Comment expliquez-vous que notre société moderne génère une population d’exclus de plus en plus importante ?
Il me semble qu’il y a aujourd’hui une décomposition des stratifications traditionnelles. Le phénomène d’exclusion crée une misère incroyable, équivalente aux situations les plus lamentables du tiers-monde, mais qui coexiste avec ou a côté du luxe. C’est comme si le système de l’économie capitaliste libérale ne pouvait subsister qu’en créant une dynamique artificielle entre des mondes riches et des mondes paupérisés. Pour se maintenir actuellement dans le rythme urbain et assurer un niveau de vie satisfaisant, l’individu doit « sur-travailler » et sacrifier une grande partie de ses relations sociales (les exemples du Japon ou de New-York sont particulièrement parlants). S’il n’arrive pas à s’assumer et à s’insérer dans ce codage social, il se paupérise très rapidement.
On a souvent vécu avec l’idée que les progrès technologiques et les conquêtes sociales effaceraient les différences (Illusion du New-Deal, du Kennedysme, du Mendèsisme…). En réalité, que ce soit à l’échelle planétaire ou d’une ville, on observe qu’il n’y a pas d’amoindrissement des rapports d’exclusion, mais au contraire une exacerbation des différences sociales. Cela fait partie du rouage même des systèmes de valorisation. En fait, on ne peut mettre les individus au travail, les inciter à se positionner dans le champ social qu’à travers cette tension entre un monde oligarchique (basé sur des valeurs de consommation), et ce monde de paupérisation absolue du homeless, relayé maintenant par le sida. Auparavant, et à un certain tournant du christianisme, existait cette polarité entre le diable et le bon dieu. Aujourd’hui, on a ce relais entre les riches et les pauvres.
Cette désaffiliation sociale d’une frange de la population serait selon vous un repère et une dynamique pour les sociétés actuelles ?
C’est exactement cela. Ces exclus servent de système de polarité. On a tendance à considérer cette population pauvre comme résiduelle, une marge. Or cela fait partie intrinsèquement du système de valorisation dominant. C’est la fonction de la peur, de l’angoisse, du vertige existentiel, de la décomposition qu’engendre notre système.
Comment expliquez-vous la maintenance de cette peur de la décomposition sociale?
Tout d’abord parce qu’on évite d’en parler trop. Cela s’inscrit dans la subjectivité collective ou la « capitalistique » (capitalisation subjective dans le système) qui est fondamentalement infantilisante. Elle a pour but d’exclure tout ce qui est singularité, mort, douleur; souffrance, « hors-norme ». Ça gêne, on ne présente que des images ou des récits redondants et rassurants. Les événements dérangeants sont eux-mêmes présentés avec des systèmes de « rassurance ». Ce que développe le monde mass-médiatique est un univers où les choses vont de soi. C’est un comportement global d’évitement qui est la condition pour que les gens aillent au métro, boulot, dodo… On les transforme en somnambules qui suivent leur plan de carrière pour les uns, et leur marche vers la retraite pour les autres.
Face à cette aliénation, les idéologies porteuses comme peut l’être le marxisme, semblent aussi s’inscrire dans cette décomposition ?
Marx nous a fait un apport considérable en complexifiant les schémas sociaux, en introduisant la notion de conflit social au coeur des rapports de production. Il me semble qu’aujourd’hui on a tendance à schématiser; à réifier la pensée marxiste plutôt que de la suivre dans son mouvement. Il faudrait conserver à l’esprit qu’il n’y a, pas qu’un marxisme, mais un phylum marxiste, une pensée marxiste qui s’est enrichit, s’est différenciée, et par la suite a été figée, dogmatisée.
En outre, ce mouvement de complexification n’a pas été compris par les théoriciens, en particulier sur le fait que les contradictions ne sont pas uniquement des contradictions de classes mais qu’elles sont également agités par des problématiques relatives à d’autres systèmes antagonistes : Nord / Sud, Hommes / Femmes, entre des temporalités multiples au sein de la machine capitalistique. Il est nécessaire d’aller vers une pensée de l’objet complexe, de l’objet écosophique qui prend en compte les flux économiques d’exploitation, d’expropriation des moyens de productions, mais également les territoires existentiels, la façon dont les gens vont se recroqueviller sur une identité personnelle, ethnique, religieuse, tous ces phénomènes qui ont échappé à la pensée marxiste et qui explosent aujourd’hui avec la montée du racisme, de l’intégrisme, et de la xénophobie.
Une autre dimension repose sur les systèmes de valorisations marxistes qui ne reprennent pas suffisamment à leur compte des imaginaires libertaires de valorisations, et des systèmes utopiques. L’utopie dans l’histoire du mouvement ouvrier a été de plus en plus restreinte. Actuellement la complexité de l’existence humaine dans le contexte des nouvelles technologies et des nouvelles relations internationales ne trouve pas de moyen d’expression dans les systèmes idéologiques dominants.
Dans les grandes grèves ouvrières des années 30, et dans la révolte de 68, on retrouvait justement ce paradigme de l’utopie, de l’avenir de l’homme, de l’existentiel. Aujourd’hui, les contestations sociales semblent se focaliser simplement sur les salaires. Comment analysez-vous cette perte de valeurs ?
C’est effectivement la constatation d’un affaissement des univers de valeurs. Comme S’il n’y avait qu’une seule référence, à savoir; l’univers de la communication et de l’échangisme généralisé, s’incarnant très bien dans le mythe du marché. La Vérité prend place sur le marché mondial. Dans l’imaginaire des grandes grèves de 1936, il y avait aussi des dimensions corporatistes mais associées avec tout une symbolique de la libération d’un autre monde nouveau, libre, etc. et donc des univers de valeurs qui coexistaient. Actuellement, c’est vrai, ces univers ont moins de consistance et moins de possibilités de trouver leurs statuts.
En outre, les socialistes actuels sont les gestionnaires de la subjectivité capitalistique. Ceci dit, il y a tout de même des transferts subjectifs très significatifs qui échappent à la normalité. Il y a celle du Front national, du fascisme, qui représente des univers de valeurs d’une motivation subjective dans le conservatisme néofasciste très prégnants, et, à l’autre pôle, les valeurs écologiques qui cherchent de façon confuse et approximative une autre voie de rapport au monde, à l’environnement, au travail.
Comment dénoncer la tromperie des univers de valeurs que représente le Front national ?
C’est justement ce caractère trompeur et absurde qui leur donne une énergie. C’est un paradoxe qu’on trouve dans l’histoire des religions :
a) Le Christ est mort, c’est absurde.
b) Il est ressuscité, c’est encore plus absurde.
Mais c’est justement parce que « c’est encore plus absurde » que cela devient vrai. Il y a une forme de jouissance de la mauvaise foi, une complicité de la désagrégation des schémas mentaux rationnels. Ce n’est pas en donnant des explications pédagogiques qu’on luttera contre ce phénomène, mais c’est en cherchant à aller au coeur de cette décomposition subjective que cela représente, et, aussi, en trouvant d’autres possibilités de promotions d’univers de valeurs.
Ces univers potentiels de valeurs peuvent-ils s’organiser sur des bases contre-culturelles, telles qu’on les a vécues dans les années 60 et 70, aux Etats-Unis et en Europe ?
C’est ma conviction. Mais cette perspective est corrélative de ce que j’appelle la « chaosmose » de l’humanité (Yougoslavie, Afrique, URSS…), une sorte de tourbillon, de système catastrophique, où manifestement les systèmes de régulation sociaux, de relations internationales sont carencés. Actuellement, il y a une désertification sociale vertigineuse. La « chao-cosmos » , cette plongée chaotique peut nous fournir la capacité de recharger la complexité de nouveaux schèmes, de nouveaux agencements pragmatiques ; faute de tels dispositifs de production de subjectivités, la « chaosmose » continuera de tourner sur elle-même et aboutira à des systèmes où le fascisme hitlérien et mussolinien nous apparaîtront comme une douce plaisanterie par comparaison à des systèmes de sauvagerie tout à fait ahurissants.
C’est la catégorie de l’être lui-même qui est en danger. La philosophie a toujours vécu dans une sorte de passivité par rapport à l’être. Aujourd’hui, on produit une homogénèse de l’être, une catégorie détaxée, dénaturée. C’est un rétrécissement de l’altérité, le rétrécisse-ment du rapport à l’être.
Peut-on se déterminer positivement en fonction de cette altérité de l’être, de ce négatif ?
Le négatif est toujours corrélatif d’une promotion de références transcendantes, de droits (Droits de l’Homme, etc.). Il est sûr que l’opposition manichéiste entre le bien et le mal, le riche et le pauvre est quelque chose qui fait manquer un rouage essentiel : celui de l’affirmation existentielle. Celle-ci devrait avoir droit d’expression dans les rapports de pouvoir politiques, mais doit avoir aussi une affirmation dans l’ordre de l’économie du désir.
A ce moment-là, ce n’est plus le bien, mais les catégories immanentes de Spinoza, de la joie, de la créativité, du rêve qui deviennent des relais. Actuellement, la carence fondamentale est celle des pratiques. La question que l’on se pose est : y-a-t-il une pratique de la vie, une inventivité possible dans le domaine de la vie sociale immédiate, de la vie collective, esthétique, etc. ? Le concept de « pratique » se trouve affaissé. Si l’on ne réinvente pas des pratiques de solidarité, des praxis de la construction de l’existence, on risque de s’engager dans une épreuve de dépression catastrophique.
On en reviendrait à une forme de pragmatisme comme source de changement ?
Oui, absolument ! La praxis précède l’être. Dans les faits, il y a des résidus de tentatives de rénovation pédagogique. Plus généralement, il y a aussi des mouvements progressistes dans le champ social. Les pratiques psychanalytiques telles que les thérapies familiales sont, par ailleurs, des instances de production de subjectivité, d’invention de subjectivité, là où il n’y avait que des réponses de ségrégations, de marginalisations et d’évitement des problèmes. Cependant, cela reste dans un état de décomposition, de démoralisation, et ne trouve pas d’expression sociale à plus large échelle. Il y a tout de même une énorme potentialité de refus de ce système de valorisation dominant. Toutes ces pratiques microscopiques conjuguées les unes aux autres vont aboutir à des mutations d’univers de valeurs.
Est-il encore possible, selon vous, d’associer ces univers de valeurs au triangle majeur des instances lacaniennes ou dans la dualité sartrienne ?
L’alternative duelle (de l’être et du néant) ou le triangle Lacanien (Réel / Symbolique / Imaginaire) sont en opposition avec ce que j’appelle l’homogénèse de l’être. Il y a des dimensions hétérogénétiques de l’être. Il y a des univers incorporels différenciés qui sont porteurs de complexité. Cette complexité qui n’est pas seulement l’imbrication d’éléments les uns par rapport aux autres, mais qui est une production de la complexité (c’est-à-dire de foyers de subjectivation). Il n’y a donc pas les trois instances Réel / Symbolique / Imaginaire, mais des niveaux de réalité stratifiés les uns par rapport aux autres (des Imaginaires, des Territoires existentiels…). Il n’y a pas de mathèmes universels, mais des modes de sémiotisation, des codages qui s’articulent les uns avec les autres, des cartographies… Quant au néant, c’est un horizon de la subjectivité capitalistique. Beaucoup de sociétés n’ont pas vécu avec le néant. Et même chez Sartre, l’expérience du néant reste très littéraire…
Propos recueillis par Guy Benloubu / 1992
Publié sur le site de la clinique de La Borde
Voir également : Polymorphous Space (Tetsuo Kogawa)