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Archive journalière du 31 déc 2009

Anti-Oedipe et Mille plateaux / Gilles Deleuze (Vincennes, 1971)

Les codes, le capitalisme, les flux, décodage des flux, capitalisme et schizophrénie, la psychanalyse, Spinoza
Qu’est-ce qui passe sur le corps d’une société ? C’est toujours des flux, et une personne c’est toujours une coupure de flux. Une personne, c’est toujours un point de départ pour une production de flux, un point d’arrivée pour une réception de flux, de flux de n’importe quelle sorte; ou bien une interception de plusieurs flux.
Si une personne a des cheveux, ces cheveux peuvent traverser plusieurs étapes : la coiffure de la jeune fille n’est pas la même que celle de la femme mariée, n’est pas la même que celle de la veuve : il y a tout un code de la coiffure. La personne en tant qu’elle porte ses cheveux, se présente typiquement comme interceptrice par rapport à des flux de cheveux qui la dépassent et dépassent son cas et ces flux de cheveux sont eux-mêmes codes suivant des codes très différents : code de la veuve, code de la jeune fille, code de la femme mariée, etc. C’est finalement ça le problème essentiel du codage et de la territorialisation qui est de toujours coder les flux avec, comme moyen fondamental : marquer les personnes, (parce que les personnes sont à l’interception et à la coupure des flux, elles existent aux points de coupure des flux).
Mais donc, plus que marquer les personnes – marquer les personnes, c’est le moyen apparent -, pour la fonction la plus profonde, à savoir : une société n’a peur que d’une chose : le déluge ; elle n’a pas peur du vide, elle n’a pas peur de la pénurie, de la rareté. Sur elle, sur son corps social, quelque chose coule et on ne sait pas ce que c’est, quelque chose coule qui ne soit pas code, et même qui, par rapport à cette société, apparaît comme non codable. Quelque chose qui coulerait et qui entraînerait cette société a une espèce de deterritorialisation, qui ferait fondre la terre sur laquelle elle s’installe : alors ça, c’est le drame. On rencontre quelque chose qui s’écroule et on ne sait pas ce que c’est, ça ne répond à aucun code, ça fout le camp sous ces codes; et c’est même vrai, à cet égard, pour le capitalisme depuis longtemps qui croit toujours avoir assuré des simili-codes, là, c’est ce que l’on appelle la fameuse puissance de récupération dans le capitalisme – quand on dit récupère : chaque fois que quelque chose semble lui échapper, semble passer en dessous de ces simili-codes; il retamponne tout ça, il ajoute un axiome en plus et la machine repart; pensez au capitalisme au 19eme siècle : il voit couler un pôle de flux qui est, à la lettre, le flux, le flux de travailleurs, le flux prolétariat : eh bien, qu’est-ce que c’est que ça qui coule, qui coule méchant et qui entraîne notre terre, où va-t-on ? Les penseurs du 19eme siècle ont une réaction très bizarre, notamment l’école historique française : c’est la première à avoir pensé au 19eme siècle en termes de classes, ce sont eux qui inventent la notion théorique de classes et qui l’inventent précisément comme une pièce essentielle du code capitaliste, à savoir : la légitimité du capitalisme vient de ceci : la victoire de la bourgeoisie comme classe contre l’aristocratie.
Le système qui apparaît chez Saint Simon, A. Thierry, E. Quinet, c’est la prise conscience radicale de la bourgeoisie comme classe et toute l’histoire, ils l’interprètent comme une lutte des classes. Ce n’est pas Marx qui invente la compréhension de l’histoire comme lutte des classes, c’est l’école historique bourgeoise du 19eme siècle : 1789, oui, c’est la lutte des classes, ils se trouvent frappés de cécité lorsqu’ils voient couler à la surface actuelle du corps social, ce drôle de flux qu’ils ne connaissent pas : le flux prolétariat. L’idée que ce soit une classe, ce n’est pas possible, ce n’en est pas une à ce moment là : le jour où le capitalisme ne peut plus nier que le prolétariat soit une classe, ça coïncide avec le moment où, dans sa tête, il a trouvé le moment pour recoder tout ça. Ce que l’on appelle la puissance de récupération du capitalisme, c’est quoi ça ?
C’est qu’il dispose d’une espèce d’axiomatique, et lorsqu’il dispose de quelque chose de nouveau qu’il ne connaît pas, c’est comme pour toute axiomatique, c’est une axiomatique à la limite pas saturable : il est toujours prêt à ajouter une axiome de plus pour refaire que ça marche.
Quand le capitalisme ne pourra plus nier que le prolétariat soit une classe, lorsqu’il arrivera à reconnaître une espèce de bipolarité de classe, sous l’influence des luttes ouvrières au 19eme siècle, et sous l’influence de la révolution, ce moment est extraordinairement ambigu, car c’est un moment important dans la lutte révolutionnaire, mais c’est aussi un moment essentiel dans la récupération capitaliste : je te fous un axiome en plus, je te fais des axiomes pour la classe ouvrière et pour la puissance syndicale qui la représentent, et la machine capitaliste repart en grinçant, elle a colmate la brèche. En d’autres termes, tous les corps d’une société sont l’essentiel : empêcher que coulent sur elle, sur son dos, sur son corps, des flux qu’elle ne pourrait pas coder et auxquels elle ne pourrait pas assigner une territorialité.
Le manque, la pénurie, la famine, une société elle peut le coder, ce qu’elle ne peut pas coder, c’est lorsque cette chose apparaît, ou elle se dit : qu’est-ce que c’est que ces mecs la! Alors, dans un premier temps, l’appareil répressif se met en branle, si on ne peut pas coder ça, on va essayer de l’anéantir. Dans un deuxième temps, on essaie de trouver de nouveaux axiomes qui permettraient de recoder tant bien que mal.
Un corps social, ça se définit bien comme ça : perpétuellement des trucs, des flux coulent dessus, des flux coulent d’un pole à un autre, et c’est perpétuellement code, et il y a des flux qui échappent aux codes, et puis il y a l’effort social pour récupérer tout cela, pour axiomatiser tout ça, pour remanier un peu le code, afin de faire de la place à des flux aussi dangereux : tout d’un coup, il y a des jeunes gens qui ne répondent pas au code : ils se mettent à avoir un flux de cheveux qui n’était pas prévu, qu’est-ce qu’on va faire ? On essaie de recoder ça, on va ajouter un axiome, on va essayer de récupérer ou bien alors il y a quelque chose la-dedans, qui continue à ne pas se laisser coder, alors là ?
En d’autres termes, c’est l’acte fondamental de la société : coder les flux et traiter comme ennemi ce qui, par rapport à elle, se présente comme un flux non codable, parce qu’encore une fois, ça met en question toute la terre, tout le corps de cette société.
Je dirai ça de toute société, sauf peut-être de la notre, à savoir le capitalisme, bien que tout à l’heure j’ai parlé du capitalisme comme si, à la manière de toutes les autres sociétés, il codait les flux et n’avait pas d’autres problèmes, mais j’allais peut-être trop vite.
Il y a un paradoxe fondamental du capitalisme comme formation sociale : s’il est vrai que la terreur de toutes les autres formations sociales, ça a été les flux décodés, le capitalisme, lui, s’est constitue historiquement sur une chose incroyable, à savoir : ce qui faisait toute la terreur des autres sociétés : l’existence et la réalité de flux décodés et qu’il en a fait son affaire à lui.
Si c’était vrai, cela expliquerait que le capitalisme est l’universel de toute société en un sens très précis : en un sens négatif, il serait ce que toutes les sociétés ont redouté par dessus tout, et on a bien l’impression que, historiquement, le capitalisme … d’une certaine manière est ce que toute formation sociale n’a cesse d’essayer de conjurer, n’a cesse d’essayer d’éviter, pourquoi ? Parce que c’était la ruine de toutes les autres formations sociales. Et le paradoxe du capitalisme, c’est qu’une formation sociale s’est constituée sur la base de ce qui était le négatif de toutes les autres. Ca veut dire que le capitalisme n’a pu se constituer que par une conjonction, une rencontre entre flux décodés de toutes natures. Ce qui était la chose la plus redoutée de toutes formations sociales, était la base d’une formation sociale qui devait engloutir toutes les autres : ce qui était le négatif de toutes formations soit devenu la positivité même de notre formation, ça fait frémir ça.
Et en quel sens le capitalisme s’est-il constitué sur la conjonction des flux décodés : il a fallu d’extraordinaires rencontres à l’issue de processus de décodage de toutes natures, qui se sont formées au déclin de la féodalité. Ces décodages de toutes natures ont consisté en décodage de flux fonciers, sous forme de constitution de grandes propriétés privées, décodage de flux monétaires, sous forme de développement de la fortune marchande, décodage d’un flux de travailleurs sous forme de l’expropriation, de la déterritorialisation des serfs et des petits paysans. Et ça ne suffit pas, car si on prend l’exemple de Rome, le décodage dans la Rome décadente, il apparaît en plein : décodage des flux de propriétés sous forme de grandes propriétés privées, décodage des flux monétaires sous formes de grandes fortunes privées, décodage des travailleurs avec formation d’un sous-prolétariat urbain : tout s’y trouve, presque tout. Les éléments du capitalisme s’y trouvent réunis, seulement, il n’y a pas la rencontre.
Qu’est-ce qu’il a fallu pour que se fasse la rencontre entre les flux décodés du capital ou de l’argent et les flux décodés des travailleurs, pour que se fasse la rencontre entre le flux de capital naissant et le flux de main d’œuvre déterritorialisée, à la lettre, le flux d’argent décodé et le flux de travailleurs déterritorialisés. En effet, la manière dont l’argent se décode pour devenir capital argent et la manière dont le travailleur est arraché a la terre pour devenir propriétaire de sa seule force de travail : ce sont deux processus totalement indépendants l’un de l’autre, il faut qu’il y ait rencontre entre les deux.
En effet, le processus de décodage de l’argent pour former un capital qui se fait à travers les formes embryonnaires du capital commercial et du capital bancaire, le flux de travail, leur libre possesseur de sa seule force de travail, se fait à travers une toute autre ligne qui est la déterritorialisation du travailleur à la fin de la féodalité, et cela aurait très bien pu ne pas se rencontrer. Une conjonction de flux décodés et déterritorialisés, c’est ça qui est à la base du capitalisme.
Le capitalisme s’est constitué sur la faillite de tous les codes et territorialités sociales préexistantes.
Si on admet ça, qu’est-ce que ça représente : la machine capitaliste, c’est proprement dément. Une machine sociale qui fonctionne à base de flux décodés, déterritorialisés, encore une fois, ce n’est pas que les sociétés n’en aient pas eu l’idée; elles en ont eu l’idée sous forme de panique, il s’agissait d’empêcher ça – c’était le renversement de tous les codes sociaux connus jusque là -, alors une société qui se constitue sur le négatif de toutes les sociétés préexistantes, comment est-ce que cela peut fonctionner ? Une société dont le propre est de décoder et déterritorialiser tous les flux : flux de production, flux de consommation, comment ça peut fonctionner, sous quelle forme : peut-être que le capitalisme a d’autres procédés que le codage pour faire marcher, peut-être est-ce complètement différent. Ce que je recherchais jusqu’a maintenant, c’était de refonder, à un certain niveau, le problème du rapport CAPITALISME-SCHIZOPHRENIE – et le fondement d’un rapport se trouve en quelque chose de commun entre le capitalisme et la schizophrénie : ce qu’ils ont complètement de commun, et c’est peut-être une communauté qui ne se réalise jamais, qui ne prend pas une figure concrète, c’est la communauté d’un principe encore abstrait, a savoir, l’un comme l’autre ne cessent pas de faire passer, d’émettre, d’intercepter, de concentrer des flux décodés et déterritorialisés.
C’est ça leur identité profonde et ce n’est pas au niveau du mode de vie que le capitalisme nous rend schizo, c’est au niveau du processus économique : tout ça ne marche que par un système de conjonction, alors disons le mot, à condition d’accepter que ce mot implique une véritable différence de nature avec les codes. C’est le capitalisme qui fonctionne comme une axiomatique, une axiomatique des flux décodés. Toutes les autres formations sociales ont fonctionné sur la base d’un codage et d’une territorialisation des flux et entre la machine capitaliste qui fait une axiomatique de flux décodés en tant que tels ou déterritorialisés, en tant que tels, et les autres formations sociales, il y a vraiment une différence de nature qui fait que le capitalisme est le négatif des autres sociétés. Or, le schizo, à sa manière, avec sa marche trébuchante à lui, il fait la même chose. En un sens, il est plus capitaliste que le capitaliste, plus prolo que le prolo : il décode, il déterritorialise les flux et là, se noue l’espèce d’identité de nature du capitalisme et du schizo.
La schizophrénie c’est le négatif de la formation capitaliste. En un sens, il va plus loin, le capitalisme fonctionnait sur une conjonction de flux décodés, à une condition, c’était que, en même temps qu’il décodait perpétuellement les flux d’argent, flux de travail, etc., il les introduisait, il construisait un nouveau type de machine, en même temps, pas après, qui n’était pas une machine de codage, une machine axiomatique.
C’est comme ça qu’il arrivait à faire un système cohérent, à charge pour nous de dire en quoi se distingue profondément une axiomatique des flux décodés et un codage des flux.
Tandis que le schizo, il en donne plus, il ne se laisse pas axiomatiser non plus, il va toujours plus loin avec des flux décodés, au besoin avec pas de flux du tout, plutôt que de se laisser coder, plus de terre du tout, plutôt que de se laisser territorialiser.
Dans quel rapport ils sont l’un avec l’autre ? C’est à partir de la que le problème se pose. Il faut étudier de plus près le rapport capitalisme / schizophrénie, en accordant la plus grande importance à ceci : est-il vrai et en quel sens, peut-on définir le capitalisme comme une machine qui fonctionne à base de flux décodés, à base de flux déterritorialisés ? En quel sens il est le négatif de toutes les formations sociales et par là-même, en quel sens la schizophrénie c’est le négatif du capitalisme, qu’il va encore plus loin dans le décodage et dans la déterritorialisation, et jusqu’ou ça va, et ou cela mène-t-il ? Vers une nouvelle terre, vers pas de terre du tout, vers le déluge ?
Si j’essaie de relier avec les problèmes de psychanalyse, en quel sens, de quelle manière – c’est uniquement un départ -, je suppose qu’il y a quelque chose de commun entre le capitalisme, comme structure sociale, et la schizophrénie comme processus. Quelque chose de commun qui fait que le schizo est produit comme le négatif du capitalisme (lui-même négatif de tout le reste), et que ce rapport, nous pouvons maintenant le comprendre en considérant les termes : codage de flux, flux décodé et déterritorialisé, axiomatique de flux décodé, etc.
Reste à voir en quoi le problème psychanalytique et psychiatrique continue a nous préoccuper.
Il faut relire trois textes de Marx : dans le livre I : la production de la plus-value, le chapitre sur la baisse tendancielle dans le dernier livre, et enfin, dans les Grundisse, le chapitre sur l’automation.
Gilles Deleuze
Anti-Oedipe et Mille Plateaux / Cours du 16 novembre 1971
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