Cette intervention dans le cadre du séminaire portant sur la thématique « Concerts publics et formes de la sensibilité musicale » n’est pas, nous tenons en premier lieu à le préciser, celle d’un spécialiste d’une quelconque manière de la sociologie de la musique ou de l’art. Notre apport, s’il existe, sera celui d’un apprenti anthropologue du sacré et consistera à tenter de proposer une « boîte à outils » conceptuelle afin d’appréhender le rituel du concert symphonique, voire, plus largement, le rituel du concert de façon plus générale. Le regard empirique employé ici sera tout à fait superficiel, tendant à dégager des généralités que les spécialistes pourront approfondir.
Il s’agit pour nous de replacer ce rituel dans le cadre de son contexte social, comme un élément contenant, de manière inconsciente, les structures de la société dans laquelle il se produit. Autrement dit, nous nous proposons d’appréhender le rituel du concert dans le cadre de ce que les anthropologues appellent un système symbolique. En ces lignes, le rituel du concert sera considéré comme un élément contenant les formes fondamentales d’un tout culturel (en ceci qu’il organise un ensemble de représentations) et social (car porteur d’une organisation et d’une structure sociales) plus vaste.
Mais au-delà de cette appréhension, nous voudrions tenter de porter un regard articulé autour du concept de sacré, afin de proposer des éléments de réflexion et de débat concernant l’éventuelle parenté du rituel du concert symphonique avec les phénomènes religieux et politiques.
Il est à présent temps d’évoquer brièvement les enjeux épistémologiques dont le regard que nous proposons ici est porteur. Le sacré est un concept inventé par Durkheim, qui constate que toutes les sociétés sont organisées autour d’une division entre choses sacrées et profanes. Durkheim définit comme sacrées les choses marquées par l’ambivalence, tenues à distance autant que conjurées, révérées autant que craintes, porteuses de tabous, d’interdictions et d’obligations. On pourrait ainsi appliquer ce concept au drapeau français, pour prouver sa sacralité au sens durkheimien. Ce symbole contient l’ambivalence typique des choses sacrées : il est tenu à distance et frappé d’interdits (on ne s’en fera pas des sous-vêtements ou on ne l’utilisera pas pour s’essuyer ou se moucher, par exemple, on ne passera pas ses journées à se promener avec), mais aussi conjuré (on affirme sa présence lors des cérémonies collectives ayant trait à la nation), il est révéré et craint voire honni, parfois par les mêmes personnes (on peut révérer le symbole de la France révolutionnaire et abhorrer celui du colonialisme français, ou l’inverse), porteur enfin d’obligations (dans certaines occasions, on doit le saluer, par exemple).
Or Durkheim, dans un effort d’objectivation qui ouvre les faits religieux à l’analyse sociologique et anthropologique, définit les faits religieux comme ceux ayant trait aux choses sacrées. Nous pourrons en conclusion débattre des apports et limites de cette appréhension concernant le concert symphonique et, plus largement, les faits artistiques. Ce sera donc, durant cet exposé, notre question directrice que d’essayer de déterminer s’il y a du sacré dans le concert.
Cependant, poser la question de la sacralité du concert contient implicitement un positionnement critique par rapport au grand courant théorique de l’anthropologie française, qu’il n’est en rien excessif de considérer comme la grande révolution de l’anthropologie du XXème siècle : le structuralisme.
Le structuralisme, en anthropologie, a été fondé par Claude Lévi-Strauss. Or, pour les structuralistes, à sa suite, le sacré est une notion secondaire et peu intéressante. Le structuralisme, on le verra plus loin, est une pensée de l’ordre et du classement, pour laquelle l’ambivalence du sacré reste incompréhensible. L’acte sacrificiel, conjonctif (car il cherche le contact avec des forces extra-sociales) puis disjonctif (car une fois effectué, il les renvoie d’où elles viennent) est pour les structuralistes un non-sens. Il est pour eux une sorte de « rustine » symbolique, un artifice inventé par les sociétés humaines pour masquer leur ignorance : le sacré, en quelque sorte, est invoqué face aux phénomènes inexplicables. Pour l’essentiel, Lévi-Strauss pense qu’il ne saurait exister une science du sacré (ce qui est une attaque contre Durkheim) puisque, là, où il y a science, il n’y a plus de sacré. En effet, la science étant amenée à expliquer les phénomènes incompréhensibles, sa progression ne pourrait ainsi que signifier la régression subséquente du sacré, qui ne découlerait que de l’ignorance ou de l’incapacité à expliquer rationnellement des phénomènes.
Le structuralisme, cependant, est particulièrement remis en cause, surtout en ce qui concerne son peu d’intérêt concernant le sacré, par la théorie de l’anthropologue René Girard, celle du bouc émissaire, théorie sur laquelle nous reviendrons.
Le rituel du concert peut donc être un bon prétexte pour, ensemble, nous livrer à un rapide état des lieux épistémologique de l’anthropologie du sacré et de ses apports. Il nous semble important, de plus, loin de tout terrorisme intellectuel ou de tout esprit de chapelle, de rappeler la possibilité de nous nourrir aux sources et du structuralisme, qui a tant apporté à l’anthropologie, et à celles de ces prédécesseurs ou critiques, en réalisant, à travers l’objet qui est ici le nôtre, un inventaire qui essaiera autant que possible d’être honnête et ouvert, sans rien abandonner en ce qui concerne la nécessaire exigence d’un esprit critique.
Dans un premier lieu, nous proposons donc d’expliciter rapidement la démarche de l’anthropologie structurale, avant d’appliquer une analyse structurale à l’orchestre symphonique et à son public. Cette analyse concernera tant les structures de l’un et de l’autre que les rapports d’échange les mettant en relation.
Cependant, il nous semble ensuite indispensable de relever les limites de cette anthropologie structurale pourtant si féconde, en relevant des « anomalies structurales » dans les échanges orchestre-public, avant d’exposer la théorie girardienne du sacré pour tenter d’en appliquer les apports au rituel du concert symphonique.
Enfin, nous tenterons de placer ce rituel dans son contexte politique et social, en abordant la problématique de l’indifférenciation. Nous essaierons de démontrer que cette dernière, dans certains cas, touche tant le rituel qui nous intéresse ici que la société dans lequel il prend place.
Ce cheminement nous permettra de conclure en nous interrogeant sur les différents régimes du sacré, les différences et points communs entre ses manifestations à travers les époques et les cultures et pour finir les rapports entre les faits artistiques, religieux et politiques.
Une analyse structurale du rituel du concert
Un petit point à propos du structuralisme
Le structuralisme anthropologique s’est constitué à partir des prémisses de la linguistique structurale. Cette dernière appréhende le langage comme un système inconscient composé de sons élémentaires, les phonèmes, qui en eux-mêmes sont dénués de sens et n’en prennent que par les rapports, particulièrement d’opposition, qu’ils entretiennent entre eux.
À la suite de Marcel Mauss, les anthropologues structuralistes vont voir dans les cultures et les systèmes sociaux des systèmes symboliques composés de multiples dimensions, dont les éléments, les symboles, n’ont de sens qu’à travers leurs rapports au sein d’un système inconscient. Le structuralisme ne valorise donc pas l’étude des contenus (des symboles donnés) en premier lieu, mais celle des formes, autrement dit des écarts différentiels qui forment le système symbolique et donnent sens à ses éléments. Prenons un exemple pour clarifier ce propos qui peut sembler un peu obscur.
Nous évoquerons ici les observations de Bronislaw Malinowski (1) qui représentent un classique de l’ethnographie. Certes, Malinowski n’était pas structuraliste (le structuralisme anthropologique n’existait pas encore quand il a écrit les Argonautes du Pacifique occidental), mais la précision de ses descriptions et la systématicité de sa méthode d’observation nous permettent d’opérer une analyse structurale des sociétés qu’il décrit dans cet ouvrage. Malinowski relève, dans l’archipel des Trobriand qui est un des principaux terrains de son observation dans les Argonautes, que la structure des villages est toujours à peu près la même. Ils sont organisés autour d’une place centrale, le baku, où se déroulent les cérémonies collectives. On y trouve traditionnellement la maison du chef du village, ainsi que les greniers à ignames, cet aliment ayant un statut particulièrement prestigieux dans la culture trobriandaise. Or, les bâtisses autour du baku sont surélevées et leurs murs laissent entrer la lumière, par opposition avec les bâtisses du pourtour, du reste du village, qui sont construites à même le sol et restent sombres, impénétrables au regard extérieur. Le baku est ainsi le lieu des cérémonies collectives et publiques, pour l’essentiel, par opposition au pourtour qui est le lieu de l’intimité et de la vie privée.
On constate donc qu’à une opposition géographique centre/périphérie correspond toute une série d’oppositions afférentes, lumière/obscurité, privé/public, surélevé/à même le sol, Chef/reste de la tribu : ces couples d’opposition forment système, et traversent les différentes dimensions de la société trobriandaise. Ainsi, à une opposition géographique correspondent des oppositions architecturales, esthétiques, de hiérarchie sociale, de pratique rituelle par exemple. Les contenus sont organisés autour d’une structure qui leur fait former système : un écart différentiel, une différence toujours de même ordre. Ainsi, le centre est à la périphérie ce que le prestigieux est au banal, ce que le chef est au reste de la société, ce que le lumineux est au sombre, le haut au bas, et ainsi de suite.
Pour reprendre une métaphore célèbre de Claude Lévi-Strauss, une société serait un ensemble de systèmes symboliques reliés par une structure commune, un peu à la manière d’une partition d’orchestre dans laquelle chaque instrument aurait sa portée, mais en relation avec tous les autres, tous étant accordés et reliés dans l’exécution de l’œuvre considérée dans son intégralité. Tout comme harpe, contrebasse, vents et cuivres dans un orchestre interprètent leur propre partition au sein de l’ensemble, les réalités politique, rituelle, de représentations, de morphologie sociale d’une société donnée appartiendraient, de manière inconsciente, au même système social global.
À ce regard sur les sociétés considérées en tant que systèmes inconscients d’oppositions et d’écarts différentiels, l’analyse structurale ajoute une appréhension des rapports sociaux avant tout comme faits d’échange régis par une loi de réciprocité. Une société est ainsi régie selon les structuralistes par des échanges, de femmes, d’objets, de signes, entre autres.
C’est donc à cette analyse structurale du rituel du concert symphonique, appréhendé aussi bien en tant que système symbolique porteur d’oppositions et d’écarts différentiels, qu’en tant que pratique donnant lieu à des échanges, que nous allons à présent nous atteler.
Analyse structurale de l’orchestre et du public
Nous allons maintenant, comme dans le cas du village trobriandais, tenter de mettre en évidence les oppositions qui structurent l’orchestre symphonique, pour les replacer dans le cadre d’un système symbolique traversant plusieurs dimensions de la réalité sociale. Nous remarquerons tout d’abord que la disposition des instruments au sein de l’orchestre est régie par une opposition gauche/droite (quand on se place du point de vue du public) qui correspond à une opposition aigu/grave. Ainsi, les instruments les plus aigus sont placés à gauche de l’orchestre, les plus graves à droite. Communément, les cordes sont devant, les vents derrière, les percussions au fond. De plus, les cuivres sont en général placés derrière les bois. Il existe donc une opposition structurante devant/derrière. Nous constatons qu’une opposition spatiale (gauche/droite) correspond à une opposition sonore (aigu/grave).
Le chef d’orchestre et le premier violon solo sont placés sur le devant de l’orchestre, ainsi que le chanteur et/ou la chanteuse solistes. Le premier violon demande le « la » au chef d’orchestre, est salué par le chef et le public, commande le lever des musiciens et accueille le chef d’orchestre. Il représente l’orchestre face au chef et au public.
Les oppositions spatiales au sein de l’orchestre sont donc sonores, mais aussi sociales. Premièrement, les positions les plus prestigieuses (chef, premier violon solo, solistes, chanteurs solistes, par exemple) sont placées vers l’avant. De plus, le classement spatial des instruments correspond à un classement en dignité, qui donne une importance et un prestige social différents à chacun d’entre eux. Il est ainsi plus prestigieux de jouer du violon que de l’alto, de jouer d’un bois que d’un cuivre. Dans la même logique, les oppositions de prestige au sein de l’orchestre correspondent à des oppositions dans la hiérarchie sociale. Les positions les plus prestigieuses et les plus gratifiantes sont le plus souvent occupées par des membres des classes sociales les plus favorisées. Ainsi, les joueurs d’instruments à cordes sont-ils bien plus souvent issus des classes favorisées, les cuivres étant des instruments plus démocratiques : on apprend plus souvent à jouer des cuivres dans les harmonies, ce qui permet un recrutement plus populaire.
Ainsi, les instruments placés à gauche et en avant de l’orchestre, aigus, prestigieux, joués par des membres des classes supérieures, s’opposent aux instruments situés à droite et au fond, graves, moins prestigieux, joués plus souvent par des membres des classes moins privilégiées.
Nous remarquons aussi qu’un schème (c’est-à-dire un mode de perception inconscient reposant sur un écart différentiel) opposant l’unique, valorisé, à la multitude, dévalorisée, structure aussi les logiques de prestige au sein de l’orchestre. On peut ainsi être derrière les cordes, comme le piano, mais plus valorisé parce qu’unique dans l’orchestre. Mais, toutes choses égales par ailleurs, l’exceptionnel le plus valorisé est le plus proche du public, semble-t-il.
Les mêmes oppositions systématiques et inconscientes, les mêmes schèmes de perception, opèrent au sein des divisions de l’orchestre pour créer de nouvelles différenciations. Ainsi, les vents sont divisés entre aigus à gauche et graves à droite, bois devant et cuivres derrière.
L’orchestre symphonique représente donc un système symbolique multidimensionnel comparable à celui du village trobriandais que nous exposions plus haut. À des oppositions spatiales correspondent des oppositions sonores, de type d’instrument, de prestige, de recrutement social, par exemple. Nous constatons que toutes ces dimensions sont structurées selon une forme commune, selon un système commun qui repose sur un écart différentiel constant : la gauche est à la droite ce que l’avant est à l’arrière, ce que l’unique est au multiple, ce que le valorisé est au dévalorisé et ainsi de suite.
Nous réalisons donc que l’orchestre représente une topologie sociale, thématique fort sensible dans un film à succès tel que les Choristes. La chorale qui y tient la vedette correspond à une sorte d’utopie où l’ordre politique et social est fantasmé comme découlant de l’ordre naturel. Le plus « naturellement » talentueux chante en soliste, tout le monde obéit au chef qui est le seul à connaître le bien, chacun occupe une place liée à ses possibilités, le plus mauvais tient la partition, enfin le méchant incorrigible, irrattrapable, doit être expulsé du groupe. La chorale des Choristes appartient à un système symbolique où elle tient le rôle plus ou moins affirmé de métaphore politique, tentative de retour à un « ordre naturel » fantasmé qui fleure bon le pétainisme…
Nous constatons donc qu’à travers l’orchestre, ce sont un système de représentations et un ordre social qui se donnent à voir sans que la plupart des acteurs du rituel en soient conscients. Mais ces divisions et structures collectives inconscientes sont tout aussi sensibles dans l’organisation et le placement du public du concert symphonique.
Suivant la même logique que l’orchestre, le public d’un concert symphonique est différencié, certaines places étant plus valorisées que d’autres, celles du centre étant plus cotées que celles des extrémités (topologie que l’on retrouve dans les classements politiques). Être devant (orchestre) ou en haut (balcon) sont les positions les plus valorisées. Cependant, un principe d’éloignement tempère cette hiérarchie selon laquelle le haut est valorisé. Les places trop en haut sont dévalorisées. Encore une fois, une topologie contient des classements qui reflètent l’ordre social. Bien entendu, les places les plus recherchées sont les plus chères et sont donc réservées de fait aux membres du public appartenant aux catégories sociales les plus favorisées.
Orchestre et société
L’orchestre symphonique et le rituel auquel il participe sont donc porteurs de structures et de classements sociaux et socialement agissants. L’analyse structurale nous ouvre ainsi la porte d’une mise en contexte du rituel du concert par rapport aux représentations et à l’organisation sociales dans lesquelles il s’insère.
En tout cas, la question de savoir s’il n’y aurait pas des éléments en rapport avec la sacralité et le religieux dans le rituel du concert symphonique semble légitimée par l’importance qu’y tient le discours du « talent ». Les positions les plus valorisées sont ainsi censées être distribuées selon un principe métasocial, celui du « don ». Le compositeur, le chef d’orchestre ou les solistes sont fantasmatiquement désignés par une nature qui les aurait pourvus des capacités nécessaires, sans l’intervention de la société et des hommes. En réalité, c’est la société qui définit ce qu’est le talent ; talent qui, le plus souvent, correspond à une série d’aptitudes largement conditionnées par l’origine et l’expérience sociales. Evidemment, celui qui, dès la petite enfance, baigne dans un univers culturel et musical propice a bien plus de probabilités de devenir un musicien « talentueux » qu’un autre. Les agents sociaux, à travers l’orchestre et la pratique musicale, appréhendent donc une « nature » qui est en fait largement un artefact social (c’est la socialisation dans des milieux sociaux propices qui « »fait » largement le « talent naturel » ou « inné »), et cette « nature » qui en réalité est socialement construite, par un retour magique, vient ensuite justifier la hiérarchie sociale. Le chef d’orchestre et les solistes ne sont le plus souvent des membres des classes privilégiées que parce que c’est dans ces classes privilégiées que le « talent » se manifeste le plus souvent (et pour cause).
Il s’est donc développé, avec la montée en puissance de la bourgeoisie, un discours du « génie » dont Mozart est l’un des plus beaux exemples. D’après la légende, il crée ses premières œuvres dès la petite enfance, ce qui semble confirmer la « naturalité » de son « don ». La précocité du musicien est donc un signe qu’il faut guetter comme la confirmation de sa désignation par un au-delà de la société : son « talent » apparaît avant même sa socialisation, il ne saurait être le fruit d’une éducation ou d’une intervention humaine.
Le principe justificatif de l’ordre social qui apparaît dans la pratique musicale ou artistique est en parfaite homologie avec les discours du même ordre ayant cours dans d’autres sphères sociales. Le petit génie musical est à l’orchestre ce que le petit génie intellectuel est à l’école ou l’entrepreneur génial à la vie économique : tous ont en commun, le plus souvent, la corrélation entre leur « talent inné » et leur origine sociale favorisée. Le discours du « talen »» a ceci de mythique qu’il est fermé, car circulaire, et donc inattaquable par la pensée critique. Le talent repose en dernière instance sur un sophisme, où le postulat (A) « on a du talent » s’appuie sur le postulat (B), « la preuve en étant qu’on occupe telle position », qui lui-même s’appuie sur le postulat (A) : « on occupe telle position parce qu’on a le talent nécessaire ».
Cela ne signifie en rien que le discours scientifique soit capable de résoudre la question de l’existence ou non du « talent ». Si des corrélations fortes sont démontrées et constatées depuis longtemps entre une origine sociale et des aptitudes données, elles ne sont jamais mécaniques et absolues. Le discours du « talent », néanmoins, ne peut être accepté par l’appréhension scientifique et conceptuelle en ceci qu’il est non critique et irréfutable autant qu’improuvable, de la même manière que la croyance en l’existence d’un dieu quelconque.
La forme moderne de l’orchestre symphonique charrie donc sa part d’archaïsme. Avec la destitution de la société d’Ancien Régime, qui se fantasmait comme figée et régie par l’ordre divin, la société bourgeoise, finalement, a promu un nouveau principe métasocial, mais qui, quant à lui, justifiait au cas par cas l’ascension et l’évolution sociales. À un principe statique, elle a substitué un principe dynamique, mais son fondement métasocial et religieux n’en est pas moins incontestable.
Encore une fois, l’orchestre est clairement le porteur de représentations et d’une idéologie qui le dépassent et traversent toute la structure sociale. Le type de discours justifiant l’ordre social dont il est le porteur peut d’ailleurs encore, parfois, se travestir en discours scientifique. Conceptualisons ainsi le discours de la soi-disant « sociologie de l’acteur rationnel ». L’acteur rationnel est celui qui obtient des résultats les plus proches possibles de ses attentes. Sa « rationalité » n’est donc en rien conceptuelle, elle est un artifice téléologique : l’acteur rationnel, c’est celui qui parvient à ses fins. Du coup, celui qui « réussit » en quoi que ce soit est toujours le plus « rationnel », et le résultat de ce discours que cette « sociologie » nous a transmis intact depuis l’âge de la chasse au mammouth, c’est bien évidemment que l’ordre social est toujours juste tel qu’il est, puisque ce sont les plus « rationnels » qui gagnent, et ceci car c’est précisément gagner qui est la mesure de la rationalité. L’acteur « rationnel » est à la « sociologie de l’acteur » ce que le « génie » est à la pratique orchestrale : l’homologie structurale est évidente (comme quoi le concept est bel et bien ce qui différencie le discours scientifique de tous les obscurantismes, dussent-ils se prétendre « modernes ».)
Mais après avoir opéré une rapide analyse structurale de l’orchestre symphonique, du public et avoir tenté de mettre en évidence l’importance primordiale de la structure sociale qui l’environne, nous allons à présent nous pencher sur le rituel du concert en tant que prétexte à des échanges entre le public et l’orchestre.
Renaud Tarlet
le Rituel du concert et la question du sacré / 2009
Publié dans Appareils
Bon ben, je n’avais aucune chance de devenir une grande violoniste !
Ce qui est déprimant là dedans, c’est pas ça, c’est de se dire qu’on a une liberté très limitée, pris qu’on est dans ces déterminismes sociaux. Bourdieux il avait les boules avec ça, il était parvenu (c’est bien le mot) à une place qu’il n’aurait logiquement, structurellement, sociologiquement, pas dû occuper; et cette « trahison » fut tout l’objet de ses études.