Bouvard et Pécuchet (1) / Gustave Flaubert

Ils lurent d’abord Walter Scott.
Ce fut comme la surprise d’un monde nouveau.
Les hommes du passé qui n’étaient pour eux que des fantômes ou des noms devinrent des êtres vivants, rois, princes, sorciers, valets, gardes-chasse, moines, bohémiens, marchands et soldats, qui délibèrent, combattent, voyagent, trafiquent, mangent et boivent, chantent et prient, dans la salle d’armes des châteaux, sur le banc noir des auberges, par les rues tortueuses des villes, sous l’auvent des échoppes, dans le cloître des monastères. Des paysages artistement composés, entourent les scènes comme un décor de théâtre. On suit des yeux un cavalier qui galope le long des grèves. On aspire au milieu des genêts la fraîcheur du vent, la lune éclaire des lacs où glisse un bateau, le soleil fait reluire les cuirasses, la pluie tombe sur les huttes de feuillage. Sans connaître les modèles, ils trouvaient ces peintures ressemblantes, et l’illusion était complète. L’hiver s’y passa.
Leur déjeuner fini, ils s’installaient dans la petite salle, aux deux bouts de la cheminée ; – et en face l’un de l’autre, avec un livre à la main, ils lisaient silencieusement. Quand le jour baissait, ils allaient se promener sur la grande route, dînaient en hâte, et continuaient leur lecture dans la nuit. Pour se garantir de la lampe Bouvard avait des conserves bleues, Pécuchet portait la visière de sa casquette inclinée sur le front.
Germaine n’était pas partie, et Gorju, de temps à autre, venait fouir au jardin, car ils avaient cédé par indifférence, oubli des choses matérielles.
Après Walter Scott, Alexandre Dumas les divertit à la manière d’une lanterne magique. Ses personnages, alertes comme des singes, forts comme des bœufs, gais comme des pinsons, entrent et partent brusquement, sautent des toits sur le pavé, reçoivent d’affreuses blessures dont ils guérissent, sont crus morts et reparaissent. Il y a des trappes sous les planchers, des antidotes, des déguisements – et tout se mêle, court et se débrouille, sans une minute pour la réflexion. L’amour conserve de la décence, le fanatisme est gai, les massacres font sourire.
Rendus difficiles par ces deux maîtres, ils ne purent tolérer le fatras de Bélisaire, la niaiserie de Numa Pompilius, Marchangy ni d’Arlincourt.
La couleur de Frédéric Soulié, comme celle du bibliophile Jacob leur parut insuffisante – et M. Villemain les scandalisa en montrant page 85 de son Lascaris, un Espagnol qui fume une pipe une longue pipe arabe au milieu du XVe siècle.
Pécuchet consultait la biographie universelle – et il entreprit de réviser Dumas au point de vue de la science.
L’auteur, dans les Deux Diane se trompe de dates. Le mariage du Dauphin François eut lieu le 14 octobre 1548, et non le 20 mars 1549. Comment sait-il (voir Le Page du Duc de Savoie) que Catherine de Médicis, après la mort de son époux voulait recommencer la guerre ? Il est peu probable qu’on ait couronné le duc d’Anjou, la nuit, dans une église, épisode qui agrémente la Dame de Montsoreau. La Reine Margot, principalement, fourmille d’erreurs. Le duc de Nevers n’était pas absent. Il opina au conseil avant la Saint-Barthélémy. Et Henri de Navarre ne suivit pas la procession quatre jours après. Et Henri III ne revint pas de Pologne aussi vite. D’ailleurs, combien de rengaines, le miracle de l’aubépine, le balcon de Charles IX, les gants empoisonnés de Jeanne d’Albret. Pécuchet n’eut plus confiance en Dumas.
Il perdit même tout respect pour Walter Scott, à cause des bévues de son Quentin Durward. Le meurtre de l’évêque de Liège est avancé de quinze ans. La femme de Robert de Lamarck était Jeanne d’Arschel et non Hameline de Croy. Loin d’être tué par un soldat, il fut mis à mort par Maximilien, et la figure du Téméraire, quand on trouva son cadavre, n’exprimait aucune menace, puisque les loups l’avaient à demi dévorée.
Bouvard n’en continua pas moins Walter Scott, mais finit par s’ennuyer de la répétition des mêmes effets. L’héroïne, ordinairement, vit à la campagne avec son père, et l’amoureux, un enfant volé, est rétabli dans ses droits et triomphe de ses rivaux. Il y a toujours un mendiant philosophe, un châtelain bourru, des jeunes filles pures, des valets facétieux et d’interminables dialogues, une pruderie bête, manque complet de profondeur.
En haine du bric-à-brac, Bouvard prit George Sand.
Il s’enthousiasma pour les belles adultères et les nobles amants, aurait voulu être Jacques, Simon, Bénédict, Lélio, et habiter Venise ! Il poussait des soupirs, ne savait pas ce qu’il avait, se trouvait lui-même changé.
Pécuchet, travaillant la littérature historique, étudiait les pièces de théâtre. Il avala deux Pharamond, trois Clovis, quatre Charlemagne, plusieurs Philippe-Auguste, une foule de Jeanne d’Arc, et bien des marquises de Pompadour, et des conspirations de Cellamare !
Presque toutes lui parurent encore plus bêtes que les romans. Car il existe pour le théâtre une histoire convenue, que rien ne peut détruire. Louis XI ne manquera pas de s’agenouiller devant les figurines de son chapeau ; Henri IV sera constamment jovial ; Marie Stuart pleureuse, Richelieu cruel – enfin, tous les caractères se montrent d’un seul bloc, par amour des idées simples et respect de l’ignorance – si bien que le dramaturge, loin d’élever abaisse, au lieu d’instruire abrutit.
Comme Bouvard lui avait vanté George Sand, Pécuchet se mit à lire Consuelo, Horace, Mauprat, fut séduit par la défense des opprimés, le côté social, et républicain, les thèses.
Suivant Bouvard, elles gâtaient la fiction et il demanda au cabinet de lecture des romans d’amour.
À haute voix et l’un après l’autre, ils parcoururent la Nouvelle Héloïse, Delphine, Adolphe, Ourika. Mais les bâillements de celui qui écoutait gagnaient son compagnon, dont les mains bientôt laissaient tomber le livre par terre. Ils reprochaient à tous ceux-là de ne rien dire sur le milieu, l’époque, le costume des personnages. Le cœur seul est traité ; toujours du sentiment ! comme si le monde ne contenait pas autre chose !
Ensuite, ils tâtèrent des romans humoristiques ; tels que le Voyage autour de ma chambre, par Xavier de Maistre, Sous les Tilleuls, d’Alphonse Karr. Dans ce genre de livres, on doit interrompre la narration pour parler de son chien, de ses pantoufles, ou de sa maîtresse. Un tel sans-gêne, d’abord les charma, puis leur parut stupide ; – car l’auteur efface son œuvre en y étalant sa personne.
Par besoin de dramatique, ils se plongèrent dans les romans d’aventures, l’intrigue les intéressait d’autant plus qu’elle était enchevêtrée, extraordinaire et impossible. Ils s’évertuaient à prévoir les dénouements, devinrent là dessus très forts, et se lassèrent d’une amusette, indigne d’esprits sérieux.
L’œuvre de Balzac les émerveilla, tout à la fois comme une Babylone, et comme des grains de poussière sous le microscope. Dans les choses les plus banales, des aspects nouveaux surgirent. Ils n’avaient pas soupçonné la vie moderne aussi profonde.
– Quel observateur ! s’écriait Bouvard.
– Moi je le trouve chimérique finit par dire Pécuchet. Il croit aux sciences occultes, à la monarchie, à la noblesse, est ébloui par les coquins, vous remue les millions comme des centimes, et ses bourgeois ne sont pas des bourgeois, mais des colosses. Pourquoi gonfler ce qui est plat, et décrire tant de sottises ? Il a fait un roman sur la chimie, un autre sur la Banque, un autre sur les machines à imprimer. Comme un certain Ricard avait fait le cocher de fiacre, le porteur d’eau, le marchand de coco. Nous en aurons sur tous les métiers et sur toutes les provinces, puis sur toutes les villes et les étages de chaque maison et chaque individu, ce qui ne sera plus de la littérature, mais de la statistique ou de l’ethnographie.
Peu importait à Bouvard le procédé. Il voulait s’instruire, descendre plus avant dans la connaissance des mœurs. Il relut Paul de Kock, feuilleta de vieux ermites de la Chaussée d’Antin.
– Comment perdre son temps à des inepties pareilles ? disait Pécuchet.
– Mais par la suite, ce sera fort curieux, comme documents.
– Va te promener avec tes documents ! Je demande quelque chose qui m’exalte, qui m’enlève aux misères de ce monde !
Et Pécuchet, porté à l’idéal tourna Bouvard, insensiblement vers la Tragédie.
Le lointain où elle se passe, les intérêts qu’on y débat et la condition de ses personnages leur imposaient comme un sentiment de grandeur.
Un jour, Bouvard prit Athalie, et débita le songe tellement bien, que Pécuchet voulut à son tour l’essayer. – Dès la première phrase, sa voix se perdit dans une espèce de bourdonnement. Elle était monotone, et bien que forte, indistincte.
Bouvard, plein d’expérience lui conseilla, pour l’assouplir, de la déployer depuis le ton le plus bas jusqu’au plus haut, et de la replier, – émettant deux gammes, l’une montante, l’autre descendante ; – et lui-même se livrait à cet exercice, le matin dans son lit, couché sur le dos, selon le précepte des Grecs. Pécuchet, pendant ce temps-là, travaillait de la même façon ; leur porte était close – et ils braillaient séparément.
Ce qui leur plaisait de la Tragédie, c’était l’emphase, les discours sur la Politique, les maximes de perversité.
Ils apprirent par cœur les dialogues les plus fameux de Racine et de Voltaire et ils les déclamaient dans le corridor. Bouvard, comme au Théâtre-Français, marchait la main sur l’épaule de Pécuchet en s’arrêtant par intervalles, et roulait ses yeux, ouvrait les bras, accusait les destins. Il avait de beaux cris de douleur dans le Philoctète de La Harpe, un joli hoquet dans Gabrielle de Vergy – et quand il faisait Denys tyran de Syracuse une manière de considérer son fils en l’appelant Monstre, digne de moi ! qui était vraiment terrible. Pécuchet en oubliait son rôle. Les moyens lui manquaient, non la bonne volonté.
Une fois dans la Cléopâtre de Marmontel, il imagina de reproduire le sifflement de l’aspic, tel qu’avait dû le faire l’automate inventé exprès par Vaucanson. Cet effet manqué les fit rire jusqu’au soir. La Tragédie tomba dans leur estime.
Bouvard en fut las le premier, et y mettant de la franchise démontra combien elle est artificielle et podagre : la niaiserie de ses moyens, l’absurdité des confidents.
Ils abordèrent la Comédie – qui est l’école des nuances. Il faut disloquer la phrase, souligner les mots, peser les syllabes. Pécuchet n’en put venir à bout – et échoua complètement dans Célimène.
Du reste, il trouvait les amoureux bien froids, les raisonneurs assommants, les valets intolérables, Clitandre et Sganarelle aussi faux qu’Égisthe et qu’Agamemnon.
Restait la Comédie sérieuse, ou tragédie bourgeoise, celle où l’on voit des pères de famille désolés, des domestiques sauvant leurs maîtres, des richards offrant leur fortune, des couturières innocentes et d’infâmes suborneurs, genre qui se prolonge de Diderot jusqu’à Pixérécourt. Toutes ces pièces prêchant la vertu les choquèrent comme triviales.
Le drame de 1830 les enchanta par son mouvement, sa couleur, sa jeunesse. Ils ne faisaient guère de différence entre Victor Hugo, Dumas, ou Bouchardy ; – et la diction ne devait plus être pompeuse ou fine, – mais lyrique, désordonnée.
Un jour que Bouvard tâchait de faire comprendre à Pécuchet le jeu de Frédéric Lemaître, Mme Bordin se montra tout à coup avec son châle vert, et un volume de Pigault-Lebrun qu’elle rapportait, ces messieurs ayant l’obligeance de lui prêter des romans, quelquefois.
– Mais continuez ! car elle était là depuis une minute, et avait plaisir à les entendre.
Ils s’excusèrent. Elle insistait.
– Mon Dieu ! dit Bouvard rien ne nous empêche ! …
Pécuchet allégua, par fausse honte, qu’ils ne pouvaient jouer à l’improviste, sans costume.
– Effectivement ! nous aurions besoin de nous déguiser. Et Bouvard chercha un objet quelconque, ne trouva que le bonnet grec, et le prit.
Comme le corridor manquait de largeur, ils descendirent dans le salon.
Des araignées couraient le long des murs – et les spécimens géologiques encombrant le sol avaient blanchi de leur poussière le velours des fauteuils. On étala sur le moins malpropre un torchon pour que Mme Bordin pût s’asseoir.
Il fallait lui servir quelque chose de bien. Bouvard était partisan de La Tour de Nesle. Mais Pécuchet avait peur des rôles qui demandent trop d’action.
– Elle aimera mieux du classique ! Phèdre par exemple ?
– Soit.
Bouvard conta le sujet. – C’est une reine, dont le mari, a, d’une autre femme, un fils. Elle est devenue folle du jeune homme – y sommes-nous ? En route !
– Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée,
– Je l’aime !
Et parlant au profil de Pécuchet, il admirait son port, son visage, cette tête charmante, se désolait de ne l’avoir pas rencontré sur la flotte des Grecs, aurait voulu se perdre avec lui dans le labyrinthe.
La mèche du bonnet rouge s’inclinait amoureusement ; – et sa voix tremblante, et sa figure bonne conjuraient le cruel de prendre en pitié sa flamme. Pécuchet, en se détournant, haletait pour marquer de l’émotion.
Mme Bordin immobile écarquillait les yeux, comme devant les faiseurs de tours. Mélie écoutait derrière la porte. Gorju, en manches de chemise, les regardait par la fenêtre.
Bouvard entama la seconde tirade. Son jeu exprimait le délire des sens, le remords, le désespoir, et il se rua sur le glaive idéal de Pécuchet avec tant de violence que trébuchant dans les cailloux, il faillit tomber par terre.
– Ne faites pas attention ! Puis, Thésée arrive, et elle s’empoisonne !
– Pauvre femme ! dit Mme Bordin.
Ensuite ils la prièrent de leur désigner un morceau.
Le choix l’embarrassait. Elle n’avait vu que trois pièces : Robert le Diable dans la capitale, le Jeune Mari à Rouen – et une autre à Falaise qui était bien amusante et qu’on appelait La Brouette du Vinaigrier.
Enfin Bouvard lui proposa la grande scène de Tartuffe, au troisième acte.
Pécuchet crut une explication nécessaire :
Il faut savoir que Tartuffe…
Mme Bordin l’interrompit. On sait ce que c’est qu’un Tartuffe !
Bouvard eût désiré, pour un certain passage, une robe.
– Je ne vois que la robe de moine dit Pécuchet.
– N’importe ! mets-la !
Il reparut avec elle, et un Molière.
Le commencement fut médiocre. Mais Tartuffe venant à caresser les genoux d’Elmire, Pécuchet prit un ton de gendarme.
– Que fait là votre main ?
Bouvard bien vite répliqua d’une voix sucrée :
– Je tâte votre habit, l’étoffe en est moelleuse. Et il dardait ses prunelles, tendait la bouche, reniflait, avait un air extrêmement lubrique, finit même par s’adresser à Mme Bordin.
Les regards de cet homme la gênaient – et quand il s’arrêta, humble et palpitant, elle cherchait presque une réponse.
Pécuchet eut recours au livre : – La déclaration est tout à fait galante.
– Ah ! oui, s’écria-t-elle, c’est un fier enjôleur.
– N’est-ce pas ? reprit fièrement Bouvard. Mais en voilà une autre, d’un chic plus moderne, et ayant défait sa redingote, il s’accroupit sur un moellon et déclama la tête renversée.
Des flammes de tes yeux inonde ma paupière.
Chante-moi quelque chant, comme parfois, le soir,
Tu m’en chantais, avec des pleurs dans ton œil noir.

– Ça me ressemble pensa-t-elle.
Soyons heureux ! buvons ! car la coupe est remplie,
Car cette heure est à nous, et le reste est folie.

– Comme vous êtes drôle !
Et elle riait d’un petit rire, qui lui remontait la gorge et découvrait ses dents.
N’est-ce pas qu’il est doux
D’aimer, et de savoir qu’on vous aime à genoux ?

Il s’agenouilla.
– Finissez donc !
Oh ! laisse-moi dormir et rêver sur ton sein,
Doña Sol ! ma beauté ! mon amour !

– Ici on entend les cloches, un montagnard les dérange.
– Heureusement ! car sans cela… ! Et Mme Bordin sourit, au lieu de terminer sa phrase. Le jour baissait. Elle se leva.
Il avait plu tout à l’heure – et le chemin par la hêtrée n’étant pas facile, mieux valait s’en retourner par les champs. Bouvard l’accompagna dans le jardin, pour lui ouvrir la porte.
D’abord, ils marchèrent le long des quenouilles, sans parler. Il était encore ému de sa déclamation ; – et elle éprouvait au fond de l’âme comme une surprise, un charme qui venait de la Littérature. L’Art, en de certaines occasions, ébranle les esprits médiocres ; – et des mondes peuvent être révélés par ses interprètes les plus lourds.
Le soleil avait reparu, faisait luire les feuilles, jetait des taches lumineuses dans les fourrés, çà et là. Trois moineaux avec de petits cris sautillaient sur le tronc d’un vieux tilleul abattu. Une épine en fleurs étalait sa gerbe rose, des lilas alourdis se penchaient.
– Ah ! cela fait bien ! dit Bouvard, en humant l’air à pleins poumons.
– Aussi, vous vous donnez un mal !
– Ce n’est pas que j’aie du talent, mais pour du feu, j’en possède.
– On voit reprit-elle – et mettant un espace entre les mots que vous avez… aimé… autrefois.
– Autrefois, seulement – vous croyez !
Elle s’arrêta.
– Je n’en sais rien.
– Que veut-elle dire ? Et Bouvard sentait battre son cœur.
Une flaque au milieu du sable obligeant à un détour, les fit monter sous la charmille.
Alors ils causèrent de la représentation.
– Comment s’appelle votre dernier morceau ?
– C’est tiré de Hernani, un drame.
– Ah ! puis lentement, et se parlant à elle-même ce doit être bien agréable, un monsieur qui vous dit des choses pareilles, – pour tout de bon.
– Je suis à vos ordres répondit Bouvard.
– Vous ?
– Oui ! moi !
– Quelle plaisanterie !
– Pas le moins du monde !
Et ayant jeté un regard autour d’eux, il la prit à la ceinture, par derrière, et la baisa sur la nuque, fortement.
Elle devint très pâle comme si elle allait s’évanouir – et s’appuya d’une main contre un arbre ; puis, ouvrit les paupières, et secoua la tête.
– C’est passé.
Il la regardait, avec ébahissement.
La grille ouverte, elle monta sur le seuil de la petite porte. Une rigole coulait de l’autre côté. Elle ramassa tous les plis de sa jupe, et se tenait au bord, indécise.
– Voulez-vous mon aide ?
– Inutile !
– Pourquoi ?
– Ah ! vous êtes trop dangereux !
Et, dans le saut qu’elle fit, son bas blanc parut.
Bouvard se blâma d’avoir raté l’occasion. Bah ! elle se retrouverait ; – et puis les femmes ne sont pas toutes les mêmes. Il faut brusquer les unes, l’audace vous perd avec les autres. En somme, il était content de lui ; – et s’il ne confia pas son espoir à Pécuchet, ce fut dans la peur des observations, et nullement par délicatesse.
À partir de ce jour-là, ils déclamèrent souvent devant Mélie et Gorju tout en regrettant de n’avoir pas un théâtre de société.
La petite bonne s’amusait sans y rien comprendre, ébahie du langage, fascinée par le ronron des vers. Gorju applaudissait les tirades philosophiques des tragédies et tout ce qui était pour le peuple dans les mélodrames ; – si bien que charmés de son goût ils pensèrent à lui donner des leçons, pour en faire plus tard un acteur. Cette perspective éblouissait l’ouvrier.
Le bruit de leurs travaux s’était répandu. Vaucorbeil leur en parla d’une façon narquoise. Généralement on les méprisait.
Ils s’en estimaient davantage. Ils se sacrèrent artistes. Pécuchet porta des moustaches, et Bouvard ne trouva rien de mieux, avec sa mine ronde et sa calvitie, que de se faire une tête à la Béranger !
Gustave Flaubert
Bouvard et Pécuchet / 1872-1880
pierrebonnard.jpg

2 Réponses à “Bouvard et Pécuchet (1) / Gustave Flaubert”


  • Bien humains, ces deux loustics, pris dans l’écriture ciselée de Flaubert.
    Mais je suis emportée par le tableau de Bonnard : ses fenêtres me tourneboulent les sens, la couleur d’une subtilité affolante, ça vibre autant à l’intérieur qu’à l’extérieur, ça irradie, l’art du mouvement dans une image d’immobilité apparente. La chaise bascule vers nous et tout à coup apparaît le visage de Marthe comme un dessin caché dans le mur. Tout est là mais tout est mystère, simple et tellement compliqué.

  • Et aussi je voulais parler du petit chat qui attire le regard vers la main de Marthe, c’est la douceur la volupté le ronronnement du bonheur domestique et nous n’avons plus qu’à imaginer le corps de Marthe dans la méridienne alanguie, et finalement au centre, entre Marthe (le début, l’esquisse,le poudroiement) et la chaise, qu’y-a t’il ? du vide, du papier peint à rayures mais encore des faisceaux violines qui nous lancent comme des fusées vers le ciel je pourrai parler encore et encore sur ce tableau c’est magnifique magnifique.

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