L’arrestation de Christophe, le 27 novembre, marque un palier dans la bouffée délirante d’Etat que l’on nomme pudiquement « affaire de Tarnac ». Sa mise en examen situe le point où une procédure ne se poursuit qu’afin de se sauver elle-même, où l’on inculpe une personne de plus dans le seul espoir de maintenir le reste des inculpations.
En fait de « premier cercle », Christophe appartient surtout au petit nombre de ceux avec qui nous discutons de notre défense. Le contrôle judiciaire qui voudrait, pour l’avenir, lui interdire de nous voir est l’aberration de trop ; c’est une mesure consciente de désorganisation de la défense, aussi. A ce point de torsion de toutes les notions du droit, qui pourrait encore exiger de nous que nous respections ces contrôles judiciaires et cette procédure démente ? A l’absurde nul n’est tenu. Il n’y a pas besoin de se croire au-dessus de la justice pour constater qu’elle est en dessous de tout. Au reste, une société qui se maintient par des moyens si évidemment criminels n’a de procès à intenter à personne.
La liberté sous contrôle judiciaire est le nom d’une sorte d’expérience mystique que chacun peut se figurer. Imaginez que vous ayez le droit de voir qui vous voulez, sauf ceux que vous aimez, que vous puissiez habiter n’importe où, sauf chez vous, que vous puissiez parler librement, au téléphone ou devant des inconnus, mais que tout ce que vous dites puisse être, un jour ou l’autre, retenu contre vous. Imaginez que vous puissiez faire tout ce que vous voulez, sauf ce qui vous tient à coeur. Un couteau sans manche auquel on a retiré la lame ressemble davantage à un couteau que la liberté sous contrôle judiciaire ne ressemble à la liberté.
Vous flânez sur un boulevard avec trois amis ; sous la plume des flics qui vous filochent, cela se dit : « Les quatre objectifs se déplacent en direction de… » Vous retrouvez après des mois de séparation un être qui vous est cher ; dans le jargon judiciaire, cela devient une « concertation frauduleuse ». Vous ne renoncez pas, même dans l’adversité, à ce que toute amitié suppose de fidélité ; c’est évidemment une « association de malfaiteurs ».
La police et sa justice n’ont pas leur pareil pour travestir ce qui tombe sous leur regard. Peut-être ne sont-elles finalement que cette entreprise de rendre monstrueux ce qui, aimable ou détestable, se comprend sans peine.
S’il suffit de ne se reconnaître dans aucune des organisations politiques existantes pour être « autonome », alors il faut bien admettre que nous sommes une majorité d’autonomes dans ce pays. S’il suffit de regarder les directions syndicales comme des traîtres avérés à la classe ouvrière pour être d’ »ultragauche », alors la base de la CGT est présentement composée d’une série de dangereux noyaux d’ultragauchistes.
Nous désertons. Nous ne pointerons plus et nous comptons bien nous retrouver, comme nous l’avons fait, déjà, pour écrire ce texte. Nous ne chercherons pas à nous cacher. Simplement, nous désertons le juge Fragnoli et les cent petites rumeurs, les mille aigreurs misérables qu’il répand sur notre compte devant tel ou tel journaliste. Nous désertons la sorte de guerre privée dans laquelle la sous-direction antiterroriste voudrait nous engager à force de nous coller aux basques, de « sonoriser » nos appartements, d’épier nos conversations, de fouiller nos poubelles, de retranscrire tout ce que nous avons pu dire à notre famille durant nos parloirs en prison.
S’ils sont fascinés par nous, nous ne sommes pas fascinés par eux – eux que nos enfants appellent désormais, non sans humour, les « voleurs de brosses à dents » parce que, à chaque fois qu’ils déboulent avec leurs 9 mm, ils raflent au passage toutes les brosses à dents pour leurs précieuses expertises ADN. Ils ont besoin de nous pour justifier leur existence et leurs crédits, nous pas. Ils doivent nous constituer, par toutes sortes de surveillances et d’actes de procédure, en groupuscule paranoïaque, nous, nous aspirons à nous dissoudre dans un mouvement de masse, qui, parmi tant d’autres choses, les dissoudra, eux.
Mais ce que nous désertons d’abord, c’est le rôle d’ennemi public, c’est-à-dire, au fond, de victime, que l’on a voulu nous faire jouer. Et, si nous le désertons, c’est pour pouvoir reprendre la lutte. « Il faut substituer au sentiment du gibier traqué l’allant du combattant », disait, dans des circonstances somme toute assez semblables, Georges Guingouin (Résistant communiste).
Partout dans la machine sociale, cela explose à bas bruit, et parfois à si bas bruit que cela prend la forme d’un suicide. Il n’y a pas un secteur de cette machine qui ait été épargné dans les années passées par ce genre d’explosion : agriculture, énergie, transports, école, communications, recherche, université, hôpitaux, psychiatrie. Et chacun de ces craquements ne donne, hélas, rien, sinon un surplus de dépression ou de cynisme vital – choses qui se valent bien, en fin de compte.
Comme le plus grand nombre aujourd’hui, nous sommes déchirés par le paradoxe de la situation : d’un côté, nous ne pouvons pas continuer à vivre comme cela, ni laisser le monde courir à sa perte entre les mains d’une oligarchie d’imbéciles, de l’autre, toute forme de perspective plus désirable que le désastre présent, toute idée de chemin praticable pour échapper à ce désastre se sont dérobées. Et nul ne se révolte sans perspective d’une vie meilleure, hormis quelques âmes sympathiquement désespérées.
L’époque ne manque pas de richesse, c’est plutôt la longueur du souffle qui lui fait défaut. Il nous faut le temps, il nous faut la durée – des menées au long cours. Un des effets principaux de ce qu’on appelle répression, comme du travail salarié d’ailleurs, c’est de nous ôter le temps. Pas seulement en nous ôtant matériellement du temps – le temps passé en prison, le temps passé à chercher à faire sortir ceux qui y sont -, mais aussi et d’abord en imposant sa propre cadence. L’existence de ceux qui font face à la répression, pour eux-mêmes comme pour leur entourage, est perpétuellement obnubilée par des événements immédiats. Tout la ramène au temps court, et à l’actualité. Toute durée se morcelle. Les contrôles judiciaires sont de cette nature, les contrôles judiciaires ont ce genre d’effets. Cela va bien ainsi.
Ce qui nous est arrivé n’était pas centralement destiné à nous neutraliser nous, en tant que groupe, mais bien à impressionner le plus grand nombre ; notamment ceux, nombreux, qui ne parviennent plus à dissimuler tout le mal qu’ils pensent du monde tel qu’il va. On ne nous a pas neutralisés. Mieux, on n’a rien neutralisé du tout en nous utilisant de la sorte.
Et rien ne doit plus nous empêcher de reprendre, et plus largement sans doute, qu’auparavant, notre tâche : réélaborer une perspective capable de nous arracher à l’état d’impuissance collective qui nous frappe tous. Non pas exactement une perspective politique, non pas un programme, mais la possibilité technique, matérielle, d’un chemin praticable vers d’autres rapports au monde, vers d’autres rapports sociaux ; et ce en partant des contraintes existantes, de l’organisation effective de cette société, de ses subjectivités comme de ses infrastructures.
Car c’est seulement à partir d’une connaissance fine des obstacles au bouleversement que nous parviendrons à désencombrer l’horizon. Voilà bien une tâche de longue haleine, et qu’il n’y a pas de sens à mener seuls. Ceci est une invitation.
Aria, Benjamin, Bertrand, Christophe, Elsa,
Gabrielle, Julien, Manon, Mathieu et Yildune
Tribune publiée dans le Monde / 3 décembre 2009
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