéride eut besoin de la mettre nue pour fléchir l’Aréopage, et pourtant le crime était grand : elle avait assassiné. L’orateur ne déchira que le haut de sa tunique et révéla seulement les seins. Et il supplia les Juges « de ne pas mettre à mort la prêtresse et l’inspirée d’Aphrodite ». Au contraire des autres courtisanes qui sortaient vêtues de cyclas transparentes à travers lesquelles paraissaient tous les détails de leur corps, Phryné avait coutume de s’envelopper même les cheveux dans un de ces grands vêtements plissés dont les figurines de Tanagre nous ont conservé la grâce. Nul, s’il n’était de ses amis, n’avait vu ses bras ni ses épaules, et jamais elle ne se montrait dans la piscine des bains publics. Mais un jour il se passa une chose extraordinaire. C’était le jour des fêtes d’Eleusis, vingt mule personnes, venues de tous les pays de la Grèce, étaient assemblées sur la plage, quand Phryné s’avança près des vagues : elle ôta son vêtement, elle défit sa ceinture, elle ôta même sa tunique de dessous, « elle déroula tous ses cheveux et elle entra dans la mer ». Et dans cette foule il y avait Praxitèle qui d’après cette déesse vivante dessina l’Aphrodite de Cnide ; et Apelle qui entrevit la forme de son Anadyomène. Peuple admirable, devant qui la Beauté pouvait paraître nue sans exciter le rire ni la fausse honte !
Je voudrais que cette histoire fut celle de Bilitis, car, en traduisant ses Chansons, je me suis pris à aimer l’amie de Mnasidika. Sans doute sa vie fut tout aussi merveilleuse. Je regrette seulement qu’on n’en ait pas parlé davantage et que les auteurs anciens, ceux du moins qui ont survécu, soient si pauvres de renseignements sur sa personne. Philodème, qui l’a pillée deux fois, ne mentionne pas même son nom. À défaut de belles anecdotes, je prie qu’on veuille bien se contenter des détails qu’elle nous donne elle-même sur sa vie de courtisane. Elle fut courtisane, cela n’est pas niable ; et même ses dernières chansons prouvent que si elle avait les vertus de sa vocation, elle en avait aussi les pires faiblesses. Mais je ne veux connaître que ses vertus. Elle était pieuse, et même pratiquante. Elle demeura fidèle au temple, tant qu’Aphrodite consentit à prolonger la jeunesse de sa plus pure adoratrice. Le jour où elle cessa d’être aimée, elle cessa d’écrire, dit-elle. Pourtant il est difficile d’admettre que les chansons de Pamphylie aient été écrites à l’époque où elles ont été vécues. Comment une petite bergère de montagnes eût-elle appris à scander ses vers selon les rythmes difficiles de la tradition éolienne ? On trouvera plus vraisemblable que, devenue vieille, elle se plut à chanter pour elle-même les souvenirs de sa lointaine enfance. Nous ne savons rien sur cette dernière période de sa vie. Nous ne savons même pas à quel âge elle mourut.
Son tombeau a été retrouvé par M. G. Heim à Palaeo- Limisso, sur le bord d’une route antique, non loin des ruines d’Amathonte. Ces ruines ont presque disparu depuis trente ans, et les pierres de la maison où peut-être vécut Bilitis pavent aujourd’hui les quais de Port-Saïd. Mais le tombeau était souterrain, selon la coutume phénicienne, et il avait échappé même aux voleurs de trésors.
M. Heim y pénétra par un puits étroit comblé de terre, au fond duquel il rencontra une porte murée qu’il fallut démolir. Le caveau spacieux et bas, pavé de dalles de calcaire, avait quatre murs recouverts par des plaques d’amphibolite noire, où étaient gravées en capitales primitives toutes les chansons qu’on va lire, à part les trois épitaphes qui décoraient le sarcophage.
C’était là que reposait l’amie de Mnasidika, dans un grand cercueil de terre cuite, sous un couvercle modelé par un statuaire délicat qui avait figuré dans l’argile le visage de la morte : les cheveux étaient peints en noir, les yeux à demi fermés et prolongés au crayon comme si elle eût été vivante, et la joue à peine attendrie par un sourire léger qui naissait des lignes de la bouche. Rien ne dira jamais ce qu’étaient ces lèvres, à la fois nettes et rebordées, molles et fines, unies l’une à l’autre, et comme enivrées de se joindre. Les traits célèbres de Bilitis ont été souvent reproduits par les artistes de l’Ionie, et le musée du Louvre possède une terre cuite de Rhodes qui en est le plus parfait monument, après le buste de Larnaka.
Quand on ouvrit la tombe, elle apparut dans l’état où une main pieuse l’avait rangée, vingt-quatre siècles auparavant. Des fioles de parfums pendaient aux chevilles de terre, et l’une d’elles, après si longtemps, était encore embaumée. Le miroir d’argent poli où Bilitis s’était vue, le stylet qui avait traîné le fard bleu sur ses paupières, furent retrouvés à leur place. Une petite Astarté nue, relique à jamais précieuse, veillait toujours sur le squelette orné de tous ses bijoux d’or et blanc comme une branche de neige, mais si doux et si fragile qu’au moment où on l’effleura, il se confondit en poussière.
Pierre Louÿs
les Chansons de Bilitis, roman lyrique / 1894

l’Arbre / Je me suis dévêtue pour monter à un arbre ; mes cuisses nues embrassaient l’écorce lisse et humide ; mes sandales marchaient sur les branches.
Tout en haut, mais encore sous les feuilles et à l’ombre de la chaleur, je me suis mise à cheval sur une fourche écartée en balançant mes pieds dans le vide. / Il avait plu. Des gouttes d’eau tombaient et coulaient sur ma peau. Mes mains étaient tachées de mousse, et mes orteils étaient rouges, à cause des fleurs écrasées. / Je sentais le bel arbre vivre quand le vent passait au travers ; alors je serrais mes jambes davantage et j’appliquais mes lèvres ouvertes sur la nuque chevelue d’un rameau.

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La comédie de Dieu ( A Comédia de Deus) / João César Monteiro

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la Comédie de Dieu / 1995
« In memoriam Serge Daney »
avec João César Monteiro, Cláudia Teixeira, Raquel Ascensão, Manuela de Freitas

État d’urgence et dictature révolutionnaire / Slavoj Zizek

Une peur hante (ce qui reste de) la gauche actuelle : la peur de s’affronter directement au pouvoir d’État. Ceux qui insistent encore sur la nécessité de combattre le pouvoir d’État, et à plus forte raison de l’objectif de le conquérir, sont immédiatement accusés d’être restés accrochés à « l’ancien paradigme » : la tâche, de nos jours, consisterait à résister au pouvoir d’État en se retirant de son rayon d’action, en se soustrayant à celui-ci et en créant des espaces nouveaux qui échappent à son contrôle. Le dogme de la gauche universitaire actuelle est résumé de la façon la plus claire par le titre du livre d’entretiens de Toni Negri, Goodbye Mister Socialism. L’idée est que le temps de la vieille gauche, dans ses deux versions, réformiste et révolutionnaire, qui visent toutes deux la conquête du pouvoir d’État et la protection des intérêts corporatistes de la classe ouvrière, que cette époque donc est terminée. Aujourd’hui, la forme dominante de l’exploitation serait l’exploitation de la connaissance, du travail immatériel, etc. Il y aurait donc un développement culturel « postmoderne » en cours que la vieille gauche se refuserait de prendre en compte. Pour se rénover elle-même, la gauche doit donc… lire Deleuze et la théorie de l’hégémonie, etc. Et si toutefois cette façon de définir le problème faisait elle- même partie du problème ?

Peut-on penser un au-delà du capitalisme ? *
En fait tout a commencé dans les années 1950 et 1960, quand l’École de Francfort a adopté une attitude de plus en plus critique vis-à-vis de la notion marxiste classique de la nécessité historique de la révolution. Cette critique a culminé dans l’abandon de la notion hégélienne de « négation déterminée », son versant complémentaire résidant dans la montée de la notion du « tout autre » (ganz Anderes) en tant que perspective de dépassement utopique de l’ordre techno- capitaliste mondial. L’idée est que, puisque la « dialectique des Lumières » tend vers le point zéro de la société totalement « administrée », il n’est plus possible de concevoir une rupture possible d’avec la spirale mortifère de cette dialectique au moyen de la notion marxiste classique selon laquelle le Nouveau sortira des contradictions même de la société actuelle, à travers son dépassement immanent. L’impulsion nécessaire à un tel dépassement ne peut venir que d’un Ailleurs, d’un Autre non-médié.
L’abandon de la négation déterminée n’est bien entendu que l’autre versant de l’acceptation du triomphe du capitalisme. Le signe le plus tangible du triomphe idéologique du capitalisme se trouve dans la disparition virtuelle du terme au cours des deux ou trois dernières décennies. À partir des années 1980, « quasiment personne, à l’exception de quelques marxistes supposés archaïques (une espèce en danger), ne se réfère désormais au capitalisme. Le terme a été simplement éliminé du vocabulaire des politiciens, des syndicalistes, des écrivains et des journalistes – sans parler des chercheurs en sciences sociales qui l’avaient condamné à l’oubli historique » (1). Qu’en est-il alors de la montée du mouvement anti- ou alter-mondialiste au cours de ces dernières années ? Vient-elle contredire ce diagnostic ? Non : si l’on regarde de plus près, on voit que ce mouvement succombe également « à la tentation de transformer la critique du capitalisme lui-même (centrée sur les mécanismes économiques, les formes d’organisation du travail, et l’extorsion du profit) en une critique de l’impérialisme » (2). Ainsi, quand il est question de la « mondialisation et de ses agents », l’ennemi est externalisé, en général sous la forme de l’anti-américanisme vulgaire. En ce sens, si la principale tâche actuelle est de combattre « l’empire américain », alors tout allié est bon à prendre, pourvu qu’il soit anti- américain. Ainsi le capitalisme « communiste » débridé régnant en Chine, les Islamistes anti- modernistes violents, ou le régime biélorusse obscène de Loukachenko apparaissent comme autant de camarades progressistes de la cause anti-mondialiste (cf. la visite de Chavez en Biélorussie en juillet 2006).
Ce à quoi nous avons ici affaire, c’est à une autre version de la notion malfamée de « modernité alternative » : au lieu de critiquer le capitalisme en tant que tel, de se confronter à son mécanisme de base, nous avons la critique de « l’excès » impérialiste, avec l’idée (implicite) d’utiliser les mécanismes capitalistes dans un autre cadre, plus « progressiste ».
Aujourd’hui la gauche réagit à un large spectre de modalités, qui se superposent partiellement, en fonction desquelles s’établit l’entière hégémonie du capitalisme mondial et de son complément politique, la démocratie libérale :
– l’acceptation totale du cadre lui-même : on continue à se battre pour l’émancipation à l’intérieur de ses règles (la troisième voie de la social-démocratie) ;
– l’acceptation de ce cadre comme quelque chose qui est là pour durer mais auquel il faut résister, en se retirant de son rayon d’action et en agissant à partir de ses « interstices » (de façon exemplaire, telle est la position de Simon Critchley) ;
– l’acceptation de la futilité de toute lutte, puisque le cadre englobe tout aujourd’hui, et qu’il coïncide avec son contraire (la logique des camps de concentration, l’état d’exception permanent), de sorte que rien ne peut être entrepris. Il ne reste plus qu’à attendre l’explosion de la « violence divine ». C’est une version révolutionnaire de l’adage de Heidegger selon lequel « seul Dieu peut encore nous sauver », aujourd’hui c’est la position de Giorgio Agamben et, en un sens, c’était déjà celle d’Adorno ;
– l’acceptation de la futilité temporaire de la lutte : « avec le triomphe total du capitalisme actuel, la vraie résistance n’est plus possible, du moins pas dans les métropoles du capitalisme. Tout ce que nous pouvons donc faire jusqu’au réveil de l’esprit révolutionnaire du prolétariat mondial c’est de défendre ce qui subsiste de l’État social, en bombardant ceux qui détiennent le pouvoir par des revendications impossibles à satisfaire. Par ailleurs, on se retire dans la sphère du travail universitaire où il est possible de continuer souterrainement le travail de la critique » ;
– mettre l’accent sur le fait que le problème est d’un ordre plus fondamental, que le capitalisme est un effet ontique du principe ontologique sous-jacent de la technique ou de la « raison instrumentale » (Heidegger à nouveau, mais aussi, en un sens, Adorno) ;
– la croyance qu’il est possible de subvertir le capitalisme mondial et le pouvoir d’État, mais pas en les attaquant directement, plutôt en reconfigurant le champ de la lutte en direction des pratiques quotidiennes, là où il devient possible de construire un « autre monde ». De cette façon, les fondements du pouvoir du capital et de l’État seront progressivement sapés et, à partir d’un certain seuil, l’État s’effondrera comme le chat au-dessus du précipice dans les dessins animés (cf. par exemple le mouvement zapatiste) ;
–le déplacement « postmoderne » de l’accent de la lutte anticapitaliste vers les luttes multiformes pour l’hégémonie, une hégémonie conçue comme un procès contingent de réarticulation discursive (par exemple Ernesto Laclau) ;
– le pari selon lequel il est possible de répéter à un niveau postmoderne le geste du marxisme classique et d’actionner la « négation déterminée » du capitalisme : avec la montée actuelle du « travail cognitif », la contradiction entre le caractère social de la production et les rapports capitalistes a atteint un niveau sans précédent, rendant pour la première fois possible la « démocratie absolue » (Hardt et Negri).
Il est tentant de catégoriser l’ensemble de ces versions comme autant de modalités de négation de la politique à proprement parler, conformément au modèle d’évitement du Réel traumatique en psychanalyse :
– l’acceptation-par-dénégation (Verneinung : une version de « quelle que soit la femme dans mon rêve, ce n’est pas ma mère », « quels que soient les nouveaux antagonismes, ce n’est pas la luttes des classes ») ;
– la forclusion psychotique (Verwerfung : la lutte de classe forclose fait retour dans le réel sous la forme paranoïaque d’un ennemi invisible et tout puissant, comme dans les théories du complot, Juif ou autre) ;
– le refoulement névrotique (Verdrängung : la lutte de classes refoulée revient sous la forme de la « multiplicité des nouveaux antagonismes ») ;
– le déni fétichiste (Veleugnung : l’élévation en cause principale d’un ersatz fétichiste de la lutte de classe en tant que « dernière chose que l’on puisse voir » avant de se confronter à l’antagonisme de classe).
Nous n’avons pas affaire ici à une série d’évitements de quelque position « authentiquement » de gauche. Le traumatisme que ces contournements tentent d’effacer réside plutôt dans l’absence d’une telle position. La leçon des dernières décennies – si tant est qu’il puisse en avoir une – réside dans une sorte de caractère indestructible du capitalisme. Quand Marx le compare à un vampire, il nous faut garder à l’esprit la dimension mort-vivante des vampires : ils se redressent toujours après avoir été mortellement frappés. Même la tentative radicale de maoïsme d’effacer, au cours de la Révolution culturelle, les traces du capitalisme s’est soldée par son retour triomphal.

« A distance » de l’État, ou : les leçons de la Révolution culturelle
Quel est cependant, selon Alain Badiou, le résultat (la leçon) historique de la Révolution culturelle? Il est difficile de ne pas relever l’ironie du fait que Badiou, qui s’oppose catégoriquement à toute conception de l’acte en tant que travail du négatif, situe la signification historique de la Révolution culturelle maoïste précisément en ce qu’elle signale « la fin du parti- État en tant que production centrale d’activité politique révolutionnaire. Plus généralement, la Révolution culturelle a montré qu’il n’était plus possible d’assigner les actions révolutionnaires de masses ou le phénomène organisationnel à la stricte logique de la représentation de classe. C’est pourquoi elle demeure un épisode politique de la plus haute importance ». Ces lignes sont extraites d’un texte de Badiou intitulé la Révolution culturelle ; la dernière révolution ?, un texte dont le titre pointe vers un parallèle inattendu avec Heidegger : la Révolution culturelle occupe pour Badiou la même position structurelle que la révolution nazie pour Heidegger, celle de l’engagement politique le plus radical, dont l’échec signale le fin (du mode traditionnel) de l’engagement politique en tant que tel. La conclusion du texte de Badiou réitère ce point avec force : « en fin de compte, la Révolution culturelle témoigne, par son impasse même, de l’impossibilité vraie et entière de libérer la politique du cadre du parti-État qui l’emprisonne ».
Et si toutefois nous faisions un pas supplémentaire dans cette direction, pour concevoir les deux pôles, celui de la présentation (l’auto-organisation « directe » hors-État des masses révolutionnaires) et celui de la re-présentation, comme deux pôles interdépendants, de sorte que, moyennant un paradoxe proprement hégélien, la fin de la forme parti-État de l’activité révolutionnaire guidée par la finalité de la « conquête du pouvoir » coïncide avec la fin de toute forme d’auto-organisation « directe » (non-représentative), sous la forme de conseils ou de la « démocratie directe » ?
Lorsque, dans son ouvrage plus récent Logiques des mondes, Badiou revient sur la Révolution culturelle, nous observons un déplacement d’accent presque imperceptible par rapport au texte cité auparavant : la Révolution culturelle a « mis à l’épreuve, pour les révolutionnaires du monde entier, les limites du léninisme. Elle nous a appris que les politiques de l’émancipation ne peuvent plus se poursuivre dans le paradigme de la révolution, ni saisies par la forme-parti. De façon symétrique, elles ne peuvent pas s’inscrire dans le dispositif parlementaire et électoral. C’est là que réside le génie obscur de la Révolution culturelle : tout a commencé quand, saturant pour de vrai les hypothèses précédentes, les lycéens et étudiants Garde-Rouges, puis les ouvriers de Shangaï, ont prescrit pour les décennies à venir la réalisation affirmative de ce commencement, dont eux-mêmes, dans la mesure où leur rage demeurait prise par ce contre quoi ils s’élevaient, n’explorèrent que la face de pure négation ».
Une tension se fait jour entre ces deux interprétations : selon le premier texte (la Révolution culturelle : la dernière révolution ?), l’échec de la Révolution culturelle « témoigne, par son impasse même, de l’impossibilité vraie et entière de libérer la politique du cadre du parti-État qui l’emprisonne ». La cause de cet échec est à son tour spécifiée à un niveau qui relève plutôt du sens commun : « le nécessaire maintien, pour des raisons d’ordre public et de refus de la guerre civile, du cadre général du parti-État ». En somme, les exigences du « service des biens » : quelles que soient les perturbations dues à la révolution, la vie doit continuer, les gens doivent travailler, consommer, etc. et la seule force capable d’assurer cela, c’est le parti-État. En termes personnalisés, pas de Mao Tsé Toung sans un Chou En Lai s’assurant que l’État fonctionne pendant les temps troubles de la Révolution culturelle. Contrairement à cette affirmation quant à l’impossibilité de libérer la politique du cadre du parti-État (« l’impossibilité vraie et entière de libérer la politique du cadre du parti-État qui l’emprisonne »), l’extrait de Logiques des mondes considère que la leçon de la Révolution culturelle réside dans l’impossibilité de poursuivre l’activité politique radicale à l’intérieur du cadre du parti-État : « les politiques de l’émancipation ne peuvent plus se poursuivre dans le paradigme de la révolution, ni saisies par la forme-parti ». Ainsi, la politique révolutionnaire ne peut se pratiquer ni en dehors du cadre du parti-État ni à l’intérieur de ce cadre. La solution que Badiou donne à cette double impossibilité (ni dans ni en dehors de la forme-État) est : à distance de la forme-État. En dehors, mais non pas un dehors destructeur de la forme-État ; plutôt un geste qui consiste à se soustraire de la forme-État sans la détruire.
La véritable question ici est donc la suivante : comment cette extériorité au regard de l’État peut-elle devenir opératoire ? Dans la mesure où la Révolution culturelle signale l’échec de la tentative de détruire l’État de l’intérieur, de l’abolir, l’alternative consiste-t-elle à simplement accepter l’État comme un fait, comme l’appareil qui se charge du « service des biens » et d’opérer à distance de celui-ci (en le bombardant de proclamations prescriptives et de revendications) ? Cette position ne se rapproche-t-elle pas toutefois de celle de, par exemple, Simon Critchley, qui a récemment soutenu que la politique émancipatrice « actionne, ou, tout simplement, agit, de façon pratique, locale, en situation, à distance de l’État [...] Elle remet l’État en question, elle demande des comptes à l’ordre établi, non pas en vue de se débarrasser de l’État, même si cela peut paraître désirable dans un sens utopien, mais afin de l’améliorer ou d’atténuer ses effets néfastes ».
La principale ambiguïté de cette position réside dans un étrange non sequitur : si l’État est là pour durer, s’il est impossible d’abolir l’État (et le capitalisme), alors pourquoi agir à distance de l’État ? Pourquoi pas dans l’État ? Pourquoi ne pas accepter la prémisse essentielle de la troisième voie prônée par la nouvelle social-démocratie ? Il est peut-être temps de prendre au sérieux la critique obsessionnelle de la « bureaucratie » par Staline, et de rendre hommage en un sens nouveau, véritablement hégélien, au travail accompli par la bureaucratie étatique. La caractérisation habituelle des régimes staliniens en tant que « socialisme bureaucratique » est totalement erronée et (auto-)mystificatrice. C’est précisément ainsi que le régime stalinien lui-même percevait son problème, la cause de ses échecs et de ses tracas : s’il n’y avait pas assez de produits dans les rayons des magasins, si les autorités ne pouvaient satisfaire les exigences de la population, etc., quoi de plus simple que de blâmer l’attitude « bureaucratique » d’indifférence, d’arrogance mesquine, etc. Il n’est guère étonnant qu’à partir de la fin des années 1920, Staline ne cesse de se livrer à des attaques contre la bureaucratie, contre l’attitude bureaucratique. Le « bureaucratisme » n’était rien d’autre qu’un effet du fonctionnement des régimes staliniens, et le paradoxe est qu’il s’agit du terme le plus impropre qui puisse les caractériser : ce dont les régimes staliniens étaient véritablement dépourvus, c’était précisément d’une véritable bureaucratie, d’un appareil administratif dépolitisé et compétent.
En d’autres termes, ne peut-on pas dire que la position de Badiou et de Critchley revient à se fier au fait que quelqu’un d’autre assumera la tâche de faire marcher la machinerie étatique, nous permettant ainsi de nous tenir dans une distance critique par rapport à l’État ? Allons plus loin : si l’espace de la politique émancipatrice se définit par une distance vis-à-vis de l’État, n’abandonnons-nous pas un peu trop facilement ce terrain (de l’État) aux mains de l’ennemi ? La forme que prend l’État n’a-t-elle pas une importance cruciale ? La position que nous critiquons ne conduit-elle pas à réduire cette question cruciale à une place secondaire ? Le type d’État que nous avons importe-t-il donc si peu ? Sans même parler de la tentation de faire un pas de plus dans cette direction négative, et de dire qu’il vaut mieux avoir le mauvais type d’État, car, dans cette logique, il rend plus facile de tracer les lignes de démarcation. Cette même logique a poussé les communistes allemands à dire, en 1933, que Hitler était préférable à la République de Weimar, dans la mesure où, avec Hitler, nous savons à qui nous avons affaire, la lutte est pure.

Le capitalisme comme économie politique
Il y a toutefois un autre aspect, encore plus important, dans l’échec de la Révolution culturelle. Badiou lit cet échec – et plus généralement l’effondrement du communisme – comme signalant la fin d’une époque pendant laquelle il était possible d’engendrer en politique la vérité à un niveau universel, en tant que projet (révolutionnaire) d’ensemble : aujourd’hui, au lendemain de cette défaite historique, une vérité politique ne peut être engendrée qu’en tant que (fidélité à un) événement local, lutte locale, intervention dans une constellation spécifique. Badiou ne souscrit-il pas cependant ainsi à sa propre version du postmodernisme, à la notion selon laquelle, aujourd’hui, seuls des actes locaux de « résistance » sont possibles ?
Suivant cette ligne de pensée, Badiou a récemment relégué le capitalisme à « l’arrière-plan » naturalisé de notre constellation historique : le capitalisme en tant que « hors-monde » ne fait pas partie d’une situation spécifique, il forme l’arrière-plan totalisant d’où émerge une situation particulière. C’est pourquoi il ne fait plus sens de poursuivre une « politique anticapitaliste » : la politique est toujours intervention dans une situation spécifique, dirigée contre des agents spécifiques, on ne peut pas « combattre » directement l’arrière-plan neutre lui-même. On ne combat pas le « capitalisme », mais le gouvernement américain, ses décisions, les mesures qu’il prend, etc.
N’est-il pas vrai, cependant, que cet arrière-plan général se manifeste, se fait sentir à certains moments précis comme une limitation tout à fait palpable et brutale ? L’histoire classique de la gauche actuelle est celle d’un dirigeant élu dans l’enthousiasme général, qui promet un « monde nouveau » (Mandela, Lula), mais qui, tôt ou tard, habituellement au bout de deux ans, se heurte au dilemme suivant : osera-t-on toucher aux mécanismes capitalistes, ou faut-il « jouer le jeu » ? Si on perturbe ces mécanismes, on est rapidement puni par les perturbations du marché, le chaos économique, etc. Ainsi, même s’il est vrai que l’anticapitalisme ne peut être le but direct de l’action politique – en politique on s’oppose à des agents politiques concrets et à leurs actions, pas à un « système » anonyme – il n’en faut pas moins appliquer sur ce point la distinction lacanienne entre but et fin : s’il n’est pas le but immédiat de la politique émancipatrice, l’anticapitalisme n’en constitue pas moins sa fin ultime, l’horizon de toute son activité. N’est-ce pas là la leçon marxienne de la « critique de l’économie politique« , totalement absente chez Badiou ? Même si la sphère de l’économie paraît « apolitique », elle est le point de référence secret et le principe structurant des luttes politiques.
Quelques jours avant les élections municipales et législatives du 16 octobre 2006, le ministère de l’Intérieur de la République tchèque déclara hors la loi la Jeunesse communiste tchèque. Quelle était « l’intention criminelle » qui justifiait, selon le ministère de l’Intérieur, la mise hors la loi de la Jeunesse communiste ? Le fait que son programme défende la transformation de la propriété privée en propriété sociale, violant ainsi la constitution de la République tchèque… Affirmer que la revendication de la propriété sociale des moyens de production est un crime revient à dire que la pensée moderne de gauche a des racines criminelles.
L’acte à proprement parler est précisément une intervention qui n’opère pas principalement à l’intérieur d’un arrière-plan donné, mais une intervention qui en perturbe les coordonnées et le rend visible EN TANT qu’arrière plan. Dans la politique actuelle, une condition sine qua non d’un acte réside dans sa capacité à perturber le statut d’arrière-plan de l’économie en rendant palpable sa dimension politique, et c’est pourquoi Marx a écrit sur l’économie politique. Souvenons nous de la remarque perspicace de Wendy Brown selon laquelle « si le marxisme a une valeur analytique pour la théorie politique, c’est par son insistance sur le fait que la question de la liberté était contenue dans les rapports sociaux déclarés « apolitiques », c’est-à-dire naturalisés – par le discours libéral ». (3)
Même si l’universalisme de Badiou est, bien entendu, radicalement opposé aux politiques « de l’identité », ne partage-t-il pas avec celles-ci la « renaturalisation » du capitalisme sous la forme de sa réduction à un arrière fonds omniprésent des luttes politiques ? Ce qui est encore plus ironique est que cette renaturalisation du capitalisme comme arrière-fond présupposé est la composante idéologique essentielle de ce que Fukuyama a appelé la « fin de l’histoire ». Tant l’historicisme généralisé que la contingence constituent en ce sens la confirmation définitive de cette « fin de l’histoire ». En un sens, il nous faut effectivement dire aujourd’hui, que, même si l’histoire n’est pas arrivée à son terme, la notion d’historicité fonctionne de manière différente que par le passé. Ce qu’il faut entendre par là, c’est que, paradoxalement, tant la « renaturalisation » du capitalisme que l’expérience que nous faisons de notre société en tant société réflexive de risque (au sein de laquelle les phénomènes sont vécus comme contingents) sont, en tant que résultats d’une construction historiquement contingente, deux faces de la même médaille.
La conception prédominante de l’idéologie est que celle-ci fixe ou « naturalise » ce qui est effectivement le résultat contingent d’un processus historique : l’antidote consiste donc à voir les choses de façon dynamique, en tant que partie d’un processus historique. Mais aujourd’hui, compte tenu du fait que la notion d’historicité universelle et celle de contingence font partie de l’idéologie hégémonique, ne convient-il pas de renverser la perspective et de poser la question suivante : qu’est ce qui demeure inchangé dans le nomadisme dynamique tant célébré de la société contemporaine ? La réponse est, bien entendu : le capitalisme, les rapports capitalistes. Et la relation entre le Même et ce qui change est ici proprement dialectique : ce qui demeure inchangé – les rapports capitalistes – forme précisément la constellation qui impulse le changement incessant, puisque le trait le plus fondamental du capitalisme réside dans sa dynamique « d’auto-révolutionnement » permanent. S’il nous fallait mettre en branle le changement véritablement radical, il faudrait précisément couper les racines de la dynamique sociale incessante de la vie dans le capitalisme.

La soustraction comme conquête du pouvoir
Quand des opposants commencent à parler le même langage, il convient toujours d’être attentif au présupposé qu’ils partagent. Ce point commun est, c’est une règle, leur point symptômal. Prenons l’exemple de trois philosophes contemporains aussi différents que Badiou, Critchley et Negri. Comme nous l’avons dit, ils partagent le présupposé selon lequel l’époque de la politique de l’État-parti, pour laquelle le but ultime est de contrôler l’appareil d’État, est terminée. La politique doit désormais se soustraire au domaine de l’État et créer des espaces en dehors de celui-ci, des « espaces de résistance ». L’autre versant de ce positionnement réside dans l’acceptation du capitalisme en tant qu’arrière plan de nos vies : la leçon de la chute des États communistes est qu’il est dépourvu de sens de « combattre le capitalisme »… C’est de cet espace partagé qu’il s’agit pour chacun de se soustraire : « la résistance se présente elle-même comme un exode, un départ hors du monde… » (4)
Dans un récent entretien (5), Alain Badiou expose le noyau de son diagnostic politique sur notre sort. Il commence par une distinction entre communisme et marxisme : il se considère toujours comme un communiste (« le communisme dans son sens générique signifie simplement que chacun est l’égal de tout autre au sein de la multiplicité et de la diversité des fonctions sociales »). « Le marxisme est toutefois autre chose ». Le noyau du marxisme est ce que Lénine a appelé l’ABC du communisme : « les masses se divisent en classes, les classes sont représentées par des partis et les partis sont dirigés par des chefs ». C’est cela qui n’est plus valide aujourd’hui : les masses désorganisées du capitalisme mondial ne sont plus divisées en classes dans le sens marxiste classique et si la tâche demeure d’organiser politiquement les masses, cela ne peut plus être fait dans le cadre de l’ancien parti-classe : « le modèle d’un parti centralisé a rendu possible une nouvelle forme de pouvoir qui n’était pas autre chose que le pouvoir du parti. Nous sommes maintenant dans ce que j’appelle une « distance à l’État ». Et cela avant tout parce que la question du pouvoir n’est plus « immédiate » : la « conquête du pouvoir » dans un sens insurrectionnel ne paraît possible nulle part aujourd’hui ».
Trois points doivent être relevés ici :
– tout d’abord, la définition ambiguë du communisme comme égalité « au sein de la multiplicité et de la diversité des fonctions ». Ce que cette définition évite est l’inégalité engendrée précisément par cette « multiplicité et diversité des fonctions » ;
– deuxièmement, la conception de l’antagonisme de classe en tant que simple « division des masses en classes » réduit celui-ci à une subdivision interne du corps social en membres séparés, ignorant le statut de cet antagonisme comme coupure traversant la totalité du corps social ;
– troisièmement, quel est exactement le statut de cette impossibilité de la conquête du pouvoir ? S’agit-il d’un recul temporaire, le signe d’une situation non-révolutionnaire, ou bien est-ce l’indication d’une limitation du modèle de la révolution centré sur le parti-État ? Badiou opte pour la seconde version.
Dans cette nouvelle situation, nous avons besoin, toujours selon Badiou, d’une nouvelle forme de politique, la « politique de la soustraction », celle de processus politiques qui sont « indépendants de » ou « soustraits à » l’autorité de l’État. Contrairement à la forme insurrectionnelle du parti, cette politique de la soustraction n’est plus immédiatement « destructrice, antagoniste ou militarisée ». Cette politique est à distance de l’État, elle n’est plus « structurée ou polarisée par l’agenda et les délais fixés par l’État ». Comment nous faut-il penser cette extériorité par rapport à l’État ? Badiou propose sur ce point une distinction conceptuelle essentielle, celle entre destruction et soustraction : une soustraction « ne dépend plus des lois dominantes de la réalité politique d’une situation. Elle est toutefois également irréductible à la destruction de ces lois. Une soustraction peut laisser encore en place les lois de la situation. Ce que fait la soustraction c’est d’apporter un point d’autonomie. C’est une négation, mais elle ne peut être identifiée à la partie proprement destructive de la négation ». « Nous avons besoin, poursuit Badiou, « d’une « soustraction originaire », capable de créer un nouvel espace d’indépendance et d’autonomie par rapport aux lois dominantes de la situation ».
La catégorie philosophique sous-jacente que Badiou est ici en train de problématiser est la notion hégélienne de « négation déterminée », d’une négation/destruction dont le résultat n’est pas égal à zéro : « contrairement à Hegel, pour qui la négation d’une négation produit une nouvelle affirmation, je pense qu’il faut dire qu’aujourd’hui la négativité, à proprement parler, ne crée rien de nouveau. Elle détruit l’ancien, bien sûr, mais elle ne suscite pas de création nouvelle ». Ce lien entre dialectique hégélienne et politique révolutionnaire est crucial : « tout comme le parti, qui fût naguère la forme victorieuse de l’insurrection, est aujourd’hui dépassé, la théorie dialectique de la négation est périmée ». Malheureusement, tout cela conduit Badiou au pseudo-problème d’un « ajustement ou d’un calibrage entre la partie proprement négative de la négation et la partie que j’ai nommée “soustractive” : « Ce que j’appelle une “négation faible”, la réduction de la politique à l’opposition démocratique, peut être comprise comme une soustraction qui s’est tellement détachée de la négation destructive qu’elle ne se distingue plus de ce que Habermas appelle “consensus”. D’un autre côté, nous assistons à une tentative désespérée de maintenir la destruction comme une pure figure de la création et du nouveau. Ce symptôme revêt souvent une dimension religieuse et nihiliste ».
En somme, la tâche consiste à trouver une mesure adéquate entre la pure soustraction démocratique, privée de son potentiel destructeur, et une négation purement destructrice (« terroriste »). Le problème est ici que cette « disjonction interne de la négation » entre un aspect destructif et un aspect soustractif reproduit exactement la disjonction contre laquelle s’est élevée la notion hégélienne de « négation déterminée ». Badiou est conscient du fait qu’il ne faut pas renoncer à la violence. Il convient plutôt de la reconceptualiser en tant que « violence défensive, défense de l’espace autonome créé par la soustraction, à l’instar de la défense de leur territoire libéré par les zapatistes ». L’exemple donné par Badiou de cette « juste mesure » pose plus de question qu’il n’en résout. Il s’agit du mouvement polonais Solidarité qui a pratiqué : « une nouvelle dialectique entre les moyens d’action classiquement définis comme négatifs – la grève, les manifestations, etc. – et quelque chose comme la création d’un espace d’autonomie dans les usines. L’objectif n’était pas de prendre le pouvoir, de remplacer un pouvoir existant, mais d’obliger l’État à inventer un nouveau rapport aux ouvriers ».
Toutefois, la raison de la brièveté de cette expérience réside, comme Badiou le relève lui- même, dans le fait qu’elle correspond clairement à la deuxième parmi les trois phases de la dissidence :
1) critiquer le régime dans ses propres termes : « nous voulons le vrai socialisme ! » ; ce qui est ainsi reproché au parti dominant est la trahison de ses propres racines socialistes ;
2) le contre-reproche du parti au pouvoir que cette adhésion au socialisme est hypocrite, suivi par l’aveu explicite des opposants : oui, nous nous situons bien en dehors de l’idéologie socialiste dominante, MAIS nous ne voulons pas le pouvoir, juste notre autonomie et nous demandons par ailleurs que les détenteurs du pouvoirs respectent certaines règles éthiques élémentaires (les Droits de l’homme, etc.) ;
3) le reproche du parti au pouvoir selon lequel ce désintérêt quant à la prise du pouvoir est hypocrite, les dissidents en réalité veulent le pouvoir, est suivi de l’aveu ouvert de ces derniers : oui, pourquoi pas, nous VOULONS le pouvoir… Tout le problème de la « juste mesure » est en réalité un faux problème. La soustraction est la négation de la négation (ou la « négation déterminée ») : au lieu de nier-détruire directement le pouvoir en place, en restant interne à son terrain, elle subvertit ce terrain même, ouvrant de la sorte un nouvel espace positif. Le point crucial est qu’il y a soustraction et soustraction. Badiou s’engage dans une régression conceptuelle lorsqu’il qualifie la position social-démocrate de pure soustraction : la soustraction démocratique n’en est en fait pas une. C’est plutôt les terroristes nihilistes qui opèrent effectivement une soustraction, en créant leur propre espace d’identité religieuse fondamentaliste. Une autre soustraction « pure » est celle du retrait méditatif type New Age, qui créé son propre espace tout en laissant intacte la réalité sociale. Il y a également la pure destruction : les explosions de violence dépourvue d’objectifs comme les incendies de voitures dans les banlieues françaises en 2005.
Quand est-ce que la soustraction crée donc un nouvel espace ? La seule réponse adéquate est : quand elle sape les coordonnées du système dont elle se soustrait, en le frappant en son point de « torsion symptomale ». Imaginer le proverbial château de cartes ou un montage de tiges en bois qui se soutiennent mutuellement de telle sorte que lorsqu’on retire – soustrait – une seule carte ou tige, l’ensemble de l’édifice s’effondre : c’est cela le véritable art de la soustraction.
L’élément le plus précieux du concept de soustraction selon Badiou est l’idée que le geste négatif du retrait est en soi productif, qu’il ouvre sur une dimension nouvelle. On peut risquer l’hypothèse que c’est là que réside la différence entre le kitch et l’art véritable. Comment transforme-t-on un produit kitch en une oeuvre d’art ? Non pas en lui ajoutant une « dimension plus profonde » mais en lui enlevant quelque chose pour engendrer cette « dimension plus profonde ». Le kitch est toujours trop explicite, il dit ou montre toujours trop, il comble tous les écarts.
Je me souviens de ma propre jeunesse ce que le censeur anonyme de la Yougoslavie communiste a fait sur le film de William Wyler, Ben Hur : puisque la défense directe du christianisme à l’écran n’était pas possible, il a coupé la troisième partie du film, la crucifixion et la guérison magique de la lèpre de la mère et de la soeur du héros. Le film se termine ainsi avec la célèbre scène de la course de chars, quand le héros apprend que sa mère et sa soeur sont dans une colonie de lépreux. Dans les derniers plans du film, nous le voyons marcher seul dans le champ de courses déserté, héros tragique faisant l’expérience de la coïncidence entre le moment de la victoire sur l’ennemi et celui de la défaite. Cette soustraction, cette simple coupe, n’a-t- elle pas changé une pièce ennuyeuse et ridicule de propagande religieuse quasiment en une œuvre d’art, un amer drame existentiel (sans que l’intention du censeur y soit naturellement pour que ce soit) ?
La même chose n’est-elle pas vraie des statues grecques de l’Antiquité ? La Vénus de Milo que nous admirons présente des failles et des morceaux manquants, dont les bras et la couleur du torse. Dans son état originel, la statue n’était pas simplement entière mais également colorée. Le paradoxe est que s’il fallait reconstituer cet état d’origine, le résultat serait kitch. Il en va de même, à un niveau différent, de la notion lacanienne de castration symbolique : ce n’est pas simplement un acte négatif mais un acte négatif considéré en tant que tel comme productif, ouvrant l’espace du sens et du désir.
Souvenons-nous de l’intrigue de l’ouvrage de José Saramago Lucidité, dans lequel les électeurs refusent massivement de voter et multiplient les votes blancs, jetant l’ensemble du système politique, gouvernement et opposition de conserve, dans la panique la plus totale. Un tel acte est une soustraction à l’état pur : l’acte de retrait d’un rituel de légitimation fait de l’État quelque chose de comparable au chat des dessins animés, suspendus en l’air au-dessus d’un gouffre. Leurs actes n’étant plus couverts par une légitimation démocratique, les détenteurs du pouvoir sont soudain privés de la possibilité de dire à ceux qui les contestent : « qui êtes-vous pour nous critiquer ? Nous sommes un gouvernement élu, nous pouvons faire ce que nous voulons ». Privés de légitimité, ils doivent la conquérir au prix fort, par leurs actes.
Je me rappelle des dernières années du pouvoir communiste en Slovénie : il n’y a pas eu gouvernement plus désireux de gagner sa légitimité et de faire quelque chose pour le peuple que celui de cette époque, qui essayait de plaire à tout le monde, précisément à cause du fait que l’occupation du pouvoir par les communistes n’était pas démocratiquement légitimée, ce que tout le monde savait, y compris les communistes. À partir du moment où les communistes comprirent que leur fin était proche, ils savaient qu’ils seraient sévèrement jugés.
Une objection évidente surgit ici : n’est-ce pas là ce qui se passe aujourd’hui, avec l’indifférence croissante et l’abstention des électeurs ? Ceux qui détiennent le pouvoir ne se sentent aucunément menacés par de tels phénomènes, où se trouve donc leur aspect subversif ? La réponse réside dans le rôle du grand Autre. La majorité de ceux qui ne votent pas ne le font pas en tant que geste actif de protestation, mais sur le mode de compter sur les autres. « Je ne vote pas, mais je compte sur les autres pour le faire à ma place… ». Le non-vote devient un acte quand il affecte le grand Autre.
En ce sens précis, la soustraction est déjà la « négation de la négation » hégélienne. La première négation est une destruction directe, elle nie/détruit de façon violente le contenu positif de ce à quoi elle s’oppose à l’intérieur du même terrain partagé. Une soustraction proprement dite change, au contraire, les coordonnées du terrain sur lequel se déroule la lutte elle-même. Dans certaines formulations de Badiou, ce point crucial est manquant. Peter Hallward a déjà attiré l’attention aux sens multiples de la « soustraction » badiousienne, un peu à l’instar de la « famille » de significations de Wittgenstein (6.) L’axe principal est celui qui différencie la « soustraction de » (du domaine de l’État, pour créer un espace autonome) de la soustraction comme « réduction à la différence minimale », mouvement mené à partir de la multiplicité vers l’antagonisme fondamental et qui fait apparaître la ligne de démarcation.
Ce second sens est crucial. Notre expérience immédiate d’une situation réelle est celle d’une multitude d’éléments particuliers qui coexistent. Une société, par exemple, est composée d’une multitude de strates ou de groupes, et la tâche de la démocratie est d’organiser une forme vivable de coexistence de tous ces éléments : toutes les voix doivent être entendues, leurs intérêts et revendications pris en compte. La tâche d’une politique d’émancipation radicale consiste, à l’inverse, à « soustraire » de cette multiplicité la tension antagoniste sous-jacente (nous voyons immédiatement combien nous sommes loin de la critique à la mode de la « logique binaire » ; la tâche est précisément de réduire la multiplicité à sa « différence minimale »). Ce qui revient à dire que, dans la multiplicité des éléments, des parties, nous devons isoler la part de ceux qui, malgré leur inclusion formelle dans l’ensemble social, sont dépourvus de place en son sein. Cet élément désigne le point symptomal de l’universalité : bien qu’il appartienne à son terrain, il en sape le principe universel. Ce que cela veut dire c’est que, en cet élément, la différence spécifique coïncide avec la différence universelle. Cette part n’est pas simplement différenciée par rapport à d’autres éléments particuliers au sein de l’unité universelle englobante, elle se pose également dans un rapport de tension antagoniste avec le principe universel de cette société en tant que tel. Tout se passe comme si la société devait inclure un élément qui nie l’universalité même qui la définit. La politique d’émancipation est toujours centrée sur cette « part des sans part » : les immigrants qui « sont ici mais pas d’ici », ceux qui vivent dans des bidonvilles tout en étant formellement des citoyens, et qui subissent l’exclusion de l’ordre civil et politique, etc. Une telle politique réduit ainsi la complexité du corps social multiple à la « différence minimale » entre la classe dominante/gouvernante universelle et ceux dont l’existence remet en cause son principe.
C’est sur ce point que le passage matérialiste-dialectique du Deux au Trois prend toute sa signification : l’axiome de la politique communiste ne réside pas simplement dans la lutte de classe dualiste, mais, plus précisément, dans le Tiers moment en tant que soustraction du Deux de la politique hégémonique. Pour le dire autrement, le terrain idéologique hégémonique nous impose un champ de visibilité (idéologique) qui comporte son propre principe de contradiction. Ajourd’hui c’est l’opposition entre, d’un côté, le marché-la liberté-la démocratie et, de l’autre, le fondamentalisme-le terrorisme-le totalitarisme, « l’islamofascisme », etc. La première chose à faire est de rejetter, de se soustraire de cette opposition, de la percevoir comme une fausse opposition destinée à occulter la véritable ligne de partage. La formule de Lacan pour ce redoublement est 1+1 = a : l’antagonisme « officiel » le Deux) est toujours soutenu par un « reste invisible » qui indique la dimension forclose. En d’autres termes, le véritable antagonisme est toujours réflexif, c’est l’antagonisme entre l’antagonisme « officiel » et ce qui est forclos par celui-ci. C’est pourquoi dans les mathématiques de Lacan 1+1 = 3. Aujourd’hui, par exemple, le véritable antagonisme n’est pas entre multiculturalisme libéral et fondamentalisme mais entre le champ même de leur opposition et le Tiers exclu, la politique d’émancipation radicale.

Pour la dictature du prolétariat
Telle est donc la soustraction à opérer : la soustraction hors du champ hégémonique qui intervient simultanément dans ce champ, pour le réduire à sa différence minimale occultée. Une telle soustraction est extrêmement violente, davantage même que la destruction/purification : c’est la réduction à la différence minimale, la différence de la part des sans part, entre un et zéro, les groupes et le prolétariat. Ce n’est pas simplement une soustraction du sujet hors du champ hégémonique mais une soustraction qui affecte de façon violente ce champ lui-même, mettant à nu ses véritables fondements. Une telle soustraction n’ajoute pas une troisième position aux deux positions dont la tension caractérise le champ hégémonique (de sorte que nous ayons à présent, en plus du libéralisme et du fondamentalisme, la politique d’émancipation de la gauche radicale). Ce troisième terme vient plutôt « dénaturaliser » l’ensemble du champ hégémonique, en révélant la complicité sous-jacente des deux pôles opposés qui le constituent.
Prenons l’exemple de la pièce Roméo et Juliette de Shakespeare : l’opposition hégémonique ici est celle entre les Capulet et des Montaigu, c’est l’opposition dans l’ordre positif de l’Être, une question stupide d’appartenance à un ensemble particulier, tel ou tel clan familial. Faire de cette question la « différence minimale », subordonner tous les autres choix à celui-ci en tant qu’il est le seul choix qui importe vraiment, serait une erreur. Le choix de Roméo et de Juliette par rapport à cette opposition hégémonique est précisément celui de la soustraction : leur acte d’amour les singularise, il les soustrait à son emprise, et leur permet de constitue leur propre espace amoureux qui, à partir du moment où il est pratiqué en tant que mariage, et pas simplement comme une transgression d’ordre privé, perturbe l’opposition hégémonique.
La chose cruciale qu’il convient ici de noter est qu’un tel geste de soustraction au nom de l’amour ne peut « marcher » que par rapport aux différences de « substance » entre domaines particuliers (ethnique, religieux), mais non en ce qui touche à la différence de classe : la différence de classe est « non-soustractive », on ne peut pas s’y soustraire car elle n’est pas une différence entre régions particulières de l’être social, elle coupe et traverse l’espace social dans sa totalité. Confronté à la différence de classe, le lien amoureux n’a que deux solutions : il est, en d’autres termes, obligé de prendre parti : soit le partenaire de la classe inférieure est gracieusement accepté dans la classe supérieure, soit le partenaire de la classe supérieure renonce à sa classe dans un geste de solidarité politique avec la classe inférieure.
C’est ici que réside le dilemme de la soustraction : ou bien c’est une soustraction/retrait qui laisse intact le terrain dont elle se retire, voire même qui fonctionne comme son supplément inhérent, à l’instar de la « soustraction » du vrai Moi hors de la réalité sociale proposée par les méditations New Age. Ou bien, c’est une soustraction qui perturbe violemment le champ dont elle se retire. La première soustraction s’accorde parfaitement avec la biopolitique post-politique. Que peut donc être l’opposé de la biopolitique ?
L’un des noms de cette soustraction est « dictature du prolétariat ». « Dictature » désigne le rôle hégémonique dans l’espace politique et « prolétariat » ceux qui sont « en dehors » de l’espace social, la part des sans-part dépourvue de véritable place au sein de cet espace. C’est pourquoi le rejet trop rapide du prolétariat en tant que « classe universelle » passe à côté du problème : le prolétariat n’est pas la classe universelle au sens où la bureaucratie l’est pour Hegel, occupant directement la place de l’intérêt universel de la société (par opposition aux autres « états » qui défendent leurs intérêts particuliers). Ce qui qualifie le prolétariat pour ce rôle, c’est en fin de compte un trait négatif : toutes les autres classes sont capables d’accéder à un statut de « classe dominante », tandis que le prolétariat ne peut le faire qu’en s’abolissant lui-même en tant que classe.
« Ce qui fait de la classe ouvrière une force agissante et la dote d’une mission, ce n’est ni sa pauvreté, ni son organisation militante et pseudo-militaire, ni sa proximité aux moyens (principalement industriels) de production. C’est uniquement son incapacité structurelle de se constituer en tant qu’autre classe dominante qui lui assigne une telle mission. Le prolétariat est la seule classe (révolutionnaire) dans l’histoire qui s’abolit lui-même dans l’acte qui abolit son opposé. Le « peuple », d’un autre côté, fait d’une myriade de classes et de sous-classes, de strates sociales et économiques, est structurellement incapable d’assumer une telle mission. Au contraire, à chaque fois qu’une telle « tâche historique » est assignée au peuple en tant que tel, l’issue a toujours consisté dans la montée d’une bourgeoisie en devenir, qui, à travers un processus de croissance accélérée, s’organise elle-même en classe dominante ». (7)
Il y a plus que de l’hypocrisie dans le fait que, lors du moment culminant du stalinisme, lorsque l’édifice social tout entier était secoué par les purges, la nouvelle constitution de 1936 proclame la fin du caractère « de classe » du pouvoir soviétique (le droit de vote des membres des anciennes classes exploiteuses était rétabli) et que, par la suite, les régimes socialistes se soient appelés des « démocraties populaires ». L’opposition entre prolétariat et « peuple » est ici cruciale : en termes hégéliens, leur opposition est l’opposition même entre « vraie » et « fausse » universalité. Le peuple est inclusif, le prolétariat exclusif ; le peuple combat les intrus, les parasites, ceux qui entravent sa pleine auto-affirmation, le prolétariat mène une lutte qui divise le peuple dans son noyau même. Le peuple veut s’affirmer, le prolétariat s’abolir.
Cet étrange couplage de la dictature et de la démocratie est fondé sur la tension inhérente à la notion même de démocratie. Il y a deux aspects élémentaires et irréductibles de la démocratie : d’un côté, la violente imposition égalitaire de ceux qui sont « surnuméraires », de la « part des sans part », de ceux qui tout en étant inclus dans l’édifice social n’y occupent pas de place déterminée ; et, de l’autre, la procédure universelle (plus ou moins) réglée consistant à choisir ceux qui vont exercer le pouvoir. Quelle relation ces deux aspects entretiennent-ils ? Et si la démocratie dans le second sens (la procédure réglée qui enregistre la « voix du peuple ») était en fin de compte une défense contre elle-même, contre la démocratie dans le sens d’une intrusion violente de la logique égalitaire qui perturbe le fonctionnement hiérarchique de l’édifice social, une tentative de rendre cet excès fonctionnel, d’en faire une partie du cours normal de l’ordre social ? Dans cette perspective, l’aspect terroriste de la démocratie – l’imposition égalitaire violente de ceux qui sont « surnuméraires », de la « part des sans part », ne peut apparaître que comme une distorsion « totalitaire ». Comment, au sein de cet horizon, la ligne qui sépare l’authentique explosion démocratique de terreur révolutionnaire du régime « totalitaire » du parti-État (ou, pour le dire en termes réactionnaires, la ligne qui sépare le « règne de la foule des dépossédés » de l’oppression brutale de la « foule » par le parti-État) est-elle oblitérée ? On peut, bien entendu, argumenter en disant que le « règne direct de la foule » est intrinsèquement instable et qu’il se renverse nécessairement en son contraire, une tyrannie sur la foule elle-même. Toutefois, cette position ne change en rien le fait que, précisément, nous avons affaire à un renversement, à un tournant radical.
Je voudrais sur ce point rappeler la défense de la démocratie multipartite par Karl Kautsky. Celui-ci concevait la victoire du socialisme comme la victoire parlementaire du parti social-démocrate, et il a même suggéré que la forme politique appropriée au passage du capitalisme au socialisme est la coalition parlementaire entre partis bourgeois progressistes et partis socialistes. On est tenté de mener cette logique à son terme et suggérer que, pour Kautsky, la seule révolution acceptable survient suite à un référendum au cours duquel 51% au moins des travailleurs l’auraient approuvée.
Dans ses écrits de 1917, Lénine réservait son ironie la plus acerbe à l’intention de ceux qui s’engagent dans la recherche interminable d’une « garantie » de la révolution. Cette garantie prend deux formes principales : soit la notion réifiée de « nécessité sociale » : il ne faut pas tenter trop tôt la révolution, il faut attendre le moment opportun, lorsque la situation sera « mûre » eu égard aux lois du développement historique ; il est trop tôt pour la révolution socialiste, la classe ouvrière n’est pas encore mûre. Soit la légitimité normative « démocratique » : la majorité de la population n’est pas de notre côté, la révolution ne sera donc pas vraiment démocratique. Ainsi que Lénine le répète, c’est comme si, avant de tenter de s’emparer du pouvoir, l’agent révolutionnaire demandait l’autorisation à une figure de grand Autre (qui, par un référendum, déciderait si la majorité soutient la révolution). Pour Lénine, comme pour Lacan, la révolution ne s’autorise que d’elle-même : il faut assumer le fait que l’ACTE révolutionnaire n’est pas couvert par le grand Autre. La peur de prendre le pouvoir prématurément, la recherche de la garantie, ne sont que la peur devant l’abyme de l’acte.
La démocratie n’est donc pas seulement « l’institutionnalisation du manque de l’Autre ». Par l’institutionnalisation du manque, elle le neutralise, le normalise, de sorte que l’inexistence du grand Autre (le « il n’y a pas de grand Autre » de Lacan) est elle-même à nouveau suspendue : le grand Autre est à nouveau présent sous la forme de légitimation/autorisation démocratique de nos actes. Dans une démocratie, mes actes sont « couverts » en tant qu’actes légitimes qui portent la volonté majoritaire. À l’opposé de cette logique, le rôle des forces émancipatrices n’est pas de « refléter » passivement une majorité, mais de créer une majorité nouvelle.
C’est sur fond de ce débat qu’on peut formuler une critique de l’esthétique politique de Jacques Rancière, de son idée de la dimension esthétique de l’acte proprement politique. Une explosion démocratique reconfigure la « police » hiérarchique établie au sein de l’espace social, elle amène le spectacle d’un ordre différent, d’un partage différent de l’espace public. Dans l’actuelle « société du spectacle » une telle reconfiguration esthétique a perdu sa dimension subversive : elle est aisément récupérable par l’ordre existant. La véritable tâche ne renvoie pas aux explosions démocratiques momentanées qui subvertissent l’ordre de la police, mais à la dimension désignée par Badiou comme celle de la »fidélité » à l’événement : comment traduire/inscrire l’explosion démocratique dans l’ordre positif de la « police », comment imposer à la réalité sociale un nouvel ordre durable. C’est la dimension véritablement « terroriste » de toute explosion démocratique authentique : l’imposition brutale d’un ordre nouveau. Et c’est pourquoi, alors que tout le monde aime les explosions carnavalesques/spectaculaires de la volonté populaire, l’angoisse monte dès lors que cette volonté cherche à durer, à s’institutionnaliser.
Une remarque de conclusion : l’expression philosophique du point faible d’Alain Badiou que j’ai tenté d’analyser réside dans sa distinction entre l’homme en tant « qu’animal humain » mortel et le sujet « inhumain » en tant qu’agent d’une procédure de vérité : l’homme est à la recherche du bonheur et des plaisirs, il a peur de la mort, etc., c’est un animal doté d’instrument supérieurs pour atteindre ses fins. Ce n’est qu’en tant que sujet fidèle à un événement-Vérité qu’il s’élève véritablement au-dessus de l’animalité. Le problème de ce dualisme est qu’il ignore la leçon essentielle de Freud : il n’y a pas « d’animal humain », l’être humain est dès sa naissance (et même avant) dégagé des contraintes animales, ses instincts sont « dénaturalisés », il est pris dans la circularité de la pulsion (de mort), il fonctionne « au-delà du principe de plaisir », marqué par le stigmate de ce qu’Éric Santner appelle la « non-mort », ou l’excès de la vie. C’est pourquoi il n’y a pas de place pour la pulsion de mort dans l’édifice de Badiou, pour la « distorsion » de l’animalité humaine qui précède la fidélité à l’événement. Ce n’est pas seulement le « miracle » d’une rencontre traumatique avec l’événement qui fait dévier l’être humain de l’animalité : sa libido est déjà en-elle même déviée. Il faudrait ainsi renverser la critique habituelle adressée à Badiou : ce qui est problématique, ce n’est pas le caractère quasi-religieux du miracle de l’Événement, mais l’ordre « naturel » que cet Événement vient perturber.
Zlavoj Zizek
Etat d’urgence et dictature révolutionnaire / 2007
Intervention au séminaire « Marx au XXIe siècle : l’esprit et la lettre » / Paris, 27 octobre 2007
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1 Luc Boltanski et Eve Chiapello, le Nouvel esprit du capitalisme. Paris : Gallimard, 1999.
2 Ibid.
3 Wendy Brown, States of Injury. Princeton : Princeton University Press, 1995, p. 14.
4 Toni Negri, Goodbye Mister Socialism. Paris : Éd. du Seuil, 2007, p. 125.
5 Filippe del Lucchese & Jason Baker, Entretien avec Alain Badiou (Los Angeles, 7 février 2007). Toutes les citations non référencées renvoient au manuscrit de cet entretien.
6 Peter Hallward, Badiou. A Subject to Truth. Minneapolis : Minneapolis University Press, 2003.
7 Bulent Simay, lettre personnelle.

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