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Archive mensuelle de décembre 2009

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De quoi passer l’hiver (2) / François Cusset

Et ensuite l’assomption de l’hétérogène, contre le confort qu’il y aurait à s’opposer en ligne droite, à se croire pur de son ennemi. L’hétérogénéité est bien sûr celle, magnifique, de son propre univers de référence, où se côtoient Lacan, les autonomes italiens, le néo-expressionnisme, la danse Buto, Artaud ou John Cage. Mais s’il y a de l’hétérogène dans la démarche intellectuelle de Guattari, c’est surtout au sens où l’adversaire est toujours à la fois dedans et dehors, posé en cible et requis pour porter le premier coup, comme à l’époque où il théorisait le fasciste « en nous », au plus intime de celui qui s’en croit le plus indemne. « On n’en a pas fini » avec le freudisme et le marxisme comme « formations subjectives de référence », insiste-t-il par exemple dans ces textes, ne serait-ce que parce que quand « un corps d’explication perd sa consistance (…), il reste en place, [il] s’accroche comme un malade ». Pareil pour la biographie de l’auteur, qu’on peut toujours évacuer d’une lecture littéraire authentique, mais qui n’en ressurgira pas moins ailleurs, autrement, par exemple là où l’angoisse d’écrire et l’angoisse d’aimer sont précisément la même, comme l’écrit Guattari à propos de la liaison malheureuse entre Kafka et Félice. Cette prise en compte permanente de l’impossibilité qu’il y aurait à exclure définitivement, ce souci de la relativité des notions d’intériorité et d’extériorité, cette sensibilité au mécanisme de clapet entre le dedans et le dehors forment le socle d’une « politique » guattarienne : une politique inclusive, anti-causaliste, désirante, moléculaire.
D’où l’effort qu’exige de nous une telle politique, ou bien l’inconfort auquel elle nous voue. Et d’où le caractère problématique des pistes de lutte et de résistance dégagées ici, au détour de ces quelques textes. Car la politique guattarienne, si elle existe, est le résultat d’un travail d’arrachement, d’extirpation. Arrachement, d’abord, aux conditionnements de la pensée disciplinaire: à la sociologie, qui leste la politique de tout le poids de ses déterminations, à l’histoire, à laquelle Deleuze et Guattari (après Nietzsche) opposent la puissance des devenirs, ou même à la philosophie, qui assigne trop souvent à la politique une sphère à part, trompeusement autonome. Mais arrachement aussi, et surtout, à toutes les polarités binaires qui circonscrivent l’espace politique ordinaire. Ainsi, au face à face voulu par le pouvoir entre identité et altérité, entre soi et l’autre, entre le Français et l’immigré — le pouvoir « réaliste » de 1984 refusant les régularisations promises, et le pouvoir sécuritaire d’aujourd’hui définissant l’une par l’autre, en une formule glaçante, l’immigration et l’identité nationale -, Félix Guattari oppose la démultiplication des devenirs autres, la schize d’une décatégorisation permanente : la « vitalité d’un peuple », propose-t-il, tient à « sa capacité d’être lui-même engagé dans toutes ses composantes dans un devenir immigré ». Oui, insiste-t-il, au risque de choquer les défenseurs plus pragmatiques des sans-papiers, aujourd’hui aussi bien qu’il y a 25 ans, « nous avons [d'abord] tous à devenir des immigrés ». C’est d’une même sortie de l’étau binaire qu’il s’agit (moins d’un dépassement, ou d’une Aufhebung, que d’une diversion, d’une démultiplication) avec la fonction vitale de résistance que Guattari attribue au « fait nationalitaire ». En effet, le dualisme sommaire, ou le billard à deux bandes, auquel on voudrait nous cantonner, alors comme aujourd’hui, est celui qui oppose l’identité dissoute d’une mondialité anomique et l’identité agressive (ou monovalente) des particularismes égoïstes, le Charybde de l’ubris marchande sans sujet et le Scylla du communautarisme des petits sujets essentialisés – ou « le zombie et le fanatique », comme les dépeignaient les essayistes à succès de ces mêmes années d’hiver. Au contraire, mille façons existent, propose alors Guattari, d’échapper à « l’uniformisation capitalistique et étatique » aussi bien qu’aux nationalismes identitaires monolithiques qu’elle suscite en réaction : ce sont les nouvelles « territorialités nationalitaires », ces « formations subjectives complexes » qui incluent l’identité multiple ou stratifiée (ethnique, sexuelle, culturelle etc.) et l’identité tactique (comme les penseurs contemporains de la postcolonialité parlent d’un « essentialisme tactique »), et qui ouvrent sur une multiplicité non conflictuelle et sur autant de processus singularisants, à l’opposé de cette « subjectivité de rechange », ou de ce « parquage bestial de la subjectivité », que nous offrent les médias marchands et la propagande néolibérale. On pense ici aux luttes des années 1990 et 2000, celles d’Act Up ou des sans-abri, celles des descendants de l’immigration ou des minorités sexuelles, celles des sans-papiers ou des anarcho-décroissants, en tant qu’elles-mêmes relèvent à chaque fois de tactiques identitaires, du croisement des subjectivités, du lien qui s’établit entre la lutte pour la reconnaissance locale et la lutte de résistance globale – autant de « territoires » à défendre jusqu’au sang mais sans l’héritage physique, géographique, exclusif et oedipien des vieux « territoires » nationaux.
Et c’est encore d’une telle ligne de fuite, cassant et démantelant les polarités binaires imposées, que relève, selon Guattari, le fameux « tiers secteur » associatif, plus ou moins militant, né dans l’enthousiasme auto- (ou co-) gestionnaire des années 1970 (entre les mouvements écologistes, les « boutiques » de droit ou de santé, et l’élan de la deuxième gauche, autour de la CFDT et du PSU) avant de venir pallier les insuffisances de l’Etat-providence à la diète des années 1980. La force de ces expériences associatives, outre l’autonomie qu’elles inaugurent (et qu’elles enseignent), est encore et toujours de favoriser « le développement social (…) en dehors du couple catastrophique que constitue le capitalisme privé et le pouvoir d’Etat ». Evidemment, une telle insistance sur tout ce qui déjoue les structures binaires, sur l’horizon non dialectique d’un troisième terme, pourrait mettre ces textes sous le coup des critiques adressées aux politiques latérales ou associatives, et à tout le wishful thinking des mouvements dissidents, au nom d’ennemis bien réels et d’une guerre bien en cours – qui font de l’Etat ou du marché, de tel parti ou de telle institution, non seulement les pôles trompeurs d’un dualisme à fuir, mais aussi, et surtout, des menaces, des contraintes, des ennemis directs. Fuir, certes, mais fuir l’ennemi ici et maintenant ? Guattari a pleinement conscience du caractère concrètement problématique de ses propositions dans le contexte des luttes existantes. Aussi évoque-t-il, à plusieurs reprises, son oscillation sans solution entre le pessimisme critique et l’optimisme affectif, entre « le sociologisme morose » et la positivité désirante, plus programmatique: « je suis à la fois hyperpessimiste et hyperoptimiste !… »
Ainsi la « révolution », puisque le mot chemine encore à travers ces textes-là, sera-t-elle définie surtout en négatif, comme échappant aux exclusives et aux manichéismes artificiels. Ni messianique de gauche, avec le piège du Grand Soir, ni gestionnaire ou conservatrice comme il se dit au coeur de ces années d’hiver, ni communiste ni marchande, c’est « une nouvelle sorte de révolution » qui est à inventer, « miraculeusement libérée des hypothèques jacobines, sociales démocrates et staliniennes ». Le binôme poussiéreux réforme-révolution est lui-même battu en brêche, celle-là renvoyant à un progressisme idéologique que tout aujourd’hui invaliderait (puisqu’à maints égards, lance même Guattari, les sociétés néolithiques étaient « plus riches » que les nôtres), tandis que celle-ci est devenue un fétiche oedipien, un signifiant mort, un outil de contrôle, délimitant un territoire fixe sur lequel viennent mourir les désirs politiques. La logique « ni-niste » d’une telle politique anti-dualiste pose bien sûr problème, surtout lorsqu’elle débouche sur une figure brouillée de la révolution, qui ne passerait ni par la prise du pouvoir d’Etat ni par le bouleversement par trop publicitaire des modes de vie. L’accent mis par Guattari sur les « subversions douces » et les « imperceptibles révolutions », souvent plus décisives pour « changer la face du monde » que les violences frontales et les métamorphoses spectaculaires, est une ultime façon pour lui de rompre avec le mythe léniniste de la prise du pouvoir, en lui substituant l’idée problématique d’une « prise de la société par la société elle-même », dans des termes qui ne sont pas sans évoquer ceux du philosophe irlando-mexicain John Holloway et de son bréviaire zapatiste de 2002, Changer le monde sans prendre le pouvoir (2008 pour la traduction française). C’est qu’avec la transversale guattarienne, regard déplacé mais aussi utopisme concret, il y va également du risque de l’entre-deux, des interstices invisibles, des mystères fragiles de l’éphémère. Toute une « interzone extrêmement troublée », menaçant l’ordre dominant mais risquant sans cesse d’être absorbée finalement par lui, ainsi qu’il le dit, interrogé par la revue Sexpol, de l’adolescence elle-même, qui est à la fois un possible politique méconnu et un fantasme existant avant tout « dans la tête » des adultes.
Une autre interzone cruciale, au creux de laquelle se déploient des devenirs autonomes et toute une production de commun, est celle qui sépare l’apparition de nouvelles technologies de communication et le phénomène d’uniformisation, d’expropriation, qui bientôt les menace au profit des médias dominants. Ce que le poète anarchiste californien Hakim Bey a nommé d’une expression célèbre la Zone d’Autonomie Temporaire (qu’il comparait au samizdat pour la diffusion des livres), Guattari, ici, l’envisage moins de façon transitoire, ou historique, que comme un horizon ouvert de subjectivation et de singularisation. Lui qui ne cesse, au fil de ces années cyniques et désenchantées, de vouer aux gémonies le préfixe post-, celui des postures « postmoderne » et « postpolitique », se réfère en revanche constamment aux promesses d’une « ère postmédias », ou « postmédiatique », jugée imminente. Avec les nouvelles machines autorisant à « élargir la perception, [à] recréer le monde » – qu’on les voit alors du côté de l’informatique personnelle première du genre, des microprocesseurs, des dispositifs de connexion sonore ou visuelle, ou même du Minitel bientôt installé dans la plupart des foyers français -, c’est toute une « économie du désir » qu’entrevoit l’auteur de L’inconscient machinique, la possibilité pour chacun de « ressaisir sa singularité » et pour tous de reconquérir la démocratie « à tous les niveaux ». Car les expérimentations en question permettent, selon lui, non seulement de libérer « la subjectivité collective de sa préfabrication et [de] son téléguidage par les institutions et les équipements collectifs de normalisation », mais aussi d’apprendre à « accepter sans réserve l’altérité ». On objectera que les promesses politiques et anthropologiques brandies par Guattari se sont avérées quelque peu chimériques depuis ces années-là, entre renforcement des puissances uniformisantes du divertissement et embrigadement plus récent dans des communautés affinitaires virtuelles. Reste que ce qu’il suggère en quelques mots des liens entre ces machines nouvelles et nos « schizes subjectives », ce qu’il dit du stade « postpersonnel » d’affectivité collective qu’elles permettent d’atteindre, est souvent plus convaincant que les élaborations de son ami et lecteur Antonio Negri et de ses émules actuels sur le « capitalisme cognitif » et « l’intelligence collective » en réseau (elle-même librement adaptée du general intellect évoqué par Marx dans les Grundrisse). Même quand les suggestions de Guattari sont, comme ici, très modalisées : les « possibilités fabuleuses de libération » liées à ces dispositifs techniques nouveaux, Guattari en veut pour preuve l’exemple de son propre fils, qui « fait de la politique pas tellement avec des discours mais avec son fer à souder », en montant des radios libres avec ses copains, moyens techniques au service d’un geste politique direct qui n’a pas besoin de justifications bavardes. Bien entendu, cette curieuse technophilie dissidente du dernier Guattari ne serait, là encore, qu’utopie rhétorique ou techno-fétichisme si elle n’avait pas pour motif profond, à l’arrière-plan, la théorisation radicalement nouvelle des concepts de « machine » et de « machinisme » avancée par Guattari et Deleuze à partir de l’Anti-Oedipe (1972). Le fond de l’affaire, en un mot, est cet inconscient schizoïde, ou « machinique », à partir duquel se déploie toute l’oeuvre de Guattari, son trajet de militant et de thérapeute aussi bien que son travail philosophique.
Ainsi qu’il le rappelle ici dans une conférence à Mexico et dans un entretien pour la revue Psychologies, l’enjeu est moins de contourner ou d’éliminer la psychanalyse, au risque de faire le jeu du béhaviorisme et du cognitivisme déjà alors en plein essor, que de la « réformer radicalement ». Contre l’inconscient-destin, familialiste et hanté par les origines, qui est celui des « processus primaires » freudiens, mais aussi contre l’inconscient-langage lacanien, et ses dérives logocentriques, l’inconscient machinique renvoie à toute une « prolifération de machines désirantes », à une interpénétration de flux, d’entités, d’univers variés, au confluent de l’individuel et du social, des échappées et des devenirs. Cet inconscient-usine, contre le petit théâtre freudien avec ses coulisses et ses significations cachées, permet d’entrer dans « un monde mental où ne vont jamais de soi les oppositions tranchées », où l’on est toujours à la fois « je et autre, homme et femme, adulte et enfant ». Et il débouche sur la question politique des modes de production du commun et des « agencements collectifs d’énonciation », à rebours de l’impuissance à laquelle voue le sujet, selon Deleuze et Guattari, la seule insistance sur les énoncés et les jeux du signifiant. Plus précieux aujourd’hui que jamais, à l’heure de la biopolitique généralisée et de l’individuation obligatoire, le pont que jette une telle approche entre psychanalyse et politique, entre singulier et collectif, est bien ce que Guattari n’eut de cesse d’échafauder, contre la thérapie bourgeoise du « roman familial » et du désir défini comme manque originel – ce dont les empêchements, ou les limites strictes, façonneraient seuls la subjectivité, dans l’orthodoxie freudienne. Car il y va du décloisonnement entre les échelles, entre le misérable petit tas de secrets de l’histoire individuelle et sa surdétermination par les coordonnées changeantes de la grande histoire, ou entre la macropolitique molaire des normes et des institutions et la micropolitique moléculaire des devenirs et des affects. Pour le Guattari résistant des années 1980, il n’est pas anodin de revenir sur ce point nodal au coeur de cet hiver-là, au temps d’une dépolitisation revendiquée et d’un surinvestissement imaginaire compensatoire – à l’époque, en d’autres termes, de la gauche gestionnaire et des nouveaux segments de la consommation culturelle, l’époque qui vit naître le mensonge de la « fin des idéologies » et les effets projectifs du Top 50.
Mais la transversalité qui résume l’inconscient machinique et toute l’approche de Guattari, cette transversalité dont il se dit ici le « spécialiste » en se jouant du paradoxe, n’est pas sans faire problème, alors comme aujourd’hui – ainsi que l’admet lui-même plus d’une fois, dans les pages qui suivent, ce praticien de la théorie revêche à tous les dogmatismes. Il y a d’abord l’effet d’un contexte particulier, dont nous éloignent les trois décennies qui nous séparent de ces interventions. Car au tournant des années 1980, le transversalisme n’est pas seulement ce geste militant consistant à articuler les résistances individuelles et l’invention collective. Il est aussi, sous d’autres plumes, en d’autres lieux, la sortie qu’a trouvée toute une génération intellectuelle hors des logiques disciplinaires et des conflits idéologiques des années 1968. Sous les noms de « cybernétique », de « systémique » ou même de « complexité », un autre transversalisme est promu à la même époque, de l’Ecole Polytechnique jusqu’aux pages du Nouvel Observateur, par le biologiste Henri Atlan, l’épistémologue Jean-Pierre Dupuy ou le sociologue Edgar Morin, moyennant une stratégie de croisement des savoirs et quelques thématiques récurrentes qui ne sont pas absentes du discours guattarien : décloisonnement des disciplines, paradigme de l’interdépendance, métaphores de la diagonale et des effets-retours, insistance sur le continuum et les hybridations, problématisation de l’événement ou de la catastrophe (comme avec le physicien René Thom) contre le rationalisme causaliste ordinaire. Non que Félix Guattari puisse être rapproché de ces derniers, volontiers promoteurs d’une nouvelle technocratie post-disciplinaire (et, de fait, sollicités par les pouvoirs en place, sous Giscard puis sous Mitterrand) ; mais depuis lors, le mésusage de ces notions au service d’un improbable dépassement de la politique, en direction d’une politique « réconciliée », en un mot aux dépens des prolétaires, anciens ou nouveaux, nous a appris à envisager avec circonspection la panacée transversaliste quelles qu’en soient les formes.
Et surtout, dans le monde déréalisé des médias tout-puissants, dans le monde mutilé des distances infinies à la vie, la question reste entière de ce qui peut bien traverser, de ce qui peut relier effectivement, de ce qui, dans cette transversale, peut bel et bien renforcer les puissances d’agir mineures, la force des faibles. A preuve le caractère difficilement opératoire des propositions guattariennes, malgré les nouveaux militantismes « désirants » et malgré les instituts de schizo-analyse créés en hommage à Deleuze et Guattari au coeur de certaines favelas brésiliennes. A preuve, aussi, la difficulté qu’il y a, reconnue par ce dernier, à relier entre elles les luttes micropolitiques, à produire un commun pérenne au détour des combats les plus résolus. Une difficulté que ne résout pas le forçage théorique imposé parfois par l’auteur de Chaosmose : on doute, à le lire, qu’il soit possible comme il le suggère de dissocier le processus de décision et le fantasme du pouvoir, afin de nouer des alliances sans recourir à la synthèse ou à la fédération autoritaires – ne serait-ce que parce que la décision, même tactique, n’est jamais purement fonctionnelle, jamais pure du fantasme démiurgique de la domination. L’échec, pour le moment, des nouvelles stratégies fédératrices à la gauche de la gauche, des cercles intellectuels de la gauche critique jusqu’aux ouvertures minoritaires du Nouveau parti anticapitaliste (NPA), en fournit aujourd’hui, s’il en était besoin, une illustration exemplaire.
Aussi loin des stratégies partisanes que des synthèses néo-technocratiques, le caractère problématique de la transversalité guattarienne, tel qu’il ressort de ces pages, est surtout le fait d’une certaine solitude historique, d’une minorité dans la minorité. Car Félix Guattari est bien seul, décidément, à croire que les outils de la schizo-analyse et des pratiques transversales suffiront à nous fournir de quoi passer l’hiver, de quoi y survivre et s’y réapproprier un peu d’autonomie politique. Même épaulé par maints épigones, même en dialogue avec d’innombrables complices, comme le fut toujours Guattari, il est seul au sens d’un crépuscule, seul dans la mesure où une séquence intellectuelle et politique touche à son terme à l’heure où il écrit ces textes. Tout se passe comme si les mutations historiques en cours pendant ces quelques années d’hiver à la fois nous éloignaient d’une telle séquence, fébrile et créative, jusqu’à en effacer les traces (du moins les traces contextuelles), et en requéraient plus que jamais l’exigence et la rigueur. Invalidation contextuelle, et pourtant nouvelle nécessité historique, ou encore : révolu mais actuel, selon la définition nietzschéenne de l’intempestif. Tel est bien le paradoxe des outils guattariens (mais aussi deleuziens) au coeur de cette décennie 80 dont on se demande encore aujourd’hui si on en verra jamais le bout. C’est en tout cas ce qui transparaît dans la conférence lumineuse que donne Guattari, en juin 1985 à Milan, en hommage à Michel Foucault – dont l’oeuvre est prise elle aussi entre l’éloignement contextuel et la pérennité analytique. Saluant chez Foucault toute une « micropolitique de l’existence et du désir », Guattari insiste sur la nécessité accrue, après Foucault, au milieu de l’hiver réactionnaire, du basculement foucaldien : substituer, comme il le fit, l’exploration horizontale des formes de « contiguïté-discontinuité » à la vieille « station verticale de la pensée », substituer l’effort pour saisir le rare et l’intotalisable à la vieille manie dialectique de l’englobement (qui trop embrasse mal étreint), et à cette « référence au fond des choses » qui hante la philosophie de Platon à Hegel, substituer la quête rigoureuse des « formations discursives » – les discours non pas comme langage mais comme énonciation, non pas comme rationalité idéale mais comme ce « grand bourdonnement incessant et désordonné » (l’Ordre du discours), les discours moins en tant que superstructure rhétorique qu’en tant qu’ensemble de « pratiques qui forment les objets dont ils parlent ».
Le pouvoir aussi bien que l’éventuelle résistance qu’on pourra lui opposer sont « discursifs » au sens où circulent avec eux des injonctions, des modes de contrôle, des énergies diffuses, des rationalités échafaudées pour faire et défaire des mondes. Au sens où ils interviennent précisément au point de jonction du molaire et du moléculaire, des modes subjectifs de perception et des institutions formelles de la domination. Et au sens, enfin, où le discours qu’ils portent renvoie au sens tout autant qu’au non-sens. Car il ne faudrait pas oublier, à plus forte raison alors que résonnent aujourd’hui les trompettes d’une politique « réelle » revendiquant l’efficace de « l’action » contre l’ineptie des bavardages, que ce qui échappe à la signification est encore, dans l’acception foucaldienne, de l’ordre du discours. « Ce qui compte c’est de se défaire d’une saloperie de signification », lance Guattari en 1985 : pas pour parodier les excès du linguistic turn mais pour apprendre à saisir les effets de tout discours, pas pour la poésie du signifiant ou l’irresponsabilité du mot creux mais pour capter les expériences, saisir les intensités, voir à l’oeuvre les jeux du pouvoir. Il est plus urgent que jamais, en effet, de se défaire de cette saloperie, si l’on veut élargir le passage étroit que pointèrent Guattari et quelques uns de ses contemporains entre l’impuissance collective et la réaction communautaire, entre la subjectivité manufacturée et le refuge régionaliste. Ni résignation postmoderne ni messianisme magique, la politique guattarienne renvoie à un en-deça de la signification, là où l’irrationnel du discours aide à « démanteler l’idéal identitaire », là où la schize assumée, réappropriée, permet de garder l’oeil grand ouvert sur « l’a-signifiance active des processus de singularisation existentielle ». Alors seulement l’hiver apparaît pour ce qu’il est : saison des intimités résistantes, des puissances dormantes, des politiques de l’ombre qui préparent le printemps.
Francois Cusset
Préface aux Années d’Hiver de Félix Guattari / 2009

http://www.dailymotion.com/video/x77403

Entretiens de Félix Guattari : voir sur Anti-Oedipe
ou sur Chimères

De quoi passer l’hiver (1) / François Cusset

Presque trente ans qu’ont été rédigés les textes ici rassemblés. Presque vingt ans que n’était plus disponible le volume qui les rassembla initialement, en 1986, aux éditions Bernard Barrault. Un bail ? Pas si sûr. Les commentateurs diront que le monde d’Obama et de Facebook n’est plus celui de la guerre froide et du Minitel, que le choc pétrolier n’est pas le krach financier, et que les penseurs critiques échevelés d’avant-hier manquent cruellement de successeurs dans la France exsangue du président bling-bling. Plus que l’argument d’une puissance à contretemps des vraies pensées critiques, on leur opposera la simple stupéfaction que suscitent ces quelques textes, de mise au point ou de circonstance : la stupéfaction de leur pleine actualité, sans séparer l’acception philosophique du terme chère à Félix Guattari et Gilles Deleuze (celle d’un concept incarné, à l’oeuvre, en devenir) et son sens plus familièrement journalistique – tant sont flagrantes ici, presque à chaque ligne, l’acuité brûlante, la force anticipatrice, la valeur d’éclairage et d’outillage pour aujourd’hui de ces remarques éparses avancées il y a un quart de siècle. Par la diversité de leur énonciation, conférencielle ou plus confessionnelle, théorique ou plus anecdotique, et surtout de leurs objets (politique, technologie, art, psychanalyse, épistémologie…), ces fragments d’une oeuvre elle-même délibérément éparse en révèlent, mieux qu’aucun autre texte, l’extension formidable, la richesse circulatoire, les univers hétérogènes en même temps que la cohérence contagieuse. Outre qu’ils donnent accès, dans un registre et un langage cette fois accessibles, parfois volontiers empiriques, à un ensemble conceptuel riche et complexe que la plupart des livres signés de Félix Guattari, par leur technicité théorique et leur densité syntaxique, réservent en général à des lecteurs plus expérimentés (Psychanalyse et transversalité, les Trois écologies, Chaosmose…). Mais avant d’être des clés d’entrée dans l’univers guattarien, ces quelque trente textes, qui portent tous selon leur auteur (dans sa postface) sur « les modes contemporains de production de la subjectivité, consensuels ou dissidents… », se lisent d’abord comme des prises directes sur leur époque, et en même temps, indissociablement, comme des anticipations vertigineuses de la nôtre – vertigineusement précises et vertigineusement intactes, à rebours des futurismes de magazine et des scénarii paresseux dont bourdonnèrent justement ces quelques « années d’hiver », entre 1980 et 1985.
Car cet hiver mondial des premières années 1980, avec ses poussées droitières, son triomphe du marché et ses nouveaux esclavages subjectifs, Guattari en pressent avec une acuité inouïe la dimension de mutation historique et de tournant anthropologique. Sous des prétextes aussi contingents qu’une interview dans Libération ou une clôture de colloque, il en démêle les noeuds invisibles et en tire les fils cachés, avec une minutie qui exclut tout prophétisme, ne laissant en fin de compte à l’incertitude, et aux Nostradamus de bazar, que la question de savoir si ce qui suivra sera pire ou non: « rien ne nous assure qu’à cet hiver-là ne succèdera pas (…) un hiver plus rude encore », prévient-il d’emblée, tout en s’affirmant convaincu, quelques articles plus loin, soucieux de pointer quelque lueur à l’horizon, qu’on jugera bientôt « ces dernières années comme ayant été les plus stupides et les plus barbares depuis bien longtemps! » Mais en attendant, il nous parle de nous, de notre monde dés/intégré, de notre présent affolé, celui du lendemain des années 1970 aussi bien que celui de la veille des années 2010. Certes, le contexte est bien là qui singularise une époque, à l’heure où coulent sur l’Occident les « huiles goudronneuses du reaganisme et du thatchérisme », et où plus localement, la foire d’empoigne politico-intellectuelle de l’après-68 fait bientôt place au désert mitterrandien. Car dans la double contrainte de « la gauche au pouvoir », impossible à critiquer sous peine de faire le jeu de ses ennemis, et tout aussi impossible à ne pas critiquer sous peine de rejoindre le choeur majoritaire des girouettes et des parvenus, ils ne sont pas nombreux à s’insurger en place publique, comme le fait Guattari. Deleuze, estimant que « l’époque n’y est plus », travaille sur Francis Bacon, le cinéma, un Leibniz baroque, tandis que d’autres partent enseigner outre-océan et que Michel Foucault disparaît prématurément. Mais Félix veille, obstiné, laissant derrière lui ces interventions ponctuelles au fil desquelles se lit notre histoire, la plus actuelle de toutes.
Qu’on en juge. Il tonne contre les politiques répressives du dernier Giscard, en dénonçant « l’apartheid administratif des expulsions » de sans-papiers et la criminalisation des jeunes ou des immigrés, dans des termes qu’on pourrait (voudrait?) lire aujourd’hui, à la virgule près. Jusqu’à cette « volonté de punition et de vengeance à l’égard des intellectuels [italiens] du 7 avril », qui n’a rien perdu de sa rage à l’heure des extraditions sarkozystes. Ou jusqu’à la lutte sans fin, à la clinique de La Borde ou dans les cercles de psychothérapeutes alternatifs, contre la nouvelle psychiatrie répressive, laquelle a pris encore récemment un tour directement policier, malgré les appels solidaires et les appels des appels. Quant à la « perspective à court terme d’une Europe des polices plutôt qu’une Europe des libertés », et partout sur le Vieux continent d’un recul de tous les droits (« droit d’asile politique, droit à disposer d’un minimum de moyens matériels, droit à la différence pour des minorités, droit à une expression démocratique effective… »), on la croirait sortie tout droit de l’Europe d’Europol (interconnexion des fichiers de police des 27 Etats membres) et de la « directive retour » votée en 2008 pour harmoniser la chasse aux sans-papiers. Guattari, au détour d’un entretien ou d’un article enflammé, disait il y a 25 ans assister à la « remontée des conceptions du monde conservatrices, fonctionnalistes et réactionnaires », à la constitution d’un nouveau régime de pouvoir mondial intégré, à la formation inédite d’un « immense tiers état » – sans oser imaginer que rien n’infléchirait ensuite une telle évolution, bien au contraire.
Un autre signifiant traverse ces trois décennies, sorti comme un lapin du chapeau des technocrates au tournant des années 1980, et revenu en 2008 obstruer tout horizon de pensée : « la crise » bien sûr, dont Guattari déconstruit une à une les fausses évidences. « La crise… La crise… Tout vient toujours de là ! », s’agaçait-il alors, avant de montrer la transformation de cet épouvantail en « évidence apodictique », en « fléau biblique », pour justifier toujours qu’une « seule politique économique est possible », celle qu’on n’appelle pas encore en France la préférence pour le chômage (là où en vérité, insistait-il encore, quinze ans avant la vague altermondialiste, « c’est le politique qui prime l’économique »). La crise, suggère-t-il, est surtout celle des économistes, celle d’un capitalisme psychotique dont les pilotes ne touchent plus terre depuis longtemps, brandissant une rationalité vide pour légitimer une autorité sans fondement, des courbes irréelles pour recueillir l’assentiment de leurs victimes : « le corps mou, autoréférencé des écritures économiques et monétaires est devenu un instrument décérébré et tyrannique de pseudo-décisionnalité, de pseudo-guidage collectif… » Et il enfonce le clou, analysant « la formation d’un capital cybernétique » et d’un nouveau « discours totalitaire qui trouve sa forme d’expression dans le cynisme de la ‘nouvelle économie’… » A plus forte raison à l’heure où le pouvoir, alors neuf, des sondages permet de tout justifier. Soit la ventriloquie des gouvernants attribuant leurs seuls choix à la fiction pseudo-statistique d’une « opinion publique », dont Guattari démonte le mensonge en des termes qui ne sont pas sans évoquer ceux de Pierre Bourdieu quelques années plus tôt (l’Opinion publique n’existe pas, 1972).
Ces années d’hiver sont celles d’une rhétorique perverse de la crise comme chance historique de devenir enfin modernes et compétitifs, moyennant une dialectique qui n’a rien perdu de sa violence deux décennies plus tard. Et lorsqu’on nous annonce désormais, courbes en main, l’improbable reprise, c’est encore au Guattari de 1984 qu’on voudrait revenir : « le mythe de la grande reprise – mais la reprise de quoi, et pour qui?… » Crise/reprise, chômage/inflation, Européens/étrangers, vieille propagande des binarismes, de ces fausses polarités que la démarche théorique de Guattari et de Deleuze s’acharnait à démonter. Celle que démonte ici Guattari avec le plus d’acharnement, guerre froide oblige, n’est autre que la polarité est-ouest, communiste-libérale : leur « complicité toujours plus marquée conduit [les deux superpuissances] à s’intégrer au même système mondial capitalistique et ségrégationnaire », estime-t-il, cette tension même restant le meilleur moyen pour elles deux « de ‘disciplinariser’ la planète ». Là où la seule question, le seul plan d’immanence qui vaille, pour parler le langage de Mille plateaux, est selon Guattari le prolétariat mondial, le tiers monde où qu’il soit, que le vent puissant d’anti-tiers-mondisme soufflant alors sur la France ne l’empêche pas de défendre pied à pied. Et si l’on se penche sur la politique dans son acception cette fois plus restreinte, celle qui circule entre la rue de Solférino et le palais de l’Elysée, les envolées du Guattari des années d’hiver font entendre un son encore plus actuel. Pour justifier son soutien de la première heure à la candidature fantasque de Coluche aux présidentielles de 1981, il explique ainsi que « ce qui est visé (…), c’est avant tout la fonction présidentielle, (…) qui incarne la pire des menaces contre les institutions démocratiques en France – ou ce qu’il en reste – et contre les libertés fondamentales ». Et la gauche de pouvoir, celle que beaucoup de ses (anciens) compagnons hésitent alors à attaquer de plein fouet, est bien entendu un motif récurrent dans ces écrits datant tous du premier septennat de Mitterrand : non contents d’avoir perdu une occasion historique de transformer la société française de fond en comble, les socialistes français « ont perdu la mémoire du peuple », ils ont quitté le terrain social ou même « [désenchanté] le socius », n’y substituant, en créant en 1984 SOS-Racisme et ses millions de badges « touche pas à mon pote », qu’une communication bien-pensante et sans effet – « ils n’ont même pas pensé à demander leur avis aux principaux intéressés ». Reconnaissant que le mitterrandisme prometteur de 1981 ne pouvait qu’échouer cantonné « à un seul pays », Félix Guattari dessine pour le PS, entre « torpeur et cynisme », un scénario désastreux où s’entrevoit aussi toute sa déconfiture actuelle : il « finira par s’endormir sur ses lauriers, par laisser s’appauvrir son pluralisme interne et par se constituer en Etat dans l’Etat », jusqu’à l’inévitable « retour de bâton réactionnaire ».
Pour occuper le terrain social laissé en déshérence par les socialistes, Guattari ne croit plus dans les militantismes gauchistes de la décennie précédente, « imprégnés de [leur] odeur rance d’église », mais plutôt à l’essor de « subjectivités dissidentes », de « groupes sujets » réinventés, « machines militantes mutantes » d’un genre nouveau par lesquelles font leur « entrée en politique toute une série de gens qu’on n’attendait pas – les marginaux, les chômeurs, les mômes, les bandes… » Dans un tel contexte, l’intellectuel organique, ou partisan, n’a plus lieu d’être. Aussi l’auteur de la Révolution moléculaire répond-il ici à Max Gallo et Philippe Boggio, qui sonnaient le rappel en 1983 dans le Monde en pleurant l’épuisement des idées et la fin de l’intellectuel de gauche : « il n’y a déjà plus d’abonnés aux numéros que vous demandez, ceux qui font aujourd’hui profession de penser (…) ne se reconnaissent plus dans aucun porte-parole… » Car ce qui est à penser, ce qui émerge alors, en France comme dans le reste du monde, déborde largement les schèmes explicatifs du marxisme dogmatique ou du freudisme orthodoxe, et à plus forte raison de la plus pragmatique social-démocratie. Il y a d’abord ce Capitalisme Mondial Intégré (CMI) dont Guattari égrène l’acronyme au fil de ces textes, « intégré » au sens d’une intégration inédite des structures « molaires », institutions socio-politiques et règles du marché, et des flux « moléculaires », affects et facultés humaines désormais façonnés par « les médias et les équipements nouveaux ». La subjectivité, insiste-t-il, est aujourd’hui « de plus en plus manufacturée à l’échelle mondiale ». Les formes de cette manufacture varient, depuis les normes éducatives et générationnelles (« tout un esprit de sérieux psychologisant véhiculé par les médias, les jeux éducatifs… ») jusqu’aux nouvelles « défonces machiniques », du ski à la télé, du rock aux vidéo clips, ces techno-drogues qui n’ont plus rien à voir avec les pratiques d’auto-intoxication dont moururent Van Gogh ou Antonin Artaud.
Le capitalisme reste bien ce « processus de transformation généralisée », selon une formule qui renvoie au premier Marx, mais il articule dorénavant des éléments plus hétérogènes que jamais, comme l’analyse Guattari dans un texte plus théorique coécrit avec Eric Alliez : mélange schizoïde d’écriture, de domination et de machines, autrement dit respectivement d’un « système sémiotique », d’une « structure de segmentarité » et d’un « processus de production », le capitalisme doit son triomphe des années 1980, selon Guattari, à la montée en puissance contradictoire et simultanée, ou disjointe-conjointe (et non pas dialectique), de son principe de clôture, ou de propriété, et de son aptitude circulatoire, ou processuelle, de même qu’il s’agissait en 1980 dans Mille plateaux d’un capitalisme à la fois « déterritorialisant » et « reterritorialisant ». Car cette décennie liminaire du nouvel âge est en effet, souvenons-nous, celle de la concentration du capital et de sa première financiarisation, celle des premières vagues de dérégulation dans le secteur public et de l’émergence d’un Etat-VRP au service de ses « fleurons » à l’exportation, mais aussi celle du retour de bâton réactionnaire sinon religieux et de l’individuation-dérégulation des modes de vie eux-mêmes. La force de l’approche guattarienne étant ici d’associer le recul de la longue durée (plus qu’un historicisme dont il s’est toujours méfié), en citant Fernand Braudel ou en évoquant l’Amsterdam du tout premier capitalisme, et la captation synchronique (ou « transversale ») d’un présent fou, littéralement affolé. Et il y a aussi, indissociable de ce nouveau stade psychotique du capitalisme, coiffant l’ensemble des événements dont Guattari est ici le contemporain, cette mutation du paradigme du pouvoir dont le dernier Foucault fit l’analyse, cette métamorphose cratologique en fonction de laquelle le pouvoir accroît alors à la fois sa mainmise sur les vies et sa dispersion microphysique, sa violence sourde et son abstraction formelle. Le pouvoir importe désormais plus que son contenu, il s’exerce quelle que soit sa nature ou sa teneur, note Guattari au passage, son efficace tenant alors à une permutabilité sans précédent des substances qu’il prend en charge, à tout un « éros de l’équivalence ».
Pourtant, ces quelques textes d’intervention intéressent moins notre présent d’aujourd’hui pour les théories qu’ils véhiculent du pouvoir, du désir ou de l’inconscient, que pour leur tonalité même, l’énergie dont ils procèdent, le regard qu’ils portent sur leur temps — ton et regard qui font exister, mieux qu’aucune théorie, une résistance inlassable face aux pouvoirs. Car ce regard, aussi singulier que celui du Guattari des décennies précédentes, le Guattari lacanien puis anti-oedipien, est aussi plus mûr, plus posé, à la fois plus subtil et plus intransigeant. Quant au ton, il nous vaut, au fil de textes à l’écriture joyeusement oralisée, d’entendre ici une voix vivante, plaisantine ou enragée, toujours aiguillée par l’absolue sincérité de qui n’a jamais songé qu’on pût souffrir d’un décalage entre sa parole et ses actes, ses textes et sa vie (on a déjà assez de raisons de souffrir pour ne pas leur ajouter cette vieille céphalée de la mauvaise conscience intellectuelle). Art de l’appel laconique: « La démocratie, bordel ! » Art du zeitgeist joliment décalé : « l’inconscient machinique est un peu comme la Samaritaine, on y trouve de tout ! » Art de la guerre aussi, contre « une telle accumulation de connerie, de lâcheté, de mauvaise foi, de méchanceté » Art de l’adresse, ici et là, comme lorsqu’il évoque avec Michel Butel son expérience révolue de jeune thérapeute lacanien un peu débordé par ses patients : « tu parles! Dans quoi je m’étais foutu? Le gourou malgré lui, thème de vaudeville… » Félix Guattari nous parle. Les images qui lui viennent, esquisses d’une phénoménologie inédite du contemporain, font toujours mouche, sans jamais se mirer dans leur fonction d’images. Le capitalisme, par exemple, fabrique « des enfants soumis, des ‘Indiens tristes’, des gens devenus incapables de parler, de palabrer, de danser », quand il ne relève pas d’un « processus d’infantilisation » qui fera toujours le lit du « fascisme » – tandis qu’amorphe et sans frontières, la « société mondiale est devenue flasque ».
Comme on le sait d’un lexique devenu canonique, celui des « puissances mineures » et des « lignes de fuite », l’image chez Guattari, aussi bien que chez Deleuze, est l’instantané d’une pensée en train de se faire, un personnage conceptuel ouvrant sur autant d’univers parallèles. Elle est attention minutieuse à l’objet bien plus qu’artifice rhétorique pour le contourner, ou au contraire pour l’embrasser de trop près, baiser de la mort. D’où l’exploit des quelques textes sur l’art et les artistes rassemblés ici en fin de volume. Pourtant, lorsqu’il écrit sur les peintres Merri Jolivet et Gérard Fromanger, sur Franz Kafka ou le photographe Keiichi Tahara, Guattari le fait dans des termes à peu près similaires, imposant face à des oeuvres sans rapport un même lexique surcodé et une même obsession « transversaliste », qui font craindre une grille interprétative, une manipulation de l’oeuvre au service d’autre chose, voire une perte de sa singularité (ce qui serait un comble). Mais la crainte retombe, peu à peu le discours essaime, l’oeuvre émerge grandeur nature, tant le geste de Guattari face au travail de l’artiste est un geste toujours généreux et précis – lyrisme complice au coeur même du sabir, et dans la justesse du moindre détail, sensibilité prodigieuse au processus de transformation permanente et à toutes les micro-mutations (au sein d’un trajet d’artiste comme d’une seule oeuvre) qui ensemble font art. Telle est la subtilité guattarienne : l’obsession mais au service de la transformation, une phraséologie litanique mais mobilisée au plus près de l’objet, afin de ne manquer aucun des rouages infimes de ce phénomène si complexe qu’est le changement.
Et puis sa subtilité, plus profondément, tient à la machine de guerre qu’a montée Guattari au fil des ans contre les dogmatismes de toutes sortes : ceux de la technocratie désingularisante au pouvoir dans les années 1980 mais aussi ceux des gauchismes de l’après-68 débouchant tous sur « une sorte d’interdiction de penser », ceux des philosophies dominantes de la substance et de la dialectique mais aussi ceux dont il fut lui-même, quelques années durant, un parangon à sa manière. Car le Guattari des années 1980, plus vigilant et plus engagé que jamais, n’est pourtant plus le Guattari véhément, mal dégrossi, génial mais aussi volontiers caricatural du tournant des années 1970 : le psychanalyste, dans ces textes des Années d’hiver, n’est plus nécessairement « un flic », et le désir, l’embrigadant Désir, n’est plus en lui-même une force révolutionnaire. Il le confie d’ailleurs au passage: expériences et déconvenues l’ont rendu plus lucide qu’à l’époque des nuits bavardes et enfiévrées du CERFI ou du FGERI, pendant que le travail de théorisation et d’écriture avec Gilles Deleuze (trois livres majeurs écrits ensemble en moins de dix ans, cas unique dans l’histoire de la pensée) a cassé en lui « un certain mythe groupusculaire, [tout] un fantasme de la bande ». Du coup, même dans l’expression laconique de textes peu théoriques, tout ici est plus délié, plus équilibré, plus juste peut-être, tant il y est tenu compte à la fois de la relativité de toute opposition (le dualisme simpliste ami-ennemi laissant place à une vision plus complexe) et de la précarité subjective dont procède toute pensée conséquente. D’abord la fragilité : fragilité assumée qui est celle de la maturité, de la contradiction revendiquée, de cette « morale de l’ambiguïté qui [lui] paraît spécifique de la schizo-analyse », et qu’il rapporte ici à son long trajet schizoïde (depuis le temps lointain où il était Pierre pour sa famille et Félix pour ses amis…). Une fragilité qui est aussi celle de sa propre construction théorique dans la mesure où celle-ci se tient sous la menace d’une lassitude intime, d’un à quoi bon lancinant : il y a en lui « une autre dimension de sabotage inconscient, une sorte de passion de retour au point zéro », confesse-t-il à Michel Butel, si bien que toutes ses élaborations sophistiquées sont au plus intime de lui « toujours à la limite de s’effondrer ».
Francois Cusset
Préface aux Années d’Hiver de Félix Guattari / 2009
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Passeio com Johnny Guitar (Ballade avec Johnny Guitar) / João César Monteiro

Image de prévisualisation YouTube
João César Monteiro
Passeio com Johnny Guitar / 1995
Court métrage, intégral.

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