Deux films qui a priori n’auraient rien à voir et qui laissent pourtant le même sentiment de malaise, un malaise à partir d’une même répétition suffisamment articulée pour la décrire et la proposer comme le symptôme d’une maladie actuelle. Notre présent est bien totalitaire, et les masques dont il se pare épousent les grimaces de nos rires et de nos haines refoulées.
Bienvenue chez les Ch’tis, le plus grand succès de l’histoire du cinéma français nous assure que nous sommes morts et congelés.
Inglourious Basterds, succès tarantinesque parmi d’autres, va chercher le décor de la deuxième guerre mondiale pour raconter de nouveau une vengeance au schéma pulsionnel devenu lassant, si ce n’est qu’en récupérant une tranche d’histoire aussi chargée, il se transforme en proposition anti-politique, du fait même qu’il la nie avec autant de désinvolture « canaille ». On aurait pu jubiler avec le réalisateur « sale gosse », ravi qu’il nous allège de cette boursouflure de la mémoire à laquelle on nous ramène trop souvent. Mais le traitement est tel qu’il suscite l’effroi. Quel effroi, dira-t-on. Cet effroi qui n’est pas ressenti par la plupart des spectateurs qui, lorsqu’ils ne sont pas morts et congelés, rêvent de défouloirs bien sanguinolents contre les salauds, encore faut-il en trouver, quitte à les chercher dans une histoire révolue.
Quelle idée de s’attarder à des films aux messages aussi insignifiants ? Peut-être que ces films nous révèlent. Alors quelle est donc cette articulation qui lie ces deux films pour en faire les symptômes de notre temps, temps décomposé où le cinéma semblerait aussi malade que nous.
Il s’agit de la structure narrative qui prend la forme d’une proposition de valeur repérable à ceci qu’elle engendre le redoublement même de ce contre quoi elle semble lutter.
Des valeurs en haillons qui cachent simplement un vide sidéral, et qui par un étrange processus, conduisent à la résurgence actualisée et cauchemardesque de ce qu’elles pensent combattre, comme une abjection au carré : la lutte contre les clichés par des Ch’tis habillés par des clichés similaires ; les tueurs de nazis de Tarantino dignes représentants des subjectivités barbares du jour.
Il est étonnant que cette symétrie par redoublement passe inaperçu, si ce n’était l’incapacité de distanciation propre à ces barbaries qui nous coulent dans les veines, et qui rappellent que nous restons bien postmodernes (ou hypermodernes s’il faut ajouter les ingrédients d’accélération de la violence, de la consommation et du désenchantement pour reprendre les slogans actualisés).
Dans Bienvenue chez les Ch’tis, les Ch’tis vont s’amuser à jouer la caricature qu’on leur prête pour la casser. A la fin du film, les Ch’tis sont ivrognes, têtus, bons vivants et ils ont grand cœur. Bref, la caricature a été redoublée, et les journalistes du JT ont pu interviewer à la sortie des salles des spectateurs « Ch’tis » larmoyants et émus de retrouver leur âme perdue, alors qu’ils pensaient être perçus comme des alcooliques notoires, sinistrés par le chômage, etc.
Quand une proposition de lutte contre une caricature la renouvelle, et que la distance entre ces deux pôles ne laisse pas même l’espace d’un souffle, il y a redoublement totalitaire, puisqu’on ne respire plus.
Dans Inglourious Basterds, Tarentino met en scène des juifs martyrisés par des nazis pendant la deuxième Guerre Mondiale. Une bande de sang-mêlées avec du sang juif vont créer une milice anti-nazie plus cruelle encore. Le redoublement vient-il du fait qu’ils utilisent également la violence ? Il faut approfondir. Peut-être est-ce cette pulsion de vengeance si chère à Tarantino, telle qu’elle est portée de façon triomphale par les héros ? Une jouissance haineuse où il ne s’agit plus de lutter contre un ennemi abject, mais de jouir abjectement de la haine de l’ennemi.
Parmi les sévices que les héros font subir aux nazis, il y a le marquage de la croix gammée sur leurs fronts. En faisant coller tout ennemi à ce sceau d’infamie de façon indélébile, il y a comme une volonté de constitution ontologique du mal, de la même façon que le juif est ontologiquement mauvais pour le nazi. De cette façon, la haine peut s’exprimer souverainement, jouissance du ressentiment contre un ennemi ontologiquement assuré, qu’il soit d’une race, ou qu’il ait endossé un habit nazi sans possibilité aucune de rédemption.
Et il fallait bien chercher la deuxième guerre mondiale et les nazis pour trouver un équivalent du psychopathe de Boulevard de la mort à grande échelle, de ce mal absolu.
Heureusement qu’il y a des psychopathes et qu’il y eut les nazis pour laisser libre court à ce défouloir de haine, cette jubilation du massacre légitime, mais qui cache le même gouffre.
Les héros de Tarantino en bonnes caricatures, et contrairement aux résistants de l’époque qui ne faisaient pas tant de simagrées, sont nos contemporains à la recherche d’une souveraineté perdue. Celle qui les assurerait de pouvoir désigner le mal, et de la même manière de s’assurer (et nous assurer) de leur propre identité.
Notre inconscient n’est plus dupe de notre émiettement, « Je » n’est plus le maître en la demeure, et pourtant nous croyons encore que nous sommes chez nous. Nous vivons avec cette mauvaise conscience dissimulée, et nous tentons de colmater à nouveau la brèche de nos mois en morceaux, quitte à endosser des vêtements généreux mais au final tout aussi barbares.
Qu’incarnent les héros américains de Tarantino au-delà du sang-mêlées et la bâtardise (remarquons qu’ils sont tous plus forts et beaux les uns que les autres) ? Des clichés, de nouveaux clichés, et derrière ces clichés, le ressentiment nous étouffe, et il nous faut des ennemis pour exprimer nos haines, pour nous attacher à une identité, avec la batterie de l’ennemi et du tiers-exclu. Identités malades et caricaturales à la recherche d’elles-mêmes…
Au contraire de Vincere du réalisateur Bellocchio, aux scènes autrement plus fortes et sans déploiement de violence spectaculaire. Evidemment, il ne s’agit pas d’une comédie et ces films n’ont absolument rien à voir. Mais s’il s’agissait d’analyser l’économie pulsionnelle mise en jeu dans ces films au-delà des genres ? Les rires grotesques et attendus des caricatures de Hitler, Goebbels filmés par Tarantino sont sans relief à côté des traits du Mussolini de Vincere où c’est bien le réel réinventé par la fiction qui devient grotesque et caricatural. Jusqu’au personnage du fils renié de Mussolini devenu son double parodique qui imite la jouissance de son père pour le ridiculiser et la redouble à l’identique, performance qui le laisse exténué et qu’il payera au prix fort. Il terminera dans un asile. Le redoublement joué par le fils de Mussolini n’a pas, lui, d’autre objectif que d’imiter la jouissance du père pour débusquer la pulsion qui joue derrière cette Italie fasciste. Les personnages tarantinesques, quant à eux, au nom des valeurs de liberté de notre temps, autre cliché en miettes, entraînent en revanche le spectateur à la même pulsion haineuse. Il jouit avec la jeune juive rescapée des nazis à la scène de vengeance finale, lorsqu’elle hurle de rire sur l’écran géant en flamme qui carbonisera l’état-major nazi.
Redoublement parodique, totalitaire (car il emprisonne) et fasciste (jouissance de mort) du joueur Tarentino qui dissimule. Redoublement parodique du héros de Bellochio qui lutte contre la pulsion d’un peuple en la dévoilant.
On répliquera pourquoi tant de sérieux, alors que c’est une jeu de références aux classiques, un hommage au cinéma, aux westerns et aux séries B, un remontage ludique transgenre d’un surdoué fantasque. Tout cela est vrai. Tarentino est devenu le maître de la haine de divertissement.
Elias Jabre
le Redoublement totalitaire / 2010
A lire également dans la revue Trafic n°72 :
Frissons, surprise et malaise par Adrian Martin
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